MISSION ÉCONOMIQUE EN ASIE DU SUD-EST: Aux portes de l’Asie

La mission économique menée par le couple grand-ducal héritier et les ministres Schneider et Bausch vient de se terminer – à part quelques bonnes surprises, il s’agira de sauvegarder de bonnes relations à long terme.

Manif à Séoul : la contestation sociale n’est pas étrangère à l’économie hyperrapide de la Corée du Sud. Photo : Luc Caregari

Depuis les temps de Marco Polo, les voyages vers l’Est – surtout quand il s’agit de missions officielles – sont toujours caractérisés par la volonté de s’ouvrir les marchés de l’Asie et d’en repartir avec les meilleures conditions commerciales possibles. Ainsi, la mission économique conduite du 5 au 10 octobre en Corée du Sud et au Japon par le couple grand-ducal héritier, ainsi que le vice-premier ministre et ministre de l’Economie Etienne Schneider et son collègue ministre des Transports et de l’Infrastructure François Bausch, n’a pas échappé à la règle. Si on garde en tête que cette mission représentait avant tout l’industrie luxembourgeoise dans toute sa diversité – de la start-up en passant par Paul Wurth et Cargolux jusqu’au Film Fund – et que la place financière était restée au Luxembourg (woxx 1288), on peut légitimement en déduire qu’il s’agit aussi d’un double coup de com : d’un côté on montre à nos partenaires européens – et au-delà – que le grand-duché sait très bien se débrouiller sans les 40 pour cent de son PIB que constitue la place financière, de l’autre on peut se concentrer sur l’ouverture de nouveaux marchés en Asie, en mettant l’accent surtout sur le secteur ICT.

Mais avant de se plonger corps et âme dans la promotion de l’industrie luxembourgeoise, il faut aussi savoir à qui on a affaire. En Corée du Sud, l’industrie est dominée par un nombre réduit de grands groupes, appelés « chaebols ». C’est ainsi qu’on désigne des firmes comme Samsung, Hyundai Mobis, Lotte ou encore LG Group – des marques bien connues du public occidental. Ce qui distingue les « chaebols » d’autres multinationales, quoiqu’on trouve des exemples similaires en Occident également, c’est leur proximité avec le pouvoir politique, leur organisation autour d’un clan familial – le népotisme étant de bon ton en Asie, selon les règles du confucianisme – et leur intégration à toutes les structures de la vie quotidienne. Si vous travaillez pour Samsung, par exemple, il se peut très bien que vous viviez dans un immeuble Samsung, preniez un train Samsung pour aller au boulot et même partiez en vacances avec un « tour operator » appartenant à votre firme. L’importance des « chaebols » en Corée du Sud vient pourtant encore d’une autre réalité : l’histoire de ce pays toujours divisé en deux. En 1953, le pays était à terre, aussi bien au Nord qu’au Sud. Le problème du Sud était qu’une grande partie des infrastructures industrielles et des matières premières se trouvaient au-dessus du 38e parallèle, sous la mainmise des communistes réunis autour de Kim Il-sung. Il fallait alors faire vite pour rattraper ce retard. Et c’est le président Park Chung-hee qui – après son coup d’Etat militaire en 1963 – a pris les choses en main en assurant l’ascension économique de la Corée du Sud, qui a réussi la mutation de pays émergent à une des nations industrielles les plus prospères – elle est un des quatre pays à figurer parmi les « Dragons asiatiques » et actuellement 15e économie mondiale.

Cela s’est fait bien sûr aux dépens de la démocratie et s’est terminé plutôt mal pour Park Chung-hee : le 26 octobre 1979, son propre chef des services secrets l’assassine d’une balle dans la tête. S’il était le dernier président de la Corée du Sud à être issu du rang des militaires et que, parmi ses successeurs, on trouve des anciens opposants à sa politique, comme le lauréat du prix Nobel de la paix Kim Dae-jung, cela ne veut pas dire que les Coréens du Sud se sont entièrement détournés de leur héritage puisque, en 2013, ils ont élu Park Geun-hye, sa fille, au poste de présidente. Pourtant, croire que les Coréens du Sud constituent une masse de travailleurs malléables à merci sans jamais se révolter est faux : la culture syndicale et l’opposition citoyenne appartiennent aussi au quotidien – une balade attentive dans les rues de Séoul suffit pour s’en rendre compte.

Pas de tribunaux d’arbitrage dans les accords de libre-échange ?

Pour expliquer l’ascension miraculeuse de la Corée du Sud et sa ténacité – son économie s’est remise en un temps record de la crise asiatique de 1997, malgré une intervention musclée du FMI -, il ne faut pas oublier la pression exercée par la Corée du Nord. En effet, la visite de la délégation dans la « DMZ » (« Demilitarized Zone », en fait la zone la plus militarisée de la planète) a illustré les contrastes énormes entre les deux Corées et surtout les efforts du Nord pour garder la face – au cours de la visite, une deuxième délégation visitait la frontière du côté Nord et une vraie bataille de photographes, très infantile en soi, a été déclenchée.

Cependant, ce ne sont pas tant les manigances fantasques du régime des Kim et leur roulette russe diplomatique permanente qui font peur, mais plutôt les perspectives d’avenir en cas de réconciliation nationale. En effet, intégrer la Corée du Nord serait un effort monstrueux, au plan politico-historique mais surtout économique.

C’est donc dans une économie dynamisée à fond que la mission économique luxembourgeoise – la plus grande de tous les temps – s’est rendue. Et il faut aussi ajouter que le terrain était doublement préparé : les relations économiques entre le Luxembourg et la Corée du Sud datent de 1979 (un bureau commercial Luxembourg-Corée du Sud a été fondé plus tard en 1997) avec l’établissement d’une joint-venture entre Kiswire et l’Arbed de l’époque, et puis le pays a souscrit en 2011 à un accord de libre-échange avec l’Union européenne, portant surtout sur l’élimination des tarifs douaniers et l’accès aux marchés pour les services, dont l’Union reste l’exportatrice numéro un au monde. Il est intéressant de noter que Paolo Caridi, le responsable de la « Trade Section » de l’Union en Corée du Sud, n’a pas mentionné les tribunaux d’arbitrage spéciaux pour investisseurs, qui font polémique dans les discussions autour du TTIP, l’accord de libre-échange en négociation entre les Etats-Unis et l’Union.

A part les séminaires économiques obligatoires – qui ne sont pas dépourvus de comique pour les connaisseurs du pays à cause de certaines exagérations volontaires (par exemple : le grand-duché y est décrit comme un pays doté d’une bureaucratie légère et facile d’accès) -, le Luxembourg a surtout brillé par sa présence à l’Air Cargo Forum and Exhibition (ACF), la foire internationale rassemblant tous les acteurs du fret aérien mondial. Une présence marquée non par un, mais trois stands à cette foire importante : Cargolux, Champ Cargosystems et puis, pour la première fois, un stand rassemblant plusieurs acteurs du fret luxembourgeois, comme Luxair Cargo et autres. Mais à part le deal conclu entre Champ Cargosystems (qui appartient pour 49 pour cent à Cargolux) et Cathay Pacific Cargo, rien de vraiment concret n’a filtré, excepté les annonces faites par Etienne Schneider dans son briefing à la presse à Séoul (woxx 1288).

La Corée du Nord comme « incentive » pour le Sud.

Quant à l’étape japonaise du voyage, elle était un peu plus complexe. Cela pour différentes raisons : l’économie japonaise reste traditionnellement plus fermée aux étrangers et les us et coutumes sont quelquefois sybillins. Quant à l’organisation de l’économie elle ressemble pas mal aux « chaebols » sud-coréens, comme nous l’a confié René Stoltz, responsable des marchés asiatiques chez Paul Wurth, lui-même basé à Taïwan. Avec l’exemple de Paul Wurth, justement, on peut aisément illustrer la complexité du marché japonais. Ainsi, une joint-venture entre Paul Wurth et la firme IHI a été la seule possibilité pour s’y implanter. Et cette dernière n’a pu se faire uniquement parce que Paul Wurth a donné une licence à IHI pour vendre ses produits. « En général, si on veut entrer sur le marché japonais, une `trade firm‘ est un intermédiaire obligatoire », estime Stoltz. Mais, dans le contexte asiatique, le Japon n’est de toute façon pas la première destination. L’économie nippone a connu une longue stagnation et les « Abenomics », la politique monétaire et économique lancée par le premier ministre Shinzo Abe a certes eu des effets positifs dans un premier temps – avec un endettement record pour redynamiser l’économie -, mais les conséquences à long terme laissent sceptiques les experts.

«Abenomics»

Autre problématique si on veut établir des relations économiques avec le Japon : l’accord de libre-échange avec l’Union européenne est toujours en négociation. Et la rencontre entre Etienne Schneider et le premier ministre Shinzo Abe a permis d’entrevoir les difficultés rencontrées au cours de ces négociations – puisqu’elles faisaient partie de la discussion entre les deux gouvernants -, l’idée étant que les deux pays tablent sur une finalisation de l’accord sous la présidence luxembourgeoise de l’Union en 2015. « Le Japon doit comprendre que, dans les relations commerciales, c’est donnant-donnant », estime Schneider, qui a laissé entendre entre les lignes que les fameux tribunaux d’arbitrage ne faisaient pas partie des négociations avec le Japon et que, à son avis, « les Etats-Unis [exagéraient] avec leurs revendications sur les garanties qui seraient dues à leurs investisseurs ». Certes, cela ne vaut pas un reniement du TTIP en entier, mais démontre plutôt que Schneider préfère ne pas se fixer trop tôt en ce qui concerne cette matière brûlante.

Sinon, le résultat des courses sur le marché nippon est mitigé : une mission économique en sens inverse a été mise sur pied, un « memorandum of understanding » a été signé entre le centre luxembourgeois de biomédecine et l’entreprise Riken, des start-up japonaises et luxembourgeoises se sont rencontrées dans une atmosphère détendue lors d’un meeting et le secteur ICT aurait pu nouer de nouveaux contacts.

Pour les représentants du secteur culturel, notamment le Film Fund et d’autres firmes actives surtout dans le secteur de l’animation comme Mélusine – qui a produit entre autres le césarisé « Ernest et Célestine » -, la visite au Japon, la patrie de l’« anime », a été du plus grand intérêt, puisqu’ils ont été reçus par Madhouse, la plus grande boîte du marché. Et puis, la présentation faite à l’Institut français du Japon à Tokyo a aussi permis quelques discussions animées et intéressantes sur ce secteur encore naissant au Luxembourg – l’Oscar décerné à « Monsieur Hublot » cette année a sûrement ouvert quelques portes.


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