L’EUROPE ET LE LUXEMBOURG: Couper le nombril ?

Exclure le Luxembourg, voilà ce qui fait des vagues aux bords de l’Alzette. Derrière la proposition douteuse d’une Europe à six se profile la question de la nature du projet européen.

Une Europe sans le drapeau luxembourgeois ?
Comment choisir les 21 autres indésirables ? Et au nom de quoi le seraient-ils ? (PHOTO: DE EUSESON/WIKIMEDIA/GFDL)

L’Europe est trop grande, ses pays membres sont trop différents entre eux. Il faut donc revenir à une structure plus compacte. Le Luxembourg n’est plus un véritable pays, il ne doit donc pas en faire partie. Voilà, en bref, le raisonnement de Laurent Wauquiez, homme politique français, qui a fait couler tant d’encre et de pixels.

S’agit-il d’une imbécilité, comme l’ont insinué aussi bien la classe politique que les bas-fonds des réseaux sociaux luxembourgeois ? Pour un observateur extérieur – et pour un observateur intérieur lucide – le raisonnement de Wauquiez apparaît au contraire assez cohérent, sans qu’on doive forcément y adhérer. Relevons la réaction de l’eurodéputé CSV Frank Engel, qui prend au moins en considération le contexte de la déclaration du vice-président de l’UMP sur le Luxembourg : « Se livrer à des fabulations de refondation de l’Europe sans le Luxembourg en qualifiant ce pays de manière inqualifiable est édifiant. Cela prouve qu’il n’a pas la moindre idée de ce qu’est le Luxembourg, et qu’il n’a pas plus d’idée de ce que doit être l’Europe. » Plus drôle, mais aussi plus primaire, la commissaire européenne Viviane Reding a tweeté : « [Il est] indéniable que comparé aux difficultés économiques et financières du pays de Laurent Wauquiez, le Luxembourg est un paradis de stabilité. »

Tous tricheurs !

Le nombrilisme grand-ducal fait que la plupart des réactions se concentrent sur les dix secondes – extraites d’un entretien de près de 20 minutes sur BFMTV – où Wauquiez affirme que dans son Europe à six rêvée, il n’y a pas de place pour le Luxembourg, un pays « devenu très artificiel ». Réponse d’un commentateur sur wort.lu : « C`est la France qu’on devrait exclure de l`Europe vu que c`est elle qui tire tous les autres vers le bas ! » De nombreuses réactions font allusion aux 80.000 frontaliers français travaillant au grand-duché, affirmant tantôt qu’au moins « le Luxembourg fait quelque chose contre le chômage en France », tantôt qu’il faudrait « fermer la frontière aux Français et rendre les emplois aux Luxembourgeois ». Encore plus agressive, une personne articule « mais bénéficier de nos bourses d’études et voler nos emplois, parlez français svp», tandis qu’une autre, apparemment anti-européenne, estime qu‘ exclu de l’Union, « le Luxembourg remonterait rapidement la pente ».

Mais réexaminons le raisonnement de Wauquiez. Ce n’est, après tout, pas la première fois qu’un politicien ou un expert avance l’idée d’exclure le Luxembourg parce qu’il est un paradis fiscal. Inadmissible, cette menace suprême brandie face à un pays souverain ? Au contraire, cela découle, de la logique de la construction européenne. En effet, contrairement à des structures fédérales comme les Etats-Unis ou l’Allemagne, les moyens de contrainte des autorités centrales européennes sont limités. De ce fait, si un pays ne se plie pas aux règles du jeu, d’un point de vue politique, la sanction ultime est tout à fait envisageable.

On peut imaginer un certain nombre de circonstances dans lesquelles, au nom de la fidélité au projet européen, il convient de poser la question du maintien dans l’Union européenne. Ainsi, la formation d’une coalition de gouvernement incluant le parti de Jörg Haider en 2000 en Autriche avait conduit à des sanctions diplomatiques. Et face à d’autres dérives en matière de droits fondamentaux, notamment en Italie et en Hongrie, on ne peut que regretter la timidité des institutions européennes. Si demain apparaît un gouvernement niant ouvertement les valeurs fondamentales de la liberté et de la démocratie, que fera-t-on ?

Quant à l’obstruction en matière de coopération fiscale, on la reproche à juste titre au Luxembourg. Mais d’autres pratiques peu européennes sont fort répandues parmi les Etats membres. Ainsi, il y a le dumping social mis en oeuvre par les pays de l’Est. Il y a aussi le non-respect de standards européens en matière d’accueil de réfugiés de la part des pays méditerrannéens. L’Allemagne, élève modèle, envisage d’introduire un péage autoroutier réservé aux automobilistes étrangers – pas vraiment dans l’esprit européen. Quant à la France, elle a toujours tenté de saboter la libre circulation des personnes – une attitude par ailleurs endossée par Laurent Wauquiez même qui voudrait sortir son pays des accords de Schengen. De toute façon, d’un point de vue progressiste, la France n’est pas en position de donner des leçons. Rappelons que c’est surtout elle qui bloque une écologisation de la politique agraire commune, les « dérapages » de ses forces de police sont notoires, son attitude envers les Roms a défrayé la chronique, et en matière de politique énergétique, son obsession nucléaire l’isole de plus en plus.

Le paradis artificiel

Cela dit, dénoncer le fait qu’un pays membre dérape et brandir la menace d’une exclusion est une chose, énoncer que l’Europe serait mieux lotie sans le pays X et planifier son éviction en est une autre. Certes, on peut se demander si la Grèce, après ces sauvetages qui s’enchaînent et l’enfoncent toujours plus, ne décidera pas un jour de tourner le dos à l’euro et à l’Union. Et on peut considérer que le jour où l’intégration politique repartira de l’avant, l’Angleterre devra bel et bien tenir son référendum si longtemps repoussé et décider si elle sera de la partie ou non. Pour le reste, les scénarios d’une Europe sans X sont en général avancés pour plaire aux électeurs nationalistes satisfaits de voir en un ennemi extérieur la source de tous les maux.

En France, les méchants, ce sont tantôt les Allemands, tantôt les Anglo-saxons, et parfois on tape sur les Luxembourgeois pour amuser la galerie. Pourtant, quand Wauquiez argumente que « le Luxembourg est devenu un paradis fiscal dans lequel il n’y a plus de tissu économique et industriel », il n’a pas tort. Le dumping fiscal est un véritable fléau dans un espace de libre échange tel que l’Union européenne. Face à cela, il faut harmoniser un maximum de législations fiscales, allant des taux sur les personnes physiques à l’imposition des revenus du capital en passant par la fiscalité des entreprises. Que le Luxembourg dénonce les approches isolées afin de conserver sa cagnotte issue de l’évasion fiscale est de bonne guerre. Lui mettre la pression afin de rétablir les recettes fiscales sur les rendements des investissements financiers l’est aussi.

Notons que le Luxembourg est déjà un paradis fiscal depuis au moins les années 80, et que ce statut est en train d’être fortement relativisé. La phrase de Wauquiez exprime sans doute que, suite à la fermeture d’un certain nombre de grandes installations industrielles durant les décennies passées, l’économie luxembourgeoise ne semble avoir d’autre créneau que celui de la finance – avec les conséquences politiques qui en découlent. Effectivement, on peut avoir l’impression que le Luxembourg n’est plus un véritable pays. Après tout, ce sont les banquiers qui écrivent les lois grand-ducales relatives à la place financière. Et quand, comme en 2009, des critiques sont formulées par des acteurs luxembourgeois, l’affaire est étouffée. En douceur, bien entendu, ce qui en dit long sur la puissance et l’assurance des défenseurs de ces intérêts-là.

Tailler ou cultiver ?

Mais revenons aux idées qui ont été abordées durant les 1.111 secondes de l’entretien sur BFMTV que Laurent Wauquiez n’a pas consacrées au Luxembourg, idées développées dans son livre « Europe : il faut tout changer ». Tout changer, pourquoi ? Parce que, selon Wauquiez, la classe politique, pour les sujets européens, « fait semblant que ça marche et ça ne marche plus ». Celui qui a été ministre chargé des Affaires européennes en 2010 estime que l’élargissement de l’Union européenne de la décennie 2000 était « n’importe quoi ». Le résultat, l’Europe à 28, serait trop grande, ingérable, et surtout trop hétérogène : il donne l’exemple des écarts de salaire de un à six entre la Roumanie et l’Allemagne.

La solution proposée par Wauquiez : revenir à une Europe à six, où l’on pourrait appliquer les mêmes règles pour tout : fiscalité, systèmes sociaux, monnaie commune. En effet, contrairement à certains autres projets d’Europe « recentrée », le vice-président de l’UMP n’envisage pas d’abandonner l’euro et les avantages qui l’accompagnent, comme les importations bon marché et les taux d’intérêts bas. C’est sans doute la raison pour laquelle, parmi ses six pays « éligibles », on trouve l’Allemagne. Effrayé par le poids politique de Berlin, secondé par La Haye, il a eu l’idée de rajouter aux membres fondateurs l’Espagne qui, avec l’Italie et la Belgique, pourrait appuyer la France. Une proposition bien réfléchie qui en elle-même n’a guère gêné les très pro-européens Luxembourgeois – c’est le fait d’en être exclus pour crime d’« artificialité » qui les a choqués.

Rappelons que l’élargissement devait aboutir, grâce à la main invisible du marché, à une convergence des situations économiques et sociales dans les Etats membres. Le constat d’échec de ce projet doit être fait, et Wauquiez a le mérite de lancer le débat. Mais le retour à un hypothétique âge d’or, à un cercle des coeurs purs européens, n’est pas la seule option. Au contraire, l’Europe des origines à six, puis à neuf s’est toujours pensée comme un projet ayant vocation à s’élargir plutôt que comme un axe Paris-Berlin amélioré. Après la chute du Mur, accepter les candidatures des pays de l’Est allait de soi, même si cela s’est fait dans de mauvaises conditions. Cette évolution est irréversible au sens où revenir sur les élargissements ne ramènerait pas le statu quo ante, mais changerait la nature du projet européen.

Certes, il est envisageable que certains pays comme la Grande-Bretagne ou la Grèce quittent l’Europe, mais il ne s’agit nullement d’une fatalité, mais juste d’une possibilité. Plutôt que de « recentrer » l’Union européenne, on peut aussi essayer de la faire fonctionner de l’Atlantique aux Balkans et à la Mer baltique. Pour cela, il faudra abandonner l’idée qu’une communauté de pays se construit sans solidarité et donc sans sacrifices de la part des mieux lotis. Mais contrairement à la mini-Europe entre égaux que propose Wauquiez, une grande Europe réalisera les atouts qu’elle possède en puissance : un assemblage impressionnant de structures de production et de marchés au service des populations, un réservoir immense de talents variés qui permettent de nouer des contacts partout dans le monde et l’expérience d’une collaboration supranationale réussie – le plus grand potentiel de « soft power » au monde.


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