Luxleaks
 : Deuxième round


Lundi prochain débutera le procès en appel dans l’affaire Luxleaks. Voulue par deux des trois accusés et par le parquet, cette deuxième confrontation va encore une fois mettre le doigt là où ça fait mal. Une petite piqûre de rappel.

C’est reparti comme en avril : pour le procès en appel, les soutiens aux lanceurs d’alerte vont se mobiliser à nouveau. Rendez-vous lundi à 13 heures sur le parvis de la cité judiciaire. (Photo : woxx)

L’affaire Luxleaks débute en octobre 2010. Antoine Deltour, jeune auditeur sur le départ chez PriceWaterhouseCoopers (PWC) copie – comme c’est l’usage – des documents, surtout des fichiers concernant la formation continue, sur son disque dur. Il pense à ce moment que cette documentation l’aidera dans sa future carrière, qu’il imagine ailleurs que chez PWC dont il supporte mal l’atmosphère de travail. En parcourant le serveur de son entreprise, il tombe sur les fameux tax rulings – les décisions anticipées négociées entre le fisc luxembourgeois et quelques grandes multinationales par le biais des services de PWC – et décide de les copier aussi, par instinct. En tant que simple auditeur, il n’aurait jamais dû avoir accès à ces documents ; une faille que PWC expliquera plus tard par une erreur informatique – mais qui va aussi permettre à la firme de remonter vers le lanceur d’alerte et de finalement le démasquer.

Toujours est-il que Deltour est désormais en possession d’une collection de documents qui vont faire l’effet d’une bombe sur la place financière luxembourgeoise. Ce n’est qu’en épluchant les tax rulings qu’il se rend compte de leur potentiel – mais il ne sait pas encore comment les rendre publics. C’est le moment où le deuxième accusé entre en scène, le journaliste Édouard Perrin. Ce sont des billets sur le blog de Deltour qui l’ont poussé à le contacter. Lors d’une rencontre entre les deux hommes, Antoine Deltour consent finalement à lui confier la totalité des données. En mai 2012, le reportage de « Cash Investigation » va pointer une première fois du doigt le grand-duché et ses pratiques fiscales.

Ce que PWC, Deltour et Perrin ne peuvent savoir à ce moment, c’est que cette émission va provoquer une nouvelle vague de révélations. Devant son poste, Raphaël Halet, employé au service taxes de PWC, se rend compte de l’envergure des documents qu’il manipule chaque jour et décide de contacter Édouard Perrin à son tour. Suspicieux dans un premier temps – il craint d’avoir affaire à une taupe du cabinet d’audit -, le journaliste finit tout de même par accepter les documents que lui propose Halet, qui feront l’objet d’une deuxième émission.

Mais ce n’est qu’en novembre 2014 que la vraie bombe éclate. Alors que la classe politique tout comme la place financière avaient pu encore ignorer – ou diminuer l’importance – de deux émissions sur la télé publique française, les révélations de l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ) publiées simultanément dans presque toute la presse internationale les forcent à réagir.

Stratégie image et stratégie réelle

De la défensive des débuts, où l’argument prépondérant était de dire que ces constructions d’optimisation fiscale étaient tout à fait légales et pratiquées partout dans le monde, le gouvernement de coalition bleu-rouge-vert décide de feindre l’offensive en profitant de la présidence du Conseil européen de 2015 : il s’engage dans différents processus. Comme le « country-by-country reporting », qui semble toutefois aujourd’hui menacé par une guéguerre entre le Parlement européen, la Commission et les différents ministres des Finances. Avant tout l’Allemand Wolfgang Schäuble qui est un adversaire farouche de la publication des rapports de taxes pays par pays – ce qui arrange bien le Luxembourg.

Mais il n’est pas le seul à s’activer. Au Parlement européen, des députés de tous bords s’unissent pour demander une commission d’enquête sur les pratiques fiscales, pas uniquement au Luxembourg, mais partout dans l’Union. Pourtant, même si les signatures nécessaires sont rassemblées, c’est le président du Parlement et grand ami de Jean-Claude Juncker – qui se trouve très embarrassé par toute cette affaire -, le social-démocrate allemand Martin Schulz, qui donne un coup de frein à cette initiative démocratique. En n’autorisant que la constitution d’une commission spéciale, il porte un coup bas aux députés qui essayaient seulement de faire leur boulot, dégradant l’image déjà bien écornée de l’Union européenne par-dessus le marché. Car une telle commission spéciale n’a pas les mêmes pouvoirs qu’une commission ordinaire. Ainsi, elle ne peut pas, par exemple, forcer les multinationales ni les gouvernements à lui procurer des informations. Bref, la farce était quasi programmée – avec comme point culminant la visite de Jean-Claude Juncker en personne au Parlement. Même si, par le biais du travail de cette commission spéciale, présidée par le conservateur Alain Lamassoure, quelques petits éléments ont filtré dans la sphère publique. Par exemple, les comptes rendus du « Code of Conduct Group », une réunion informelle des ministres européens des Finances pour évoquer la fiscalité, et justement éviter le dumping fiscal. Grâce à la ténacité de certains députés, notamment le Vert allemand Sven Giegold – qui a, aux côtés de son collègue le député Die Linke Fabio De Masi, témoigné au procès en faveur des lanceurs d’alerte -, on sait maintenant que le grand-duché s’unissait avec ses voisins du Benelux pour justement éviter une plus grande transparence en matière de fiscalité.

(Photo : Wikipedia)

Mouvements paradoxaux

Que la Commission européenne, en la personne de la commissaire à la concurrence Margrethe Vestager, tire profit des révélations Luxleaks – entre autres – pour faire condamner certaines multinationales (Fiat, Apple et McDonald’s jusqu’ici) à payer des sommes phénoménales en raison des avantages fiscaux indus dont ils ont profité en Irlande comme au Luxembourg montre également les tournants curieux de cette affaire et la complexité de la matière.

Une matière dont la société civile au Luxembourg est aussi plus prompte à s’emparer. Ainsi, le collectif « Tax Justice Lëtzebuerg » et un comité de soutien aux lanceurs d’alerte comme au journaliste Édouard Perrin se sont constitués au grand-duché. À côté d’actions publiques en marge du procès – avec d’autres organisations et comités étrangers – le collectif a commencé à se construire des réseaux à l’extérieur du pays. Il fait partie des organisations européennes qui viennent de cosigner le rapport de l’ONG Eurodad « Survival of the Richest – Europe’s Role in Supporting an Unjust Global Tax System 2016 ».

Un rapport qui d’ailleurs est tout sauf tendre avec le grand-duché, puisqu’il pointe le fait qu’après le scandale Luxleaks, l’usage des tax rulings a encore augmenté de 50 pour cent en 2015. Ce qui démontre que ces pratiques sont loin d’appartenir au passé. Même, si bien sûr, on argumentera que tous les rulings ne sont pas problématiques – tant qu’il n’y a pas de transparence sur la fiscalité globale, il n’y aura pas de justice fiscale.

Le scandale Luxleaks – tout comme les autres « leaks », qu’ils concernent la Suisse, le Panama ou encore récemment le monde du football professionnel – a chamboulé la donne à des niveaux très différents. Qu’il s’agisse de blocages défensifs au niveau des gouvernements nationaux ou au Parlement européen, ou de l’usage offensif des tax rulings pour taxer les multinationales, le monde de la fiscalité mondiale, longtemps à l’ombre de la sphère publique, est entré en mouvement. Il s’agira juste d’avoir le courage de le pousser dans la bonne direction.


Les accusés

Antoine Deltour

Médiatiquement parlant, c’est sans doute la star du scandale Luxleaks. Et c’est mérité, puisque c’est par lui que tout est arrivé. Sans les copies des tax rulings qu’Antoine Deltour a sorties des griffes de PWC, le monde ne saurait pas ce qui se tramait – et se trame encore – derrière les façades de verre des cabinets d’audit. Ce jeune homme originaire d’Épinal dans les Vosges n’avait pourtant rien d’un lanceur d’alerte quand il est entré chez PWC. Après une école de commerce, il voulait tout simplement faire carrière et profiter de l’ascenseur social qu’offrait la place financière du grand-duché. Après sa démission et sa décision, lourde de conséquences, de faire fuiter les tax rulings au journaliste Édouard Perrin, il s’est vite retrouvé dans le collimateur de son ancien employeur et de la justice luxembourgeoise. Mais son inculpation lui a aussi valu la reconnaissance d’une autre frange du monde politique. Lauréat du prix du citoyen européen – décerné par le Parlement européen – en 2015, il a multiplié les apparitions pour sensibiliser aux mécanismes fiscaux opaques qui régissent la finance mondiale et qui font que, chaque année, des dizaines de milliards d’euros échappent aux collectivités publiques. Après sa condamnation à du sursis et une amende à l’issue du premier procès cette année, Deltour a attendu jusqu’au dernier jour avant d’aller en appel. Mais vu l’appel général voulu par le parquet luxembourgeois, ce deuxième rendez-vous était de toute façon inévitable.

Raphaël Halet

Le mystérieux troisième homme a longtemps été en retrait des lumières médiatiques. Et pour cause : après la découverte de sa « trahison » par PWC, le cabinet d’audit n’a pas fait dans la dentelle concernant son employé au secrétariat du service taxe. Celui-ci a dû subir une perquisition civile musclée (dont la légalité est d’ailleurs contestée) dans son domicile privé en Moselle, suivie de menaces financières totalement démesurées. Ainsi, PWC – par le biais d’un accord transitionnel que Raphaël Halet et sa femme ont signé sous la pression – demandait le silence absolu du lanceur d’alerte, sous peine de dommages et intérêts de quelque dix millions d’euros. En échange, la firme veillerait à ce que son ex-employé ne se retrouve pas devant la justice. Promesse non tenue, vu que Raphaël Halet se retrouvait aussi à la barre en avril de cette année. Mais ce n’est que la révélation de l’existence de cet accord transitionnel qui va libérer sa parole. Et surtout le faire revenir sur sa première version livrée sous la pression devant la juge d’instruction luxembourgeoise, dans laquelle il accusait encore Édouard Perrin de lui avoir forcé la main pour qu’il lui fasse parvenir des documents précis. Depuis, Halet s’est reconstruit une image et apparaît dans les médias – dont le woxx ou encore Politico -, notamment pour mieux préparer sa défense lors du procès en appel.

Édouard Perrin

C’est le seul accusé à avoir été acquitté par la justice en juin de cette année. De ce point de vue, le fait que le parquet le force encore une fois à passer à la barre est déjà scandaleux. D’autant plus que l’accusation de la première instance était bâtie sur du sable. Car Perrin n’a pas été accusé pour ses liens avec Antoine Deltour, qui lui avait pourtant fourni une masse de documents amplement supérieure à celle de Halet – mais uniquement en connexion avec Halet, justement. Le parquet croyait savoir – en se basant sur le témoignage douteux de Raphaël Halet, car obtenu sous une pression maximale de la part de PWC – que Perrin aurait contraint ce dernier à lui livrer certains documents précis, notamment des tax rulings obtenus par PWC pour Arcelormittal. Au moment des révélations, le géant de l’acier procédait à des licenciements massifs en Lorraine, en Belgique et au Luxembourg – ce qui serait, selon le parquet, un indice du manque de sérieux du journaliste. Or, les choses ne se sont pas passées ainsi. Premièrement, Halet – une fois soulagé de la pression financière de son ancien employeur – a totalement disculpé Perrin ; deuxièmement, on ne le répétera jamais assez, il n’a fait que son boulot. Et cela de façon méticuleuse. Il aurait aussi bien pu balancer toutes les données obtenues par Deltour sur Wikileaks. Mais il a préféré en un premier temps n’en publier que quelques-unes pour les émissions « Cash Investigation », avant de confier le tout au consortium international des journalistes d’investigation ICIJ, qui a travaillé pendant de longs mois avant de livrer une analyse pointue des documents. On se demande alors vraiment quelle mouche a piqué le parquet pour mettre en cause de manière tellement flagrante la liberté de la presse.


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