Lutte contre le terrorisme
 : La fin du tournant sécuritaire ?

Le paquet de mesures proposé par le gouvernement pour lutter contre le terrorisme vient d’essuyer un sérieux revers : le Conseil d’État le juge attentatoire aux droits fondamentaux.

« Situation room » à la luxembourgeoise… la cellule de crise au château de Senningen lors d’un exercice national dans le cadre du plan de lutte antiterroriste « Vigilnat ». (© Police grand-ducale)

« Nous saluons expressément le fait que le ministre de la Justice, le premier ministre et tout le gouvernement ont réussi à nous présenter un paquet de mesures qui a pour but de perfectionner nos capacités en matière de sécurité sans que pour autant le citoyen et la citoyenne soient restreints dans l’exercice de leurs droits fondamentaux. » C’est ce que disait, le 1er décembre 2015, la porte-parole du groupe parlementaire des Verts et présidente de la commission juridique Viviane Loschetter devant la Chambre des députés. C’était à peine trois semaines après les attentats de Paris qui avaient coûté la vie à 130 personnes, et le premier ministre venait de présenter un paquet de mesures destinées à lutter contre le terrorisme que le gouvernement comptait faire passer (woxx 1348).

Un jour plus tard, le ministre de la Justice Félix Braz (Déi Gréng) avait déposé le projet de loi 6921 portant réforme du Code d’instruction criminelle : augmentation de la durée maximale d’une garde à vue de 24 à 48 heures, introduction de la possibilité de procéder à des perquisitions 24 heures sur 24 quand il y a suspicion de terrorisme, facilitation de la mise sous écoute d’espaces privés, introduction de la possibilité de « perquisitions en ligne »… Il s’agissait, selon Bettel, d’« adapter les textes aux mesures d’aujourd’hui », tandis que l’exposé des motifs du projet de loi expliquait que « face à une menace réelle, dont ces attentats ne constituent que la partie émergée d’un iceberg, il importe de s’interroger si notre législation est au point pour y répondre de façon efficace ». « Ces renforcements ne sont pas dramatiques », concluait l’exposé des motifs. Non seulement les sept mesures proposées se limiteraient aux cas de terrorisme ou d’atteinte à la sûreté de l’État, mais elles seraient aussi confiées au contrôle strict d’un juge d’instruction.

Après la CNPD et la CCDH…

Mais tant la Commission nationale pour la protection des données (CNPD) que la Commission consultative des droits de l’homme (CCDH) ont trouvé leur mot à redire. « Ces mesures ont ainsi un impact considérable sur les droits fondamentaux des citoyens », constatait, dès l’avant-propos de son premier avis, la CNPD. Au-delà, la commission déplorait la largeur jugée trop importante du champ d’application des mesures en cause, et recommandait de le délimiter plus clairement. La CCDH allait, elle, encore plus loin sans son avis (woxx 1363) : les concepts utilisés ne seraient pas clairement définis, jugeait-elle entre autres, et il n’y aurait pas non plus de « limites clairement définies » aux pouvoirs des enquêteurs. Tout en se souciant de la définition « très floue » du terrorisme, régie par d’autres lois, qui servait de base au projet de loi, la commission consultative avait émis, à l’époque, une quinzaine de recommandations au législateur.

Lequel semblait avoir pris au sérieux les avis de la CNPD et de la CCDH : il avait proposé, en tout, dix amendements au projet de loi. Ainsi, la CCDH avait vivement critiqué une disposition visant à limiter, lors d’une garde à vue prolongée de 24 heures en plus des 24 heures habituelles, la durée maximale de l’entretien du suspect avec un avocat à 30 minutes. Une critique qui avait porté ses fruits, la disposition étant annulée par voie d’amendement. Tout comme celle émise à propos de la « sonorisation » (mise sous écoute) d’espaces privés : ici, un amendement proposait d’exclure de l’instruction tous les éléments relevant de l’intimité de la vie privée (« Kernbereich der Persönlichkeit »). D’autres propositions de la CNPD ou de la CCDH, comme l’introduction de la protection des sources des journalistes dans le projet de loi, étaient ignorées par l’exécutif. C’était début décembre 2016 et, côté gouvernement, on espérait certainement pouvoir en rester là.

Mais voilà que, le 8 février, le Conseil d’État a publié son avis. Un avis que l’on pourrait aisément qualifier d’assassin : « La simple lecture des mesures ainsi proposées fait apparaître que lesdites mesures que les auteurs considèrent comme n’étant ‚pas dramatiques’, sont au contraire des dispositions qui affectent certains droits fondamentaux des citoyens », y est-il constaté d’emblée.

… au tour du Conseil d’État

Le projet de loi en question serait l’expression d’une voie dangereuse empruntée par le Luxembourg comme par d’autres États européens : celle de faire primer les nécessités de la sécurité de l’État sur celles de la protection des droits fondamentaux. Au-delà, le projet de loi 6921 ne serait pas conforme aux exigences imposées par la Cour européenne des droits de l’homme au regard de l’article 8 – « droit au respect de la vie privée et familiale » – de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Ainsi, la disposition du projet de loi créant la possibilité d’une « cyberinfiltration » – permettant à des officiers de police judiciaire de s’intégrer dans des communautés virtuelles afin d’y recueillir des informations sur des terroristes présumés – est vivement critiquée : non seulement elle n’inclurait pas l’obligation pour la mesure d’être ordonnée par un juge, mais elle ne spécifierait pas non plus de façon exacte les personnes visées, ni la durée de ladite mesure, ni la procédure à suivre en termes de données personnelles récoltées.

(Photo: © MAEE – EMA)

Par ailleurs, le Conseil d’État critique l’introduction de la possibilité d’un recours, par les enquêteurs, à des mesures de « sonorisation et de captation des données informatiques à l’intérieur de lieux ou de véhicules privés », autre description de ce qu’on appelle, en allemand, « Staatstrojaner ». S’il n’avait pas émis les mêmes doutes lors du projet de loi portant réorganisation du service de renseignement, le Conseil d’État s’insurge, dans le cadre du projet de loi 6921, contre cette mesure : elle pourrait, en effet, donner lieu à des manipulations, ce qui pourrait rendre nulles les preuves ainsi obtenues.

Quant à la protection des sources des journalistes demandée notamment par la CNPD, le Conseil d’État se contente de citer l’exemple français, qui confère une protection spéciale non seulement aux avocats et médecins, mais aussi aux journalistes.

Légiférer en deux temps ?

Sur 31 pages en tout, l’organisme démonte ainsi une par une les différentes dispositions du projet de loi, en menaçant d’introduire pas moins de cinq oppositions formelles, forçant ainsi la main aux partis de la majorité. Le projet de loi pourrait bel et bien être transformé, a d’ores et déjà annoncé Alex Bodry, porte-parole du groupe parlementaire socialiste, qui lui aussi avait défendu, dans un discours enflammé, le paquet de mesures antiterroristes en décembre 2015. Ainsi, il pourrait s’imaginer scinder le projet en deux, retenant dans un premier temps uniquement les dispositions les moins controversées, a-t-il déclaré sur la radio 100,7. Tandis que le prolongement de la garde à vue et la possibilité de procéder à des perquisitions 24 heures sur 24 pourraient être introduits prochainement, le gouvernement pourrait se laisser plus de temps pour les autres mesures.

Se laisser plus de temps dès le départ aurait d’ailleurs pu éviter la situation délicate actuelle. En agissant sous le coup de l’émotion et en donnant raison à la pression populaire réclamant une meilleure protection après les attentats de Paris, le gouvernement s’est presque volontairement exposé au revers que lui inflige l’avis du Conseil d’État. Et les députés des partis de la majorité – qui se sont, dans leurs programmes électoraux respectifs de 2013, tous les trois exprimés pour une meilleure protection des droits fondamentaux – se voient légitimement confrontés au reproche d’avoir laissé passer un projet de loi manifestement attentatoire aux droits fondamentaux. Après une réforme du service de renseignement critiquée elle aussi, car portant atteinte aux libertés individuelles, et avant la révision de l’article de la Constitution concernant l’état d’urgence, il est encore temps de se raviser et de retourner à une position respectueuse des droits fondamentaux.


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