Immigration cap-verdienne au Luxembourg
 : Entre-deux


Ils sont environ 7.000 au Luxembourg. Les premiers sont arrivés il y a cinquante ans et certains sont repartis entre-temps. Zoom sur l’immigration cap-verdienne au Luxembourg.

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Le Cabo Verde, terre d’émigration. Il y a plus de ressortissants cap-verdiens à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays. Femmes cap-verdiennes à Santiago. (Photo : Wikimedia)

« Je me sens autant luxembourgeoise que cap-verdienne », sourit Silvia, Cap-Verdienne du grand-duché. Elle est née à Luxembourg de parents cap-verdiens. « Le Luxembourg a permis à mes parents de bâtir à mon frère et à moi un meilleur avenir. En ce sens, je suis reconnaissante envers le Luxembourg et envers mes parents, qui ont travaillé dur toute leur vie. Mais le Cap-Vert, ça reste ma patrie, le pays où je passe tous mes étés. » Ses parents sont retournés vivre là-bas depuis qu’ils sont à la retraite. « Ils ne reviennent que deux ou trois mois par an », précise Silvia.

Comme elle, de nombreux Cap-Verdiens sont tiraillés entre leur pays d’origine et leur pays d’accueil. Car le Cabo Verde est un des rares pays dont la majorité de la population vit à l’étranger – à peu près 700.000 descendants cap-verdiens sont répartis dans le monde, tandis que la population locale est de 500.000 personnes.

C’est que le pays a une longue histoire de migrations, et surtout d’émigration. Il faut savoir que, à la base, l’archipel était inhabité, et ce jusqu’à l’arrivée des colons portugais en 1456, qui en firent vite une tête de pont pour la traite des esclaves. Les Cap-Verdiens d’aujourd’hui sont quasiment tous descendants d’esclaves ou de marchands d’esclaves.

L’émigration massive des Cap-Verdiens commence à la fin du 19e siècle et coïncide largement avec l’abolition de l’esclavage en 1866. Les premiers émigrants cap-verdiens partent vers les États-Unis à bord de navires de pêcheurs venus chasser la baleine au large des côtes cap-verdiennes. Une certaine culture de l’émigration se crée alors.

« Je me sens autant luxembourgeoise que cap-verdienne »

Ainsi, le poète Eugénio Tavares fait les louanges de l’émigration vers l’Amérique : « Le Cap-Verdien ne part pas aux États-Unis seulement pour y chercher de la nourriture. Quand le Cap-Verdien retourne au pays (il y retourne toujours puisqu’il aime sa famille et sa terre), il apporte non seulement des dollars mais aussi des lumières, il présente non seulement un extérieur plus civilisé mais une notion sociale parfois plus juste qu’un autre parcours ne lui aurait apportée », écrit-il dans le texte « Noli me tangere », publié en 1917 dans le journal local « A Voz do Cabo Verde ». « Le Cap-Verdien en Amérique modifie son comportement, passant de l’anonymat social à une participation consciente au progrès. » Cette culture de l’émigration dure jusqu’à aujourd’hui.

Avec l’introduction de quotas d’immigration aux États-Unis, en 1927, commence une deuxième vague d’émigration, tournée vers l’Amérique latine, l’Afrique continentale et le Portugal cette fois. La troisième grande vague commence dans les années 1960. L’Europe occidentale a besoin de bras, et de nombreux Cap-Verdiens tentent leur chance au Portugal, qui vit à l’époque une pénurie de main-d’œuvre peu qualifiée. Depuis la péninsule ibérique, certains décident de continuer le voyage : les Pays-Bas deviennent une autre destination prisée des émigrants, tout comme la France, l’Italie, l’Espagne et… le Luxembourg.

Serge Kollwelter, ancien président de l’Asti, s’en rappelle : « Jusqu’en 1974, le Cap-Vert était une colonie portugaise. Lorsque le Luxembourg a signé, en 1972, un accord de main-d’œuvre avec le Portugal, des Cap-Verdiens sont également venus. » Les Luxembourgeois ne s’y étaient pas attendus : « On peut dire que c’étaient les premiers Africains à venir au Luxembourg. Alors, forcément, ils ne passaient pas inaperçus. »

D’ailleurs, le Luxembourg essaye, à l’époque, de limiter l’afflux de Cap-Verdiens. « Lors des négociations pour les accords de main-d’œuvre avec le Portugal, le Luxembourg demanda aux Portugais de ne rien faire pour favoriser l’immigration cap-verdienne », dit Kollwelter. « En échange, le Luxembourg soutenait le Portugal, qui était une dictature et qui s’était fait condamner à maintes reprises pour son régime colonial au sein de l’Assemblée générale des Nations unies. »

Lorsque le Cabo Verde devient indépendant en 1975, de nombreux Cap-Verdiens optent pour la nationalité portugaise, afin de pouvoir continuer de profiter des accords de main-d’œuvre entre le Portugal et le Luxembourg. Les premiers Cap-Verdiens qui arrivent au Luxembourg travaillent, pour la plus grande partie, dans l’industrie. L’usine Goodyear à Colmar-Berg devient le premier lieu de travail d’un bon nombre d’entre eux. Par conséquent, on peut constater une certaine concentration de familles originaires du Cap-Vert aux alentours de Colmar-Berg, notamment à Schieren, Diekirch ou encore à Bissen. La communauté cap-verdienne est estimée à quelque 7.000 personnes au Luxembourg.

« On peut dire que c’étaient les premiers Africains à venir au Luxembourg. Alors forcément, ils ne passaient pas inaperçus. »

À l’époque, le concept d’« intégration » n’est pas encore très répandu : « On pensait que ça allait se régler tout seul. On était loin de l’idée d’une intégration proactive », se rappelle Kollwelter. « C’était la même chose pour les immigrés portugais, d’ailleurs. » C’est aussi ce dont se rappelle António, un Cap-Verdien qui est arrivé au Luxembourg au début des années 1970 : « Moi, je ne parle pas le luxembourgeois », explique-t-il, « pas parce que je n’aurais pas voulu l’apprendre, mais parce que je n’en avais tout simplement pas la possibilité. Nous, on passait nos journées à l’usine Goodyear, et on était entourés de Portugais et d’autres Cap-Verdiens. En plus, on vivait tous pas loin de l’usine, l’un à côté de l’autre. Alors, forcément, on ne parlait que le portugais. »

Au Cap-Vert, de nombreux enfants et adolescents vivent chez leurs grands-parents, leurs parents étant en France, au Pays-Bas ou au Luxembourg, afin de subvenir aux frais scolaires de leurs enfants. Beaucoup de jeunes Cap-Verdiens qui peuvent se le permettre font leurs études supérieures au Brésil ou au Portugal. Et ne reviennent plus en général. C’est ainsi que se forme un cercle vicieux : l’émigration, due à un manque de perspectives, entraîne la perte d’un nombre important d’hommes et de femmes éduqués qui ne contribuent plus activement au développement de leur pays.

Mais l’émigration a aussi ses côtés positifs : ainsi, on estime que l’envoi de devises par les émigrés à leurs familles qui sont restées « au pays » représente dix pour cent du produit intérieur brut (PIB) du Cap-Vert. « L’apport des Cap-Verdiens au Luxembourg est lui aussi assez significatif », estime Serge Kollwelter. « Même si les transferts d’argent sont parfois difficiles. Des entreprises comme Western Union encaissent des sommes faramineuses pour les transferts. »

Les chiffres de l’émigration sont en baisse constante depuis les années 1990. Cela pour deux raisons : au Cabo Verde, d’importants efforts ont été faits pour l’éducation, notamment par la création d’universités publiques. L’économie locale va mieux qu’il y a encore quelques années. Les pays d’accueil traditionnels ont, eux, pour la plupart durci leurs lois sur l’immigration. L’immigration légale est devenue beaucoup plus difficile, par exemple en Europe. « Il est aujourd’hui très difficile pour des Cap-Verdiens d’émigrer vers le Luxembourg », constate Kollwelter. Et, finalement, la crise économique mondiale a frappé de plein fouet bon nombre de destinations des migrants cap-verdiens, les rendant par ce biais moins attractives.

Les Cap-Verdiens du Luxembourg sont-ils pleinement intégrés ou des différences au plan social et éducatif persistent-elles ? Un rapport d’Aigul Alieve et de Marie Valentova publié en mai 2015 par le LISER (Luxembourg Institute of Socio-Economic Research) et intitulé « Intégration structurelle et sociale des ressortissants de pays tiers et d’autres immigrants au Luxembourg » livre un début de réponse.

Plusieurs différences entre ressortissants cap-verdiens et luxembourgeois sont relevées dès le début. Ainsi, le taux de chômage est plus élevé pour les premiers que pour les seconds : 6,7 pour cent de chômage pour les Cap-Verdiens, 4,0 pour cent pour les Luxembourgeois. Le revenu disponible équivalent des Cap-Verdiens est, lui, nettement inférieur à celui des citoyens européens : 19.324 euros pour les premiers, 42.468 euros pour les seconds.

« On aime bien le pays qui nous accueille et on y travaille dur. 
Mais après, on est toujours contents de revenir à la maison. »

Néanmoins, pour les auteurs du rapport, les ressortissants cap-verdiens ont aussi bénéficié de la migration au grand-duché : ainsi, on pourrait constater une « tendance à la hausse de la mobilité professionnelle et éducative » qui apparaîtrait en comparant la première et la deuxième génération d’immigrés. Il s’agirait toutefois d’une hausse relative des enfants par rapport à leurs parents, puisque « en termes absolus », ils resteraient « en bas de l’échelle en ce qui concerne la répartition éducative et professionnelle ».

À l’école aussi, des disparités persistent : ainsi, 78 pour cent des jeunes Cap-Verdiens suivent l’enseignement secondaire technique – régime préparatoire, 5 pour cent l’enseignement secondaire technique et 13 pour cent l’enseignement secondaire classique. À titre comparatif : la proportion des jeunes Luxembourgeois suivant le régime préparatoire est d’environ 28 pour cent. Pour les auteurs du rapport, les disparités sont avant tout liées au contexte socioéconomique. « Il ne faut pas oublier que l’immigration cap-verdienne était, au départ, une immigration de personnes peu qualifiées », estime aussi Serge Kollwelter. « Et notre système scolaire est en quelque sorte aveugle en ce qui concerne les inégalités sociales. »

Un constat que devrait partager le ministre de l’Éducation Claude Meisch, qui a expliqué lors de sa traditionnelle conférence de presse à la rentrée scolaire : « Notre système scolaire reproduit les inégalités sociales. L’ascenseur social ne fonctionne pas au Luxembourg. »

Bon nombre d’immigrants cap-verdiens de la première génération sont retournés vivre au Cabo Verde ou partagent leur vie entre le Luxembourg et leur pays d’origine. « Avec leur épargne, beaucoup ont investi dans l’immobilier là-bas », explique Kollwelter. Comme António qui, avec sa retraite d’ouvrier, a pu s’acheter deux maisons : « Une à São Vicente et une à Santo Antão, le village d’où je viens », sourit-il. L’été, il le passe généralement au Luxembourg. En hiver, « quand il fait trop froid au Luxembourg », il préfère repartir pour le Cap-Vert. « Nous, les Cap-Verdiens, nous sommes comme ça. On aime bien le pays qui nous accueille et on y travaille dur. Mais après, on est toujours contents de revenir à la maison. »


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