Mémoire juive
 : « Ruthy » et le cavalier solitaire

Shelomo Selinger, le sculpteur du monument aux victimes de la Shoah, a survécu à neuf camps de concentration et deux marches de la mort. Amnésique durant sept ans, il recouvre la mémoire en même temps qu’il rencontre l’art et sa future femme. Portrait d’un couple.

Shelomo et « Ruthy » Selinger, le 18 juin dernier à l’hôtel Cravat. (Photo: fb)

woxx : De quoi se souvenait l’homme que vous avez rencontré ? 


Ruth Selinger : Il disait qu’il avait été dans les camps de concentration, qu’il était né en Pologne, qu’il avait perdu sa famille et qu’il avait encore une sœur. C’était tout. Ce n’est qu’une fois sorti de l’amnésie qu’il a commencé à raconter. C’était des horreurs. Je suis allé voir quelqu’un qui était originaire de sa ville, avec qui il avait été dans une partie des camps et qui m’a raconté beaucoup de choses dont lui n’avait plus mémoire. Par exemple, c’est chez cet homme que nous avons trouvé la copie d’une photo prise par les Allemands. Parce que quand Shelomo avait 12 ans, on l’avait fait sortir pour nettoyer la place devant l’abattoir où il y avait des arbres…

Shelomo Selinger : … c’était en Pologne, dans ma ville natale de Szczakowa. C’était avant ma déportation et avant même qu’on nous mette dans le ghetto. Je me souviens de l’endroit où je me trouvais quand on a mis la corde autour du cou d’Aaron Diamant, membre d’un mouvement de jeunesse sioniste, et que j’ai entendu la prière juive ‘Shema Israel Adonai Elohenu Adonai Ehad’ (‘Écoute, Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel seul’, ndlr). Une prière qu’on récite avant la mort, mais que les Juifs récitent tous les jours. Et quand on la prononce à la synagogue, on met la main sur les yeux. Dans ma sculpture, il y a un personnage qui a la main sur les yeux. D’un côté il s’agit de la prière juive, d’autre part cela symbolise le monde entier qui a fermé les yeux pour ne pas voir le génocide des Juifs.

Vous qui êtes née en Israël avez fait connaissance là-bas, où Shelomo vivait dans un kibboutz…


Ruth : Je suis allée deux semaines là-bas avec ma classe de lycée. J’avais seize ans. Il est venu me rendre visite et on s’est promenés. Il y avait des pins et on avait l’habitude de couper dedans. C’est très facile, c’est mou. Il m’a fait un petit bonhomme. J’ai toujours été attirée par l’art. J’avais des livres et j’ai toujours rêvé d’avoir une sculpture sur mon piano. Aujourd’hui, je n’ai plus de place sur mon piano. C’est comme si j’avais pressenti quelque chose. (Elle rit.)

« Mes années aux Beaux-Arts ont été une sorte de réveil. » 
Shelomo Selinger

Shelomo : Deux ans après, j’ai eu le prix Norman de la l’America-Israel Cultural Foundation, et là on s’est mariés et on est partis ensemble à Paris. Je voulais apprendre la sculpture à l’École des beaux-arts, chez Marcel Gimond, auquel j’ai montré des photos et qui m’a tout de suite accepté dans son atelier. J’ai beaucoup appris chez lui et notamment ce qu’il ne faut pas faire. C’était une merveille : pour une fois, j’étais étudiant. Car tout ce que je savais, je l’avais appris en autodidacte.

Et vous vouliez tous les deux quitter Israël ?


Ruth : J’avais envie de partir parce que c’est l’âge où on aime bien se séparer de sa mère, qui était dominante dans mon cas. Elle m’a écrasée tellement elle a été dominante. Alors il fallait sortir ses ailes un tout petit peu. Comme on était mariés, personne ne pouvait rien nous dire. En plus, je voulais voir un peu le monde, sortir de cet endroit, certes très beau, mais voir autre chose. Sauf que ce que j’ai vu à Paris était trop difficile.

Shelomo : Pour elle, c’était l’enfer à Paris, parce qu’on était très pauvres. Et pour moi, dans mon souvenir, c’était une merveille. Mes débuts à Paris… Je suis étudiant, je vais à l’École des beaux-arts, je vais au musée, je repère des chefs-d’œuvre, je suis en contact avec des artistes, avec des étudiants. Après la guerre de Corée, il y avait plein d’Américains à Paris qui avaient des bourses. Et tous ces écrivains, qui deviendront très importants par la suite, qui seront révélés en Amérique, ils étaient là avec nous. On s’est rencontrés dans les petits cafés. Ces premières années aux Beaux-Arts, c’était aussi une sorte de réveil. C’était extraordinaire pour moi. J’étais chez Gimond. Je faisais exactement ce qu’il voulait, mais en même temps j’avais déjà goûté la matière en taille directe et on m’a permis, dans une cour de la banlieue parisienne, d’apporter des pierres que j’avais trouvées dans des zones où il y avait des matériaux de destruction. J’ai trouvé un bord de trottoir et j’ai commencé à travailler ça.

Ruth : Il a aussi trouvé là-bas dans ces zones des socles de sculptures en bronze que les Allemands avaient prises pour leurs canons.

Shelomo : Il y en avait un en marbre bleu…

Shelomo Selinger au travail dans son atelier de Louvigné-du-Désert (Photo : Ruth Selinger)

Ruth : … et un qui portait le nom de Joseph Hirsch. Et qu’on avait jeté là-bas avec toute cette saleté.

Shelomo : Paris, ce n’était pas comme aujourd’hui. Vous téléphoniez rarement à quelqu’un. Vous tapiez à la porte. C’est comme cela que je suis allé rendre visite à Brancusi, qui m’a dit : ‘Mais je suis vieux, je ne travaille plus. Voici un bout de meule en grès. Prenez ça et faites-en quelque chose.’ Et quelques mois après, il est mort. J’ai deux sculptures que j’ai réalisées à partir des pierres de Brancusi. Une sculpture hommage à Brancusi, un baiser, et l’autre qui est une sorte de parodie de mon gardien SS, que j’ai toujours dans mon atelier. J’ai connu Arp, Giacometti, Zadkine et puis il y avait un sculpteur extraordinaire dont personne ne parle plus, qui était animalier : Joseph Constant, qui travaillait beaucoup le bois aussi. Paris, à l’époque, était la capitale du monde. Capitale artistique, de la culture ! Car c’est de cela qu’on parle. Et il n’y avait pas cette distance que la technique a amenée. On tapait à la porte et si la personne était occupée, on revenait. On allait souvent chez Joseph Constant. C’était un hiver où il faisait très froid et où on se mettait à côté du poêle dans l’atelier, pour se réchauffer les mains.

« J’ai survécu à tout ça parce que j’étais jeune. » 
Ruth Selinger

Ruth : Avant de repartir et de mettre mes gants, je laissais l’air chaud du poêle entrer dans mes gants. Il rigolait toujours.

Shelomo : C’est vrai qu’on était très pauvres et qu’elle en a gardé un souvenir affreux. J’étais à l’École des beaux-arts et il y avait un restaurant universitaire. J’étais mieux nourri qu’elle. Donc pour elle c’était un cauchemar.

Ça a été dur au début ?


Shelomo : C’était l’hiver de janvier-février 1956. Il y avait plein de clochards dans les rues et l’abbé Pierre qui fondait Emmaüs.

Ruth : Sortir dans la rue, c’était un danger de mort. Et nous on était dans une petite chambre où la fenêtre ne fermait pas, où la logeuse nous avait confisqué un petit réchaud qu’on nous avait donné. Heureusement que mes enfants ne sont pas passés par là. J’ai quand même survécu à tout ça parce que j’étais jeune. J’avais dix-huit ans et puis j’avais aussi l’esprit d’aventure, la curiosité. Après, j’ai pu écrire des choses drôles là-dessus, mais c’était pénible. Même si là, peut-être que je montrais un talent juif : plus ça va mal, plus le sens de l’humour est développé. En plus, 1956, c’était onze ans après la guerre. Il y a avait encore des maisons en ruine et les gens étaient aigris, méchants, désagréables. Et nous on était étrangers. Quand ils ont remarqué mon accent, ils m’ont repoussée.

Entre vous, vous parliez quelle langue ?


Ruth : L’hébreu. J’avais fait un an de français au lycée en Israël. On avait un bon professeur qui nous avait appris les bases de la grammaire. Pas le plus-que-parfait, mais le présent, le futur, le passé composé… Avec un petit vocabulaire. Mais si on me parlait vite, je ne comprenais rien. Et puis il fallait écrire des lettres aussi. Et qu’est-ce que j’ai fait ? Chaque lettre officielle que j’ai reçue, je l’ai gardée. Pour savoir comment m’y prendre avec la formule de politesse d’une lettre. Comment on rédige une lettre en français.

Est-ce que vous avez rencontré de la solidarité ?


Ruth : Non… Des amis ont essayé de nous trouver des chambres. Une fois, on a fait le tour de Paris. Dans aucun hôtel il n’y avait de chambre libre. Et donc, ils nous ont trouvé cette petite chambre chez une vieille dame qui louait tout ce qu’elle avait.

Shelomo : C’était la veuve d’un écrivain yiddish qui avait été déporté.

Ruth : Elle avait cet appartement et elle louait tout. Elle avait gardé une chambre pour elle. Mais même l’entrée était louée avec un paravent. Tout, absolument tout. Pour avoir quelques sous. Pour vivre !

Quand avez-vous eu votre première rentrée d’argent ?


Ruth : Au bout d’un an, il a reçu le prix Neumann. C’était un concours pour les artistes de moins de quarante ans dans toute l’Europe, d’une fondation suisse. C’était une bonne rentrée d’argent. Surtout que nous comptions les sous…

Shelomo : Et puis j’ai pu trouver du travail comme gardien de nuit, pendant douze ans.

Ruth : C’était à l’Agence juive.

Shelomo : Il y avait dans cet endroit un legs d’un grand journaliste pour une université de Jérusalem. Comme je suis un grand lecteur et comme il y avait là-bas pas mal de livres de philosophie, de littérature et de poésie, je me suis instruit.

Avec sa sculpture « Kaddish », commande du Luxembourg (Photo : Ruth Selinger)

Quels sont les auteurs qui vous ont marqué ?


Shelomo : J’aime beaucoup les auteurs russes, j’aime tous les classiques français et puis en allemand, Thomas Mann. Et puis j’ai étudié un peu Hegel et Levinas.

Ruth : Quand j’ai fait sa connaissance, il ne savait rien du tout de son passé et il a toujours eu soif d’apprendre. Dans son kibboutz, on lui avait inculqué les théories marxistes. Alors quand on a fait connaissance, il a voulu me persuader : thèse, antithèse… Vous savez, moi, à 16 ans, j’avais déjà pour mon âge une grande culture. Parce que dans mon lycée, on avait des enseignants qui autrefois avaient été professeurs d’université en Pologne et en Allemagne. C’étaient des cours exceptionnels ! J’avais donc une culture beaucoup plus grande que la sienne.

« Rien ne compte dans le monde. » 
Shelomo Selinger

Shelomo : Tout à fait.

Ruth : Et quand j’ai eu 18 ans, il m’a offert un cadeau. C’était quoi déjà ? Les lettres…

Shelomo : Non, non… “Du matérialisme historique” d’Engels.

Ruth : Avec dédicace !

Shelomo rit.

Ruth : Bon, j’ai quand même essayé de lire. J’ai lu la première page, sans rien comprendre. J’ai tourné la page, j’ai fait un effort. La troisième page, je l’ai déjà lue un tout petit peu en biais et après j’ai refermé le livre. Ce n’était pas la peine. Mais je l’ai gardé.

Shelomo : À l’époque, j’avais les réponses, j’attendais les questions. (Il rit.)

Donc, si j’ai bien compris, la mémoire vous est revenue à Paris ?


Ruth : Déjà en Israël. Parce qu’il commençait à faire des cauchemars. Il sautait du lit. C’est venu comme ça, ça l’envahissait. Heureusement qu’en même temps il a commencé à sculpter.

Shelomo : La nature m’a donné l’oubli pendant sept ans où j’ai pu me reconstruire, et la sculpture, l’art, m’ont donné la possibilité de continuer.

Ruth : De canaliser ses angoisses.

Shelomo : La sculpture a pris le relais de mon oubli et aujourd’hui je suis un être équilibré. Je suis fou, mais équilibré. (Il rit.)

Ruth : Il n’est pas fou… Il a quelques séquelles. Comme quelqu’un qui a dû se protéger contre un danger invisible, il a développé quelques intuitions extraordinaires et qui lui servent encore aujourd’hui. Par exemple, il ne tombe jamais dans le panneau. Il sent les pièges. Et ça aussi a développé chez lui un caractère quand même spécial. Moi, je l’appelle le cavalier solitaire. Assez souvent, même quand on est deux, il est seul. Si je parle, il n’entend pas toujours, il est dans ses pensées, dans son monde. Il donne une autre valeur aux choses. La vie matérielle aussi. Il a toujours dit que rien ne compte dans le monde. Ce dont une personne a besoin, c’est de pain à manger, de quoi s’habiller et d’un toit sur la tête. Pour Shelomo, il n’y a pas de différence entre avoir une chambre ou deux et posséder un château. La différence élémentaire s’affiche entre celui qui est dans la rue et celui qui a une petite chambre pour entrer et fermer la porte derrière lui. Et il a raison.

Parce que le monde matériel vous distrait et vous sort de votre trajectoire ?


Shelomo : Non, je suis aussi bien quand il y a deux chambres que quand il y en a trois. Cela ne me dérange pas, mais je ne ferai pas un effort exceptionnel pour en avoir. Avoir un endroit pour sculpter, cela me suffit. Je suis heureux quand je peux faire de la sculpture et je crois que j’ai énormément de chance de pouvoir, depuis soixante ans, aller dans mon atelier et travailler. Je suis un homme comblé. Je ne demande pas plus. S’il y a des appréciations, ça me plaît, mais cela n’est pas une condition à ma satisfaction. L’essentiel, c’est de pouvoir sculpter, faire mes dessins. C’est cela ma vie. Si je ne sculpte pas, je meurs.


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