Justice fiscale : Paradis malgré lui

La liste noire proposée par le Conseil européen a été désavouée même par le commissaire Moscovici et des ONG – aussi à cause de l’absence du Luxembourg. Ce qui n’a pas empêché le gouvernement de faire durer la non-transparence sur les bénéficiaires économiques des sociétés enregistrées au grand-duché.

(Photo : © pexels.com)

Quand l’Europe des encore 28 est divisée sur une question, le résultat est en règle générale un compromis mou qui ne satisfait personne. Tel a aussi été le cas de la liste noire des paradis fiscaux publiée mercredi passé par le groupe « Code of Conduct » du Conseil européen, chargé – théoriquement – de veiller à faire cesser les pratiques fiscales trop concurrentielles. L’opacité de ce joyeux raout est légendaire : même la commission spéciale « taxe » du Parlement européen n’a obtenu du groupe que des pages noircies quand il a voulu enquêter sur les agissements entre autres du Luxembourg dans le cadre de ces réunions.

Et pour cause : après avoir obtenu de haute lutte un accès limité aux procès-verbaux des réunions, les europarlementaires ont découvert que certains pays, comme le Luxembourg, l’Irlande ou encore les Pays-Bas, se renvoyaient la balle pour bloquer tout progrès qui irait contre leurs intérêts. Pas étonnant donc que la liste noire, qui ne compte que 17 pays en tout, soit plutôt une usine à gaz. « Insuffisante », selon le commissaire européen aux affaires économiques et financières, à la fiscalité et à l’union douanière Pierre Moscovici, elle est aussi incohérente par le fait qu’elle n’inclut même pas certains des paradis fiscaux hors UE les plus connus comme la Suisse, les Îles Caïmans ou encore Hong Kong. Et le fait qu’elle exclut d’office les pays de l’Union a été durement critiqué par les ONG Oxfam et Tax Justice Network. Tandis que les premiers estiment que l’Irlande, Malte, les Pays-Bas et le Luxembourg manquent à l’appel, les deuxièmes y ajoutent encore Chypre et le Royaume-Uni et reviennent longuement sur le rôle des tax rulings dans l’évasion, voire l’optimisation des multinationales, où le Luxembourg comme les Pays-Bas resteraient loin derrière leurs engagements et ne joueraient toujours pas le jeu.

Ce qu’on a pu encore une fois vérifier mercredi passé : tandis que le Conseil européen publiait sa liste pas si noire, les ministres Félix Braz et Pierre Gramegna tenaient une conférence de presse au cours de laquelle ils présentaient deux avant-projets de loi (approuvés par le Conseil de gouvernement fin novembre) sur le registre des bénéficiaires effectifs des sociétés et autres entités et sur le registre des fiducies. Loin d’être le fruit d’un élan de transparence et de générosité de la part du gouvernement, ces lois sont des transpositions en législation nationale de la quatrième directive antiblanchiment de l’UE. Une directive que le Luxembourg a tardé à adopter, et pour cause : elle force les pays membres à publier les vrais bénéficiaires économiques des sociétés et fiduciaires établies sur leur territoire. Alors que le texte de la directive donne le choix aux pays de rendre les registres ouverts au public (et neuf pays européens ont fait le choix de le faire), le Luxembourg, sans surprise, a décidé de ne pas jouer le jeu.

Pour pouvoir accéder aux registres (dont le premier est sous la houlette du registre de commerce RCSL et l’autre sous celle de l’Administration de l’enregistrement), la personne, l’ONG ou le journaliste doit passer par une commission composée de hauts fonctionnaires qui évaluent si les requérants agissent par intérêt légitime ou non. Gageons que la plupart des demandes seront retoquées pour « curiosité », comme l’a formulé Braz lors de la conférence de presse.

(Photo : Wikimedia)

Demi-mesurettes

Certes, la discrétion est un des piliers de la place financière luxembourgeoise, mais le grand-duché essaie de toute façon uniquement de gagner du temps. La Commission européenne est en train de faire pression sur le Conseil européen et le Parlement pour concocter une cinquième directive, qui, si tout se passe comme voulu, contiendra l’obligation de transparence. D’ici là, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts de l’Alzette.

Mais le temps pourrait aussi jouer contre le Luxembourg. Passée un peu inaperçue dans la presse nationale, la grande nouvelle est que l’Irlande accepte enfin le paiement des 13 milliards de la multinationale Apple. Condamnée en 2016 pour aide d’État illégale par la commissaire européenne à la concurrence Margrethe Vestager, pour avoir baissé les impôts d’Apple en Irlande à un pour cent, l’Irlande avait en première instance prévu d’aller en justice contre la Commission européenne, avant de se rabattre et de trouver un arrangement avec la firme américaine. Cela pourrait aussi avoir une incidence sur le grand-duché, empêtré dans deux affaires similaires : la holding Fiat et Amazon Luxembourg. Dans les deux cas, Vestager avait condamné le Luxembourg à récupérer ses taxes des deux firmes. Si l’Irlande a donc dépassé le déni, le grand-duché reste pour l’instant encore droit dans ses bottes. S’il est vrai que réclamer les impôts manquants aux multinationales provoquerait des changements profonds dans les relations entretenues par la place financière et les responsables politiques, et que ce geste équivaudrait aussi à reconnaître que le système des tax rulings était immoral et illégal, cela pourrait aussi servir de sortir une fois pour toutes du soupçon de paradis fiscal. Mais au lieu de cela, on nous présente des demi-mesurettes auxquelles on est bien prié de croire.


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