Histoire 
: Le nœud gordien


L’autobiographie de Ruth Troeller, première épouse de Gordian Troeller, révèle les liens profonds qui l’unissaient au grand reporter.

Avec son fils Gordian Jr. (coll. privée)

Il y a des phrases que devant une certaine catégorie d’individus, on ferait probablement mieux de ne jamais prononcer. « Séparons-nous pendant trois mois » en est une. Et pourtant c’est ce qu’a cru nécessaire de faire à un moment de sa vie la première épouse de Gordian Troeller. « Mon journal de cette année-là contient toute une série de reproches envers moi-même », confie Ruth Troeller dans sa passionnante autobiographie « Living on a Bridge », rédigée en 2013 avec l’aide d’un ami et conservée à la bibliothèque de l’université Stanford, avec des dizaines de carnets allant des années 1930 à 2009.

Que s’était-il passé ? Jusqu’à présent, on ignorait à peu près tout de Ruth Troeller, qui a fêté ses cent ans le 7 août dernier. On savait qu’elle était juive et que son époux, futur prolifique documentariste et lauréat du prestigieux Grimme-Preis outre-Rhin, rencontré au Luxembourg, s’était remarié au lendemain de la guerre. Si bien qu’aux yeux de certains, il ne pouvait s’agir que d’un mariage blanc, quand en réalité pour Ruth, Gordian, mort en 2003, était l’amour de sa vie. Et que quand elle lui parlait de séparation en 1949, le couple, avec son fils Gordian junior, âgé de deux ans, vivait à Monte Mario près de Rome et gagnait sa vie comme correspondants de journaux néerlandais et danois.

Ensemble, ils avaient vécu la guerre et l‘exil, l’Allemagne à genoux, les procès de Nuremberg et le retour des réfugiés. Mais s’il y a une chose qui avait taraudé Ruth depuis la fin de la guerre, c’était de ne pas avoir pu reprendre les études qu’elle n’avait pas vraiment eu l’occasion de poursuivre depuis que les nazis avaient chassé d’Allemagne l’adolescente qu’elle était.

Arrivée au Luxembourg en 1933

Elle avait aussi le sentiment qu’elle était en train de se perdre un peu à côté de son journaliste de mari et qu’il fallait qu’elle s’isole. Elle avait l’impression de n’avoir encore rien fait de sa vie. Voilà pourquoi, depuis un certain moment, elle caressait l’idée de se rendre en Angleterre pour s’inscrire à l’université.

Le fait qu’elle avait déjà dépassé la trentaine ne semble pas l’avoir préoccupé outre mesure. Elle ne devait pas être la seule non plus à ce moment-là à reprendre les études après les tourments de la guerre… Sauf que quand elle a annoncé la nouvelle à son mari, celui-ci, les larmes une fois séchées, s’est assez vite souvenu d’une jolie journaliste qu’il avait rencontrée aux Pays-Bas, du nom de Marie-Claude Lafarge et a décidé qu’il allait la revoir, pendant que sa femme attendait leur deuxième enfant. Il aura la délicatesse ensuite de lui avouer son nouvel amour après sept mois de grossesse…

Mais Ruth n’a jamais été du genre à se laisser abattre par des circonstances difficiles. Née Kahn en 1918 à Wiesbaden en Hesse, elle a quinze ans lorsque sa famille émigre vers le Luxembourg en 1933, en raison du climat antisémite en Allemagne. « Nous avons quitté les jolis squares de Wiesbaden, sa belle église et nos amis proches, et nous sommes arrivés dans cet endroit avec son allemand bizarre et ses écoles, à notre goût, très faibles. Alors, j’ai regardé mon père et ma mère et je leur ai dit : ‘L’endroit est très laid’. »

Photo de mariage, Marseille, 1940 (coll. privée).

Avant cela, l’aînée d’une fratrie de trois avait connu une vie au sein de la classe moyenne supérieure, auprès d’un père adulé commerçant – mais rêveur – et une mère stricte qui ne détestait rien de plus que l’inactivité. De manière peu surprenante, la petite Ruth se sentira très tôt attirée par une existence à l’opposée d’une vie bourgeoise, à commencer par des femmes hors normes comme sa cousine Gretel Ackermann, belle et mystérieuse séductrice ou Marianne Frölich, son amie d’enfance, qui l’initie aux discussions littéraires et dont le père anglais et la maison respiraient « un type de liberté d’agir et de pensée qui resteront avec moi » comme Ruth Troeller se souviendra plus tard. Vient ensuite la rencontre aussi fortuite que décisive avec la fleurettiste allemande Helene Mayer, médaille d’or aux Jeux olympiques de 1928 : « J’avais comme un coup de cœur pour elle et j’ai décidé que ce serait cela que je ferai dans ma vie ».

Former son destin

Pendant les premiers mois au Luxembourg, l’adolescente fréquente encore le lycée de Trèves. Son père la réveille très tôt le matin, avec une éponge à l’eau froide. Elle prend le train, se rend dans les cours et revient l’après-midi en faisant ses devoirs à domicile sur le chemin de retour. Jusqu’au jour, en effet, où elle remarque un cachet dans son passeport disant : Interdit d’entrée en Allemagne.

Elle décide alors qu’elle n’a pas vraiment besoin d’enseignants pour s’éduquer et qu’il suffit de lire pour s’instruire et augmenter son savoir. Elle dévore pêle-mêle les livres de la bibliothèque de son père, les classiques de la littérature allemande, française, anglaise et russe et prend des cours de perfectionnement en langue française et italienne. Dans la maison familiale, rue de la Semois à Luxembourg, « une maison avec pleins de pièces et de salles de bain, avec un jardin devant et un autre derrière qui descendait jusqu’à la rivière en bas », elle découvre « sous le garage » une large pièce « avec trois ou quatre grandes fenêtres surplombant le jardin au bord de l’eau » qu’elle transforme en salle d’entraînement pour donner des cours d’escrime, « d’ailleurs très bien rémunérés ».

Concernant cette époque, les souvenirs de Ruth Troeller sont d’une précision remarquable. Ils aident à reconstruire le cheminement intellectuel d’une femme au parcours extraordinaire, à la fois solitaire et spirituel: « En réalité, je ne voulais rencontrer personne à Luxembourg. Je dirais même que je préférais de loin ma propre compagnie la plupart du temps. J’avais l’impression à ce moment-là d’avancer dans un même état constant, au centre compact d’une lueur blanche. Nul ne savait bien sûr que j’étais en train de penser cela, mais je me suis sentie protégée. J’avais l’impression que tout ce que j’avais à faire c’était former mon propre destin et veiller à ne pas faire de faux mouvement ». Y avait-t-elle repensé le jour où Gordian est venu lui dire qu’il s’en allait? Probablement.

Ils s’étaient rencontrés vers 1936, Gordian et elle. Elle l’avait aperçu une première fois à la piscine ouverte, puis revu quelques jours plus tard, en compagnie de Boris Kleint, le peintre constructiviste allemand, également réfugié à Luxembourg. Gordian prendra d’abord des cours d’escrime avec « l’instructrice », mais bientôt ils partiront ensemble en Italie. Ruth venait en effet de remporter un prix en langue italienne ou une bourse de séjour, l’autobiographie ne le précise pas. En tous cas, ils semblent avoir passé au moins un an ensemble dans l’Italie fasciste. Ils ont à ce moment-là tous les deux entre dix-huit et dix-neuf ans. Ils rencontrent la colonie d’écrivains allemands de Positano sur la côte amalfitaine et mangent des sardines sur le balcon de leur maison. Insouciance.

Quand ils rentrent au Luxembourg, la guerre fait rage en Europe. « Et pour rendre les choses encore plus difficiles, mes parents avaient décidé de ne pas approuver ma relation avec Gordian. Je n’avais plus le droit de le revoir. Mais bien sûr on s’est vus tous les jours, même si la pression était énorme » lit-on dans l’autobiographie.

Luxembourg, Marseille, Lisbonne

Au Luxembourg, l’atmosphère devient de plus en plus lourde. On attend la guerre. On la désire, à en croire Ruth Troeller : « La ville entière semblait en attente et presque murmurer : allons, commençons ! Tant l’attente était devenue insupportable. » Le 10 mai 1940, le téléphone sonne à trois heures du matin. Edmée, l’amie du frère de Ruth et proche de la Cour informe la famille Kahn du départ de la famille grand-ducale suite à l’avancée des troupes allemandes sur le territoire luxembourgeois.

Debout devant ses parents, Ruth annonce qu’elle ne restera pas avec eux, mais a envisagé de s’en aller avec la personne de son choix : « Mes parents ne savaient plus quoi dire. Mais ils m’ont donné leur bénédiction ensuite et j’ai couru en bas où Gordian m’attendait. »

Assise sur le cadre du vélo de son amour, le jeune couple effectue ainsi le trajet jusqu’à Esch-sur-Alzette. Là, ils tombent sur un soldat allemand, dont la mitraillette est restée accrochée dans le tissu de son parachute. Il les laisse passer la frontière, où repérés par des soldats français, on commence à leur tirer dessus à seulement trois-cents mètres de distance. Après quelques heures de marche, ils embarquent à bord d’un train en direction du sud de la France. Tous les passagers ont faim. Ruth entreprend alors de voler un panier de baguettes dans la boulangerie du village d’à côté. « Tu n’as pas faim ? », lui dit-on, quand on lui passe le panier. « Si, mais c’est du pain volé », répond-elle, et n’y touchera pas.

Promesse

Elle perd de vue Gordian. Ils finiront seulement par se retrouver à la frontière espagnole qu’ils mettront plusieurs mois à traverser. Le 25 juillet 1940, à Marseille, ils se marient. Ruth devient luxembourgeoise. Arrivés à Lisbonne, on leur propose de devenir correspondants pour des journaux anglais. C’est là aussi que Ruth rencontre Suzanne Chantal, critique du cinéma et romancière française, amie d’André Malraux, qui dans deux de ses romans la dépeint en « jeune débutante élégante », « hôtesse de beaux dîners » qui rassemblent la communauté des exilés. C’est elle qui l’introduit au roman contemporain, à Sartre et Beauvoir qu’elle rencontrera plus tard, à Paris.

À l’occasion de son centième anniversaire, la semaine dernière 
à Mexico (photo : Facebook / Stephen Murray Kiernan)

Pendant ce temps-là, Gordian établit une filière pour les réfugiés belges, français et luxembourgeois avec l’aide des Pays-Bas. « L’idée de Gordian était absolument sensationnelle : transporter les gens d’une prison à l’autre. Dans chaque prison espagnole il y avait quelqu’un qui pouvait être soudoyé. Nos gens allaient donc de prison en prison avec des fourgons cellulaires jusqu’à leur arrivée au Portugal, où ils furent à nouveau arrêtés et devaient passer trois semaines en prison. Et puis on les sortait de là », résume Ruth Troeller dans « Life on a Bridge ».

Lorsqu’à la fin de la guerre qu’elle et son mari auront passé à Lisbonne, elle monte à Paris, elle tombe sur André Malraux, qui a déjà entendu tant parler d’elle et qui n’a pas d’endroit où se loger, même s’il travaille au ministère de l’Information. Alors ils emménagent ensemble chez des amis. Des nuits durant ils discuteront de littérature et de politique. C’est lui qui lui fera promettre de reprendre les études un jour.

C’est aussi à lui qu’elle pense quand en 1950, suite à la rupture avec Gordian, elle débarque à Londres, où elle loue une maison pour elle et ses enfants. Grâce à l’argent de Gordian, de ses parents et de ses travaux de correspondante, elle commence à étudier la philosophie à l’University College. Aux soirées données par ses amis, elle découvre à quel point elle est « complètement ignorante », comme elle le formule elle-même. Mais le positivisme logique ne la tente pas trop. Ce n’est pas ce qu’elle entend par le mot philosophie.

Elle retrouve Gordian en Italie durant les congés de Pâques 1951, à San Remo. Repartie plus tôt, elle contracte une angine et doit s’arrêter à Bâle. À court de lecture, elle feuillette l’annuaire et tombe sur le nom du célèbre psychiatre et philosophe Karl Jaspers. Elle décide de l’appeler et de lui rendre visite. Peu après, elle deviendra sa disciple. Elle demande à sa nounou de rester à San Remo et de ne pas retourner à Londres. Désormais, elle étudie à Bâle et deux fois par semaine, se rend à Fribourg-en-Brisgau assister aux cours de Martin Heidegger et d’Eric Wolf. Elle se rend aussi à Zurich écouter Karl Barth. À Genève où elle vivra plus tard, elle étudie l’économie, le droit international et l’histoire au Graduate Institute of International Studies, puis intègre la London School of Economics.

Ce qui surprend, c’est que pendant toutes ces années et bien au-delà encore, Gordian Troeller sera resté pour elle une boussole dans sa vie : « Mon mari est resté le témoin de ma vie dans le sens où dans mon esprit tout ce que je faisais ou refusais de faire, je le jugeais en fonction de ce que lui approuverait – si je faisais le contraire, j’avais l’impression de tricher. » Et ailleurs: « J’ai continué à l’aimer jusqu’à la fin. Il y eut beaucoup d’hommes dans ma vie ultérieure, mais cela n’a jamais rien donné parce que c’était lui que j’aimais. »

Depuis son poste à l’université de Surrey en Angleterre, à la tête du sous-département d’économie internationale, elle participera dans les années 1960 à des réunions du FMI et de l’OCDE, ou encore sur l’intégration européenne à Bruxelles. À partir des années 1970, elle est conseillère auprès de la Banque centrale du Venezuela, qu’elle conseille également dans le processus de nationalisation de son industrie pétrolière. Toujours attirée par son domaine de prédilection, la philosophie, elle intègre l’Alliant International University à Mexico comme senior lecturer en philosophie et économie. Enfin, en 1991, elle fonde le Troeller Institute for Global Studies.


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