JAURÈS, MARTYR ET PROPHÈTE: Paix possible

A la veille de la Grande Guerre, celui qui incarnait le pacifisme socialiste français se fit assassiner. Sa mort tragique fut suivie de l’effondrement du mouvement internationaliste – une fatalité ?

Jaurès l’orateur, en 1913 lors d’une manif contre la loi allongeant le service militaire à trois ans.
(Photo : Henri Roger)

A la une du journal radical La Dépêche du 1er août 1914, la photo de l’homme et la terrible phrase : « Jaurès assassiné ». Au-dessus, plus grand, et en majuscules : « Nous mobilisons ». La veille au soir, Jean Jaurès, leader socialiste et militant pour la paix, avait été tué par une balle tirée par Raoul Villain, engagé dans la droite nationaliste. Jaurès était-il donc un martyr du pacifisme ? Aurait-il pu, s’il avait vécu, empêcher la terrible guerre qui s’enclencha dans la semaine qui suivit ?

Les diatribes de ses adversaires étayent cette idée : l’écrivain Charles Péguy demandait « Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour couvrant cette grande voix » – un appel ouvert au lynchage de celui que la droite nationaliste considérait comme un obstacle à la guerre de revanche tant attendue. En effet, Jaurès
avait toujours considéré que le désir d’une revanche pour la défaite de 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine était contraire à l’internationalisme socialiste et à la paix internationale. Et durant les crises marocaines et les guerres balkaniques de la décennie précédant la guerre, il avait oeuvré à créer une alliance des partis
socialistes européens contre cette « Europe en feu » qu’il redoutait. Martyr donc !

Et pourtant. « Ce n’est pas sa faute, ni la nôtre, si la paix n’a pas triomphé », rappelait le secrétaire général du grand syndicat de gauche CGT Léon Jouhaux lors des obsèques du 4 août 1914. « Cette guerre, nous ne l’avons pas voulue, ceux qui l’ont déchaînée, despotes aux visées sanguinaires, aux rêves d’hégémonie criminelle, devront en payer le châtiment. » Or, par ces mots, Jouhaux ne dénonce pas les visées revanchardes des politiciens français et leur complicité dans l’attitude agressive de la Russie ; non, il cherche à justifier l’adhésion de l’ensemble de la gauche française, politique et syndicale, à l’Union sacrée : « Acculés à la lutte, nous nous levons pour repousser l’envahisseur, pour sauvegarder le patrimoine de la civilisation et d’idéologie généreuse que nous a légué l’histoire. (?) C’est en harmonie avec cette volonté que nous répondons `présent‘ à l’ordre de mobilisation. »

En enrôlant Jaurès pour la cause de la guerre, Jouhaux donnait une interprétation sélective du personnage. Rappelons que la position de Jouhaux lui-même avait rapidement évolué, se départant du mot d’ordre de « guerre à la guerre » lancé une semaine auparavant. Jaurès aussi avait appuyé les démarches de l’Entente lors d’une réunion socialiste à Bruxelles le 29 juillet : « Le gouvernement français est le meilleur allié de la paix de cet admirable gouvernement anglais qui a pris l’initiative de la médiation. Et il donne à la Russie des conseils de prudence et de patience. » Et le leader socialiste n’avait-il pas écrit dans un livre, « L’armée nouvelle », que la formule du Manifeste communiste selon laquelle « les prolétaires n’ont pas de patrie » n’était qu’une « boutade malencontreuse » ? En plus de défendre l’idée d’un patriotisme socialiste, Jaurès avait, dans cette publication de 1910, plaidé pour une armée strictement défensive constituée de soldats-citoyens – ce qui ne colle pas exactement avec l’idée d’un antimilitariste absolu.

Pacifiste ou patriote ?

Jaurès est-il pour autant un précurseur du pacifisme mou qui aujourd’hui domine chez les sociaux-démocrates et les Verts ? Le rejet de la guerre n’était-il pour lui qu’un artifice, qu’on abandonne dès qu’on est « acculé » à combattre, contre des dictateurs serbes ou irakien, pour le droit des femmes afghanes ou maliennes ?

Selon les récits, au soir du 31 juillet, Jaurès avait compris qu’il avait été berné en ce qui concerne les « conseils » donnés à la Russie, qui venait de déclencher la mobilisation générale. Et s’il n’était pas un apôtre de l’antimilitarisme et du pacifisme absolu, il ne s’illusionnait pas sur le caractère « défensif » de la guerre à venir. Enfin, Jaurès avait fait preuve tout au long de sa carrière de pragmatisme, mettant notamment en veilleuse ses convictions « réformistes » afin de rendre possible l’unification des socialistes français au sein de la SFIO. Mais il n’était pas homme à renoncer à ses principes et à succomber à un aveuglement patriotique devant le désastre qu’a été, dès les premières semaines, la Grande Guerre.

Dans le hors-série consacré au « prophète socialiste » par Le Monde, l’historien Vincent Duclert insiste sur la différence entre accepter la guerre et rallier l’Union sacrée : « Jaurès, à coup sûr, aurait accepté la guerre : il n’avait rien d’un défaitiste, c’était un patriote. (?) Ce qu’il rejetait, c’était les guerres de conquête et d’oppression. » Mais Duclert estime que l’Union sacrée impliquait de taire toute critique publique sur la conduite de la guerre. « Cela, Jaurès ne l’aurait pas accepté. (?) il se serait très vite inquiété du pouvoir exorbitant laissé à l’état-major. »

Face à la guerre

Effectivement, vu de Paris, la guerre était imposée par l’Allemagne à la France, violation de la neutralité belge en prime. Vivant, Jaurès n’aurait pu que constater que le parti frère allemand avait lamentablement échoué à empêcher l’invasion à l’ouest – et accepter la nécessité de défendre la République. Mais on peut l’imaginer moins complaisant envers la dynamique guerrière que ses successeurs, gardant en tête l’idée d’un retour à la paix et tentant de faire pression sur le gouvernement en ce sens. Ce qu’on peut difficilement imaginer, c’est que Jaurès appelle la classe ouvrière française à se soustraire à la mobilisation, qu’il lance – comme prévu avant la guerre – une grève générale, au risque de livrer la France aux armées allemandes.

Car la mort de Jaurès a contribué à occulter ce qu’on ne peut que qualifier d’échec désastreux du pacifisme d’avant-guerre. Le mouvement d’opposition à la guerre avait déjà failli avant que Villain ne déchargeât son Smith & Wesson sur sa figure de proue. La question reste d’actualité : le pacifisme, même allié à la gauche politique, n’est-il pas par nature impuissant face aux dynamiques bellicistes ?

Pourtant, dès ses débuts, la Deuxième Internationale, regroupant les partis socialistes de plus de vingt pays, avait débattu sur la lutte contre la guerre et l’impérialisme. Mais dès les débuts, des contradictions étaient apparues : en 1893, lors du congrès de Zurich, le SPD s’était déjà opposé à la proposition d’une grève générale internationale en cas de mobilisation pour la guerre. Son leader Wilhelm Liebknecht avait évoqué le risque que cela ne permette à la Russie d’écraser le Reich et de broyer ce qui était le plus grand parti socialiste de l’époque. Il s’en remettait à une réponse orthodoxe au problème de la menace de guerre : « Quand la masse sera socialiste, le militarisme aura vécu. »

Au sein du mouvement socialiste, en principe pacifiste, deux tendances contribuaient à empêcher l’adoption d’un plan d’action commun en cas de guerre : du côté réformiste, certains justifiaient l’impérialisme au nom d’un socialisme patriotique ou républicain ; du côté révolutionnaire, l’idée était présente qu’on pourrait profiter d’une éventuelle guerre et de la décrédibilisation du pouvoir en place, pour vaincre enfin le capitalisme.

Echec de l’Internationale

Lors du congrès de Bâle en 1912, en pleine guerre balkanique, Jean Jaurès tint son célèbre discours « Vivos voco » (voir encart). D’autres orateurs, comme le Suisse Hermann Blocher, vantèrent également le rôle qu’avait à jouer l’alliance des socialistes afin d’empêcher un embrasement de l’Europe : « Elle seule [la puissance que constitue la classe ouvrière socialiste] est affranchie de ces tendances du nationalisme et du chauvinisme dont les autres pays sont affligés. » Rien n’y fit, aucun plan d’action ne fut décidé, on en resta à « un internationalisme rhétorique », comme l’appela l’historien Georges Haupt dans son livre « Le congrès manqué ». Ce congrès manqué, devant rassembler l’Internationale contre la guerre, était prévu pour août 1914, d’abord à Vienne puis à Paris. Il n’eut jamais lieu.

Cela n’était pas dû qu’à un opportunisme déplacé ou un patriotisme aveugle des leaders socialistes. On peut aussi y voir la conjonction des perspectives socialistes nationales, conduisant à des attitudes rationnelles au niveau de chaque pays, mais fatales dans leur interaction. En effet, les socialistes français, confrontés à la perspective d’une invasion allemande, souhaitaient une grève générale permettant de paralyser les deux pays. Mais les socialistes allemands y voyaient surtout le risque de se livrer pieds et poings liés à l’ogre russe. Effectivement, dans l’empire tsariste, pacifistes et socialistes étaient encore faibles en 1914 – et nullement en position de déclencher à leur tour une grève générale efficace.

Pouvait mieux faire

Cela ne dédouane pas entièrement les sociaux-démocrates allemands : dès 1913, une partie d’eux avaient voté le « Wehrbeitrag », sorte d’impôt sur la fortune affecté à l’expansion de l’armée. Rétrospectivement, il est clair que le SPD a aussi surestimé la menace militaire russe. Mais surtout, au-delà du « Burgfrieden », le pendant allemand de l’Union sacrée, il s’est plié au raisonnement des généraux allemands. Ceux-ci tenaient pour nécessaire une offensive à l’ouest, transformant ainsi ce qui pouvait passer pour une guerre défensive contre l’agression russe en une guerre d’agression contre les puissances occidentales.

Si Jean Jaurès n’avait pas été assassiné, cela aurait-il changé quelque chose ? A court terme, cela n’aurait pas empêché la guerre. Et, à supposer qu’il adoptât une posture critique envers le gouvernement, le risque d’une scission de la SFIO était réel. Sur une note plus optimiste, une telle posture aurait pu favoriser une paix précoce, permettant à la Deuxième Internationale de sortir de la guerre la tête haute. Il n’y aurait sans doute alors pas eu de révolution prolétaire en 1917 en Russie? et peut-être nulle part ailleurs. Sachant que, avant la guerre, la ligne de fracture entre les pacifistes et les socialistes nationalistes n’était nullement identique à celle entre les marxistes orthodoxes ou révolutionnaires et les réformistes, le grand schisme du mouvement ouvrier n’était sans doute pas une fatalité. Ni l’histoire tortueuse de la République de Weimar aboutissant au régime hitlérien?

Surtout, si Jean Jaurès avait réussi à mettre en place un axe socialiste franco-allemand critique à l’égard des deux gouvernements en guerre, une paix précoce serait devenu un scénario plausible. Rappelons que, historiquement, l’opposition politique à l’Union sacrée et au « Burgfrieden » eut un mal énorme à se mettre en place. La publication de « Au-dessus de la mêlée » de Romain Rolland en septembre 1914 eut peu d’impact dans l’immédiat, et Karl Liebknecht resta marginalisé dans son refus de voter les crédits de guerre à partir de décembre de la même année. En mars 1915, l’Internationale des femmes socialistes se réunit officiellement à Berne, mais sans résultat concret. Il fallut attendre la conférence – officieuse – de Zimmerwald pour que la cause pacifiste et internationaliste se reconstitue – mais cette rencontre contenait aussi en germe la création de l’Internationale communiste.

Clairement, les pacifistes socialistes – la plupart étant des personnages de second rang -, n’ont pas eu d’impact politique avant 1917. Imaginons la présence d’un Jaurès convoquant la conférence de Zimmerwald, faisant pression sur ses camarades appuyant le gouvernement, légitimant ainsi le pôle pacifiste allemand? Les initiatives de paix entreprises au niveau diplomatique dès 1915 auraient pris place dans un environnement bien plus favorable. Il n’en a rien été. Jaurès a été assassiné, ses camarades ont failli, et le monde en a payé – en paye encore ? – le prix.


Vivos voco !

Discours de Jean Jaurès lors du congrès de l’Internationale ouvrière de Bâle en novembre 1912

Citoyens ! Nous sommes réunis ici en une heure de soucis et de responsabilités. Le poids des responsabilités a d’abord pesé le plus lourdement sur les épaules de nos frères des Balkans. Mais, finalement, cette responsabilité inouïe pèse sur l’Internationale tout entière, d’abord à cause de notre solidarité et ensuite parce que nous devons empêcher que le conflit s’étende, qu’il dégénère en incendie et que les flammes enveloppent tous les travailleurs d’Europe. Empêcher cela, c’est le devoir de tous les travailleurs du monde entier. Il ne s’agit pas d’une question nationale, mais d’une question internationale. (…)

Nous avons été reçus dans cette église au son des cloches qui me parut, tout à l’heure, comme un appel à la réconciliation générale. Il me rappela l’inscription que Schiller avait gravée sur sa cloche symbolique : Vivos voco, mortuos plango, fulgura frango ! Vivos voco : j’appelle les vivants pour qu’il se défendent contre le monstre qui apparaît à l’horizon. Mortuos plango : je pleure sur les morts innombrables couchés là-bas vers l’Orient et dont la puanteur arrive jusqu’à nous comme un remords. Fulgura frango : je briserai les foudres de la guerre qui menacent dans les nuées.

Mais il ne suffit pas qu’il y ait ici et là, dispersée et hésitante, une bonne volonté pour la lutte. Il nous faut l’unité de volonté et d’action du prolétariat militant et organisé. L’heure est sérieuse et tragique. Plus le péril se précise, plus les menaces approchent, et plus urgente devient la question que le prolétariat nous pose, non, se pose à lui-même : si la chose monstrueuse est vraiment là, s’il sera effectivement nécessaire de marcher pour assassiner ses frères, que ferons-nous pour échapper à cette épouvante ? Nous ne pouvons répondre à cette question dictée par l’effroi, attendu que nous prescrivons un mouvement déterminé pour une heure déterminée. Quand les nuages s’accumulent, quand les vagues se soulèvent, le marin ne peut prédire les mesures déterminées à prendre pour chaque instant. Mais l’Internationale doit veiller à faire pénétrer partout sa parole de paix, à déployer partout son action légale ou révolutionnaire qui empêchera la guerre, ou sinon à demander des comptes aux criminels qui en seront les fauteurs. (…)

Texte repris de www.jaures.eu

Voir aussi : L’autre barbu

 


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