La France debout : « Tous à l’Élysée ! »


De la mobilisation contre un projet de loi visant à réformer le droit du travail à « Nuit debout », la France est en train de vivre son premier mouvement social d’envergure depuis l’arrivée au pouvoir de François Hollande.

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Pour la première fois depuis l’arrivée au pouvoir de François Hollande, la France retrouve ses vieux réflexes… manifestation contre la loi El Khomri à Paris. (Photo : Alternative libertaire / flickr)

À première vue, tout ça a quelque chose d’une réunion des alcooliques anonymes. « Bonjour, je suis Paul », se présente un quinquagénaire. « Bonjour Paul ! », lui répond un groupe de lycéens visiblement amusés. Deux filles à côté de moi se cachent le visage dans les mains pour rire. Paul sourit timidement. « Si je suis venu aujourd’hui », souffle-t-il dans le micro, « c’est parce que je suis convaincu que, en ce moment, il faut plus de fraternité, plus de solidarité, plus de diversité. » « Bravo ! », l’encourage un jeune homme. D’autres lèvent les mains et les agitent.

C’est un vendredi soir à Metz. Les dernières lueurs de soleil de la journée transpercent les nuages et enveloppent la ville dans une lumière chaleureuse de printemps. Je me dirige vers la place de la Comédie, entre la préfecture, l’opéra-théâtre et le temple protestant. C’est l’une des places caractéristiques de la ville. Longée par un bras de la Moselle, avec ses airs de petit Paris, elle fait le plaisir des touristes allemands et autres qui envahissent Metz en été. Au-dessus trône la cathédrale, intimidante et impressionnante en même temps.

J’entends des voix amplifiées avant de voir leur origine. Ici, au milieu de tous ces symboles du pouvoir, tantôt religieux, tantôt séculier, a lieu la première « Nuit debout » de la ville mosellane.

Le concept a mis un peu de temps avant d’arriver en province. « Et si on ne rentrait pas à la maison après la manif ? » C’était la question de départ. Alors, le 31 mars, au terme de la troisième – et plus grande, avec plus d’un million de manifestants selon les organisateurs – journée de mobilisation contre le projet de loi « El Khomri », la place de la République parisienne a été occupée.

« Et si on ne rentrait pas à la maison après la manif ? »

La loi El Khomri, du nom de Myriam El Khomri, ministre du Travail, prévoit un assouplissement considérable du droit du travail français, tant en matière de temps de travail que de licenciement. Dans un désir d’« alléger » le Code du travail, les négociations entre employeur et syndicats au sein de l’entreprise devront gagner en importance. La possibilité d’un « référendum dans l’entreprise » sur des questions touchant au temps de travail notamment serait introduite. Les licenciements seraient, eux, facilités par le projet de loi, et leurs motifs, élargis.

Ce premier véritable mouvement social depuis l’arrivée au pouvoir de François Hollande a fait fort dès le début. Une pétition en ligne, lancée par des socialistes frondeurs et des militants du syndicat étudiant Unef, a réussi à rassembler plus d’un million de signatures en quelques jours. Des youtubeurs connus ont à leur tour appelé à la mobilisation sous le mot d’ordre « On veut mieux que ça ». Un rôle central dans la mobilisation revient aux médias sociaux. Les grandes centrales syndicales ont, elles, été quelque peu dépassées par l’ampleur de la contestation, la première journée de mobilisation du 9 mars ayant été fixée sur l’internet et non par elles.

Rapidement, étudiants et lycéens ont pris le dessus sur les centrales syndicales. Blocages de lycées et de facultés, cortèges sauvages, parfois violences… beaucoup plus imprévisible, la mobilisation des jeunes a le potentiel de bloquer le pays, à l’instar du mouvement anti-contrat première embauche de 2006.

Le 31 mars, la place du monument de Marianne à Paris est investie par plusieurs centaines de personnes. « Mine de rien, il est possible qu’on soit en train de faire quelque chose » : Frédéric Lordon, économiste, sociologue et l’un des instigateurs du mouvement Nuit debout, a timidement ouvert le bal. Puis, prenant confiance sous les applaudissements de la foule, il a continué : « Le pouvoir voulait nos luttes locales, sectorielles, dispersées et revendicatives. Pas de bol pour lui. Nous les lui annonçons globales, universelles, rassemblées et affirmatives. »

Depuis le 31 mars, le mouvement s’est amplifié. Boosté par des médias assoiffés de nouveauté, il s’est répandu, en banlieue parisienne, dans les grandes villes de province, puis dans les petites. Des Nuits debout ont eu lieu à Madrid, à Barcelone, à Bruxelles, au Luxembourg…

À Metz, je me fraye un chemin à travers les quelque 150 personnes présentes en ce début de soirée. Plus tard, il y en aura près de 400. La place est parsemée de petits bancs en bois mis à disposition par un collectif d’artistes. Au milieu, la foule est assise autour des orateurs, qui ont chacun et chacune deux minutes pour s’exprimer. À quelques mètres de là, la commission « ravitaillement », qui gère la « cantine participative », ne fait pas de pause.

« J’en ai marre ! », s’exclame un homme au micro. Il a la soixantaine et sa voix tremble un peu. « Marre de ces politiciens qui nous coûtent la peau des fesses ! Qu’ils dégagent ! » Applaudissements. Des mains sont agitées.

Ça fait partie des codes du mouvement : plutôt que d’applaudir ou d’acclamer les orateurs, les nuitdeboutistes agitent les mains en guise de soutien ou forment un grand X avec les bras pour marquer leur désaccord, entre autres. Le langage des signes a été emprunté aux Indignados espagnols et au mouvement « Occupy » américain qui, eux, l’avaient repris du mouvement altermondialiste. C’est une façon d’exprimer son opinion sans interrompre les orateurs.

« Mine de rien, il est possible qu’on soit en train de faire quelque chose. »

« Est-ce que vous savez ce que c’est, les monnaies locales ? », demande une activiste qui assure l’animation pendant toute la soirée. Certains acquiescent. Un jeune homme à côté de moi, âgé d’à peine seize ans, crie : « La monnaie est un instrument du capitalisme, il faut l’abolir ! » Rires. Une commission « monnaies locales » est créée pour la soirée. Les différents orateurs proposent d’en créer d’autres. « Affaires étrangères », « écologie », « emploi, chômage, conditions de travail » en seront les dénominations.

Pendant une heure, les personnes présentes se répartissent donc dans les différentes commissions, avant de se retrouver en assemblée générale. Je me dirige d’abord vers la commission « affaires étrangères », qui parle réfugiés, militarisme, Europe. Le sujet est peut-être un peu trop vaste ; en tout cas, j’ai l’impression qu’on parle de tout et de rien. Un étudiant essaye de délimiter un peu les débats. « Faut-il en finir avec l’Union européenne ? Faut-il plus de fédéralisme ou, au contraire, un retour vers l’État-nation ? »

C’est peine perdue. Rapidement, la discussion dévie : « Il faut faire attention aux tentatives de récupération par des partis politiques », lance une jeune fille. Une autre, piquée au vif, lui rétorque : « Ce n’est pas parce qu’on est membre d’un parti qu’on va forcément tenter de récupérer le mouvement ! »

Je quitte la commission « affaires étrangères » pour aller voir ce qui se passe ailleurs. « Emploi, chômage, conditions de travail » rassemble de plus en plus de personnes. Un vif débat sur la possibilité d’une grève générale illimitée s’installe. « Sans grève générale, nous ne les ferons pas reculer sur la loi El Khomri. Il faut tout bloquer, paralyser le pays », gesticule un homme habillé d’une veste militaire. « Mais sans violence ! », lâche un autre.

« Il y en a marre de cet éternel débat sur la violence, qui ne sert qu’à nous diviser. »

Sans surprise, la mobilisation autour de la loi El Khomri a généré un énième débat sur la violence. Nombre de manifestations ont été émaillées par des heurts entre manifestants – jeunes, pour la plupart – et forces de l’ordre. Il faut dire que la police française, qui semble toujours appliquer des tactiques contre-insurrectionnelles issues directement de la guerre d’Algérie, n’a pas pour habitude de faire dans la dentelle.

Depuis le début du mouvement, plusieurs incidents ont fait grimper d’un cran la colère des jeunes contre les forces de l’ordre. Ainsi, une vidéo montrait un policier asséner un crochet violent à un jeune de 15 ans en marge d’un cortège de lycéens. Sur d’autres vidéos, on pouvait voir des policiers en civil pourchasser un groupe de jeunes en apparence non violents à coups de matraques télescopiques.

Côté manifestants, la riposte aux violences policières ne s’est pas fait attendre. Ainsi, le jour suivant le tabassage du jeune de 15 ans, des élèves de son lycée ont attaqué un commissariat de police en représailles.

À Nuit debout Metz, un homme assis sur un banc demande la parole : « Il y en a marre de cet éternel débat sur la violence, qui ne sert qu’à nous diviser. Je n’appelle pas à la violence, je ne la cautionne pas forcément, mais je ne vais certainement pas me distancer de personnes qui décident de ne plus se laisser taper dessus et piétiner par les flics, et qui ripostent. »

S’il y a eu violences policières autour des manifestations anti-loi El Khomri, les autorités se sont jusque-là bien gardées d’évacuer par la violence les rassemblements Nuit debout. En Espagne, les violences massives contre les Indignados place de Catalogne à Barcelone avaient largement contribué à amplifier le mouvement, jusque-là marginal, en 2011.

Alors que les débats commencent tout juste à entrer dans le vif du sujet, le temps accordé aux commissions est épuisé. Retour en assemblée générale. Chaque groupe de travail y présente ses conclusions. Puis on reprend du début : c’est l’heure des prises de parole. La loi El Khomri et le mouvement social qui s’étend à travers la France dominent largement.

« J’ai une amie qui pense que la loi El Khomri, c’est bien. On lui apprend ça à l’école. Elle pense aussi que le gouvernement, c’est bien, qu’ils sont là pour nous protéger. Alors que, en fait, ils ne sont là que pour nous rabaisser ! » C’est une lycéenne qui a pris la parole sous les encouragements de ses amies.

Il commence à faire froid sur la place de la Com. Un groupe de musique fait son « soundcheck » pendant que des cracheurs de feu illuminent l’endroit. Il y a beaucoup de va-et-vient. Certains commencent à être un peu éméchés. Alors que je m’apprête à rentrer, un jeune homme grimpe sur un banc. « Allez, tous à l’Élysée ! », crie-t-il. « On va brûler les vieux ! » Personne ne le suit… le TGV pour Paris est cher et les salaires, maigres.


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