Les migrations vues de Libye
 : Le rocher de Sisyphe

C’est le rocher de Sisyphe des Libyens : les migrations vers l’Europe qui traversent le pays. Sans fin et sans fond dans cette Libye instable, le dossier prouve chaque jour sa grande complexité.

Ils y vivent dans des conditions déplorables : des migrants de passage à la frontière entre la Libye et la Tunisie. (Photo : Wikimedia)

Les différentes autorités libyennes – le pays est divisé en deux gouvernements depuis 2014 et un troisième est né des accords signés sous l’égide de l’ONU en décembre 2015 – ont toutes cherché à agir contre les migrations clandestines. Mais leur contrôle du terrain reste très relatif, chaque zone étant régie par une tribu dominante ou une brigade. Pourtant, c’est avec ces autorités, à un niveau national, que tente d’agir la communauté internationale. Sans grand succès.

Racisme et mauvaises conditions de vie

Ils seraient plusieurs centaines de milliers – Jean-Yves Le Drian, ministre français de la Défense, les estimait à 800.000 en mars 2016. Originaires d’Afrique subsaharienne ou d’Afrique de l’Est, certains avaient pris la direction de la Libye dans l’espoir d’y trouver un travail décent. Mais depuis 2014 – année marquée par une guerre intralibyenne et le développement de l’État islamique – l’objectif a changé, devenant l’Europe. Ainsi, le gouvernement italien estime à plus de 13.400 les arrivées depuis la Libye sur son sol depuis le début de l’année. Une hausse de 50 à 70 pour cent par rapport à 2015 et 2016.

En Libye, les « clandestins » doivent faire face à de nombreux défis. Outre la question sécuritaire, ils se heurtent souvent au racisme. « Les Noirs sont sales, ils ne se lavent pas, ils ont quasiment tous le sida », explique sans hésitation Mohamed, un Tripolitain. Les Subsahariens libres passent leur journée sur les axes de communication, munis de leurs outils pour proposer leurs bras. Lorsqu’ils sont embauchés, ils doivent accepter d’être insultés, battus et sous-payés. « Parfois, on travaille toute une journée et à la fin le patron dit qu’il ne veut pas payer. On ne peut rien faire », explique un migrant.

Les centres de détention n’offrent guère de meilleures conditions : dortoirs surchargés où les migrants dorment sur des matelas à même le sol, des sanitaires sous forme d’une arrivée d’eau et d’un trou, servant à la fois de douche et de toilettes… Dans son centre de détention à une trentaine de kilomètres de Benghazi, dans l’Est libyen, le colonel Ahmed Ali Ourdi désigne d’un geste le garde-manger. Quelques paquets de pâtes, de la viande, des conserves de tomates… La plupart des étagères sont vides. « Nous avons là de quoi tenir quatre jours. Nous ne savons pas quand le ravitaillement arrivera. Le problème c’est que nous comptons sur l’armée pour la nourriture. Seulement, les priorités sont ailleurs. » Dans la cour du centre, Hawa tient son bébé de trois mois dans ses bras. Avec ses cinq enfants, elle s’apprête à repartir chez elle, au Soudan. « Je ferai ce qu’on me dira de faire », dit-elle, visiblement exténuée. « J’étais venue ici pour trouver du travail, je pensais réussir… mais ça ne marche pas. » Régulièrement, l’Organisation internationale des migrations organise des vols pour rapatrier « volontairement » des migrants. Mi-février, 170 Sénégalais et 200 Nigériens sont ainsi rentrés chez eux.

L’Union européenne, elle, agit surtout en mer Méditerranée, avec l’opération Sofia lancée en juin 2015. Si de nombreuses vies ont été sauvées, le système pourrait malheureusement avoir un effet contre-productif, comme l’explique Mohamed, un enquêteur du département de lutte contre l’immigration clandestine de Tripoli : « Il y a une augmentation des départs à cause de Sofia qui facilite la traversée. Avant, il fallait des jours pour rejoindre l’Italie. Aujourd’hui, il suffit de faire 40 kilomètres pour sortir des eaux libyennes et être récupéré par les bateaux. Les migrants se passent le message. »

Des méthodes peu orthodoxes

Autre action de l’Union européenne sujette à caution : la formation et l’équipement des garde-côtes libyens, notamment en vedettes rapides, depuis septembre dernier. Dans un récent article publié sur TRT World, la journaliste italienne Nancy Porsia révèle que, à Zawiya (à l’ouest de Tripoli), point de départ important des migrants vers l’Europe, le chef des garde-côtes, Abdurahman al-Milad (également appelé al-Bija) réclame une taxe aux trafiquants.

Une seule ville en Libye a réussi à régler le problème : Zouara, ville berbère proche de la frontière tunisienne, qui était l’un des plus gros points de départ des bateaux jusqu’en 2015. De l’Aïd el-Kebir gâché par la découverte d’un cadavre au refus de manger du poisson – les poissons se nourriraient de restes humains, selon la croyance populaire -, en passant par la remontée des dépouilles, enterrées à la hâte dans le cimetière inondé, les habitants de Zouara ont tous une histoire sordide à raconter. À l’été 2015, excédés, ils décident de prendre les choses en main en créant leur propre réglementation.

« Selon la loi libyenne, nous ne pouvons garder plus de trois jours en prison les trafiquants d’êtres humains », explique le maire de Zouara, Hafed Ben Sassi. « Cela ne fait pas peur. Nous avons donc pris deux mesures. D’abord, la protection sociale traditionnelle a été cassée. » Dans cette petite ville berbère, le lien social est particulièrement fort. Une famille se doit ainsi de défendre les intérêts de chacun de ses membres, quels que soient ses actes. C’est cette règle tacite que les responsables de la ville ont supprimée. « Ensuite, nous gardons en prison les passeurs arrêtés sans passer par le processus judiciaire normal », ajoute Hafed Ben Sassi. À Zouara, les trafiquants peuvent être emprisonnés plusieurs mois sans jugement, mais selon la décision d’un comité composé de membres de la société civile, de sages, de responsables de la sécurité et de membres de la municipalité. Face au rocher de Sisyphe que représentent les migrations qui traversent le pays, les Libyens s’adaptent.


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