Justice fiscale
 : Entre le marteau et l’enclume

L’étau se resserre petit à petit autour des systèmes mis en place entre multinationales et gouvernements consentants au manège fiscal, avec le programme Accis de l’Union européenne et des avancées significatives dans le dossier Panama Papers.

Jusqu’ici cacher son argent dans les paradis fiscaux a été un jeu d’enfant. (Photo : ©flickr)

En matière d’effet d’annonce suivi de rétractations élusives, le ministre des Finances luxembourgeois Pierre Gramegna n’est pas le seul spécialiste. Il se trouve même en excellente compagnie, comme s’en plaint Lisa Paus, la porte-parole des Verts allemands en matière de politique fiscale. Dans un communiqué récent, le quatrième parti du parlement allemand pointe du doigt les actions de son ministre des Finances, le très puissant et redouté Wolfgang Schäuble. Si les écolos approuvent qu’un accord bilatéral sur la fiscalité a pu être trouvé entre le Panama et la République fédérale, ils regrettent en même temps que cet accord ne se soit pas fait dans le cadre de l’OCDE, et surtout qu’il ne prenne effet qu’à partir de 2017. Et de mentionner un autre fait qui a défrayé la chronique outre-Rhin, mais pas tellement au grand-duché : le BKA (Bundeskriminalamt) a réussi à faire main basse sur l’intégralité des Panama Papers. Tout en félicitant la police fédérale de disposer désormais des moyens de pouvoir entamer des procédures basées sur cette base de données énorme, Lisa Paus met en garde Schäuble et lui demande de ne pas intervenir afin de protéger les intérêts de « clients » allemands trop importants dans ces listings. Et de rappeler que seuls quelques éléments du « plan en dix points contre l’évasion fiscale » proposé par le gouvernement allemand, en réaction directe aux révélations panaméennes, ont été réalisés.

Cependant, les Verts délaissent une question essentielle : d’où le BKA tient-il les Panama Papers ? Comme l’ont assuré des journalistes impliqués dans le leak d’il y a plus d’un an, comme Frederik Obermaier de la « Süddeutsche Zeitung », ce ne sont ni eux ni le consortium ICIJ, qui a coordonné – et coordonne toujours – les révélations, qui auraient partagé leur butin avec les policiers, déontologie oblige. Selon la Deutsche Presse-Agentur, les autorités allemandes auraient payé quelque cinq millions d’euros pour obtenir les fameux Panama Papers. Ce qui les place aussi dans une situation délicate, car l’achat par des gouvernements, que ce soit au niveau fédéral ou régional, de supports électroniques contenant des données protégées par le secret fiscal reste une chose délicate et a déjà été par le passé sujet à maintes controverses.

Il se peut très bien que cette nouvelle tolérance par rapport à ces transactions, situées dans une zone grise du point de vue de la légalité, soit due à la conjoncture démocratique. En d’autres mots : en vue des élections parlementaires de cet automne, les autorités préfèrent se donner un air de justiciers sociaux. Cela expliquerait aussi le silence absolu de Schäuble lui-même sur le sujet. Par le passé, le ministre des Finances allemand a toujours critiqué de telles opérations – surtout si elles se passaient dans des Länder que son parti chrétien conservateur ne contrôlait pas.

Toujours est-il que dans d’autres pays, les autorités ont été beaucoup moins frileuses et les conséquences des Panama Papers, significativement plus graves. On se rappelle Sigmundur Gunnlaugsson, ex-premier ministre d’Islande chassé de son cabinet par les révélations sur lui et sa femme qui détenaient des firmes chez Mossack Fonseca au Panama. Même les chefs de la boîte panaméenne en personne avaient été mis sous les verrous dans leur pays. Entre-temps, ils ont recouvré leur liberté, mais font toujours l’objet d’investigations. Et le dernier en date à découvrir que ces divulgations peuvent avoir des conséquences bien réelles est le premier ministre pakistanais Nawaz Sharif. La Cour suprême du Pakistan vient en effet de lancer une nouvelle investigation contre Sharif et sa famille. Pour le moment, trois firmes sises aux îles Vierges britanniques ont été identifiées comme ayant des liens avec la famille au pouvoir. Si ces informations se concrétisent et si la justice ne se rétracte pas, Nawaz Sharif pourrait bien être le deuxième premier ministre à devoir quitter son poste à cause des informations livrées par le fameux « John Doe » l’année dernière.

Potentiellement deux premiers ministres éjectés par les Panama Papers

En même temps, au Luxembourg, ni la police judiciaire ni la justice (et même pas une grande partie de l’opinion publique) ne semblent s’intéresser de près aux éventuelles actions criminelles que pourraient révéler les Panama Papers sur les commanditaires comme sur les intermédiaires – souvent des avocats d’affaires. Tout au contraire, le fait que leur nom soit cité explicitement dans les 2,8 téraoctets de données n’a pas effleuré Claude Marx (actuel président de la CSSF) ni le secrétaire d’État à la Culture Guy Arendt. Ce qui en dit long sur la mentalité luxembourgeoise – car dans le même temps, les administrations fiscales en Allemagne sont en train d’éplucher les 11 millions de documents des Panama Papers à la recherche de malfaiteurs potentiels dans leur pays. Et l’on sait que les « Steuerbehörden » peuvent être particulièrement tatillonnes – enfin, selon l’État fédéral dans lequel on se trouve. Le problème est pourtant plus qu’une simple question d’éthique sociétale, d’optimisation, voire d’évasion fiscale. Cela va beaucoup plus loin en réalité. Car ces transactions discrètes servaient aussi à blanchir l’argent de la drogue, voire à financer le terrorisme. Ce qui n’a pas empêché François Prum, à la tête du barreau luxembourgeois, de réitérer son refus catégorique de collaborer avec les autorités luxembourgeoises ou allemandes dans le cas où un avocat luxembourgeois, voire un de ses clients, se trouverait dans la ligne de mire des enquêteurs. Pour Prum, le secret professionnel des avocats est loin au-dessus de toute morale.

Pas étonnant dans ce contexte que le Luxembourg reste aussi réticent face à l’Accis (pour « assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés »). Ce vaste programme de réformes, promu par le commissaire européen – et accessoirement socialiste français, donc une espèce en voie d’extinction – Pierre Moscovici, doit en théorie rendre impossibles les transferts de profits d’un pays européen à l’autre. Vu que les écarts entre les différentes législations fiscales sont assez importants, ils représentent pour les multinationales assistées par les firmes d’audit des Big Four autant de niches potentielles, grâces auxquelles, par des calculs très savants, elles peuvent réduire leur charge fiscale. Même si l’Accis n’est pas au top – selon l’ONG Eurodad, les réformes créeraient autant de nouvelles niches qu’elles en ferment – et que l’implémentation du programme prendra encore des années, le grand-duché ne semble pas le voir d’un bon œil.

C’est en tout cas ce qui ressort entre les lignes d’une communication récente de la Maison de l’Europe (la représentation du Parlement européen à Luxembourg) relatant la visite de plusieurs représentants européens (l’eurodéputé Paul Tang, Valère Moutarlier – le « Direct Tax Director » de la Commission européenne – et Mady Delvaux) pour faire la promotion de l’Accis au pays et de rencontrer des décideurs. Constatant que le ministère des Finances tout comme la Chambre des députés avaient montré une « attitude critique » face au programme Accis (la délégation avait notamment rencontré les députés Franz Fayot, Laurent Mosar et Henri Kox), ils ont aussi constaté que ces derniers regrettaient « qu’il y ait encore beaucoup de questions ouvertes et que le programme ne soit pas équilibré ». De plus, les députés comme le ministère ont fait savoir que de telles réformes prendraient beaucoup de temps. Surtout le temps qu’il faudra aux Big Four pour trouver les nouvelles failles dans le système…


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