Migration : La Libye se sent seule


Pays affaibli par des crises successives, la Libye tente de limiter l’afflux de migrants clandestins. Mais l’ancienne Jamahiriya ne se sent pas soutenue par les pays occidentaux.

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Maryline Dumas Dans le centre de détention de Karareem, 18 février 2015. (Photos : Maryline Dumas)

Les chiffres de Frontex ne trompent pas. Selon l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’UE, 1.700 personnes sont décédées en tentant de rejoindre l’Europe par la Méditerranée lors du premier trimestre 2015, contre 17 à la même époque en 2014. Les deux premiers mois de 2015 ont enregistré une augmentation de 42 pour cent des franchissements irréguliers par la mer par rapport à 2014. La plupart de ces départs ont eu lieu depuis la Libye.

Dès les premières catastrophes, en avril, le « gouvernement du Salut national », mis en place par la coalition de brigades Fajr Libya (« Aube de la Libye »), a compris l’importance du sujet. Non reconnue par la communauté internationale, cette autorité, qui contrôle Tripoli et les côtes de l’Ouest d’où partent la majorité des clandestins, espère que la question des migrants sera l’occasion d’entamer une nouvelle collaboration avec l’Europe.

C’est loin d’être gagné, puisque l’Union européenne a décidé, seule, le 18 mai dernier, de mettre en place la mission Eunavfor Med qui prévoit d’« identifier, capturer et disposer des bateaux utilisés par les passeurs et les trafiquants ». Ce programme est critiqué par plusieurs ONG mais aussi par les deux gouvernements libyens rivaux. Selon Hatem el-Ouraybi, porte-parole du gouvernement de Beida (Est libyen), reconnu par la communauté internationale, « cette option militaire n’est pas humaine ». Ibrahim Dabbashi, ambassadeur du pays aux Nations unies, a indiqué mardi que Beida ne donnerait pas son accord à cette opération : « La position de la Libye est claire : tant que l‘Union européenne et d‘autres pays ne s‘entretiendront pas avec le gouvernement légitime comme seule représentation de la population libyenne, ils n‘auront pas notre accord. » À Tripoli, le gouvernement du Salut national parle, lui, d’une solution « inadéquate ». Et a choisi de contre-attaquer.

Dans l’Ouest libyen, les opérations pour arrêter les migrants avant qu’ils ne montent dans les bateaux ont été multipliées ces dernières semaines. Samedi 23 mai, 600 clandestins ont ainsi été arrêtés à Tajoura, à l’est de Tripoli, dans une ferme isolée. Gilets de sauvetage, GPS et téléphones ont été retrouvés avec eux. Clandestins et preuves sont exhibés devant les médias internationaux. Les autorités de Tripoli veulent prouver qu’elles agissent. Et, fortes de ces résultats, elles pointent du doigt l’Europe.

Libye, première victime

« La Libye n’est qu’une terre de passage pour les migrants. Notre pays est la première victime, bien avant l’Europe, de ce fléau. Soyons sérieux et travaillons réellement sur ce dossier. Il n’y a qu’à travers une collaboration avec l’Europe que nous parviendrons à limiter ce phénomène », lance Mohamed Ghirani, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Tripoli, qui souhaite une mission d’envergure qui ne concernerait pas seulement les côtes.

Car le drame des migrants ne se joue pas uniquement en mer. « Avant d’atteindre les côtes, il y a des milliers de personnes qui meurent dans le Sahara dans des accidents de voiture, par manque d’eau, de nourriture… mais on ne parle que des centaines qui se noient », affirme-t-il. Mohamed Ghirani souhaiterait travailler sur les vastes frontières du Sud libyen qui sont aujourd’hui « grandes ouvertes » : « J’ai rencontré mon confrère du Niger, je voulais remettre en place un accord avec lui, comme sous le régime de Kadhafi. Mais il me dit qu’il n’a pas les moyens et qu’il doit déjà combattre Boko Haram. Je fais quoi, moi, en attendant ? » Le capitaine Oussama Gambour, chargé des centres de déportation, est plus direct : « L’armée française est au sud de la Libye, notamment avec la base militaire de Madama au Niger. Pourquoi laisse-t-elle passer les migrants ? »

La question se pose d’autant plus que les routes des clandestins sont parfaitement connues. Les migrants originaires d’Afrique subsaharienne, qui quittent leur pays pour des raisons économiques, entrent en Libye par les frontières nigérienne ou algérienne. Ceux venant d’Afrique de l’Est, tels les Soudanais ou les Érythréens qui pourraient prétendre à un statut de réfugiés politiques – inexistant en Libye -, entrent par les frontières soudanaise ou égyptienne. À leur entrée en Libye, ils sont aidés par les Toubous ou les Touaregs, les deux ethnies dominantes dans le Fezzan, région du Sud libyen. Après un arrêt de plusieurs semaines dans les villes du Sud où les clandestins travaillent pour financer la suite de leur voyage, ils repartent en direction du nord, avec le soutien de la tribu des Ouled Sliman.

Routes migratoires connues

Une fois sur la côte, les Africains marquent un nouvel arrêt pour regarnir leur portefeuille et trouver les quelque 2.000 dollars (un peu plus que 1.800 euros) que coûte la traversée vers l’Europe. Les départs ont lieu depuis Zouara, Sabratha, Tajoura, Khoms ou Garabouli. Les Berbères de Zouara sont les passeurs les plus réputés. Mais un policier libyen note que, ces derniers temps, ce « voyage type » d’Afrique jusqu’en Europe, qui pouvait jusque-là prendre plus d’un an, s’est accéléré : « Maintenant, les passeurs s’organisent avec les familles des clandestins qui envoient l’argent, afin que ceux-ci n’aient pas à patienter en Libye. »

Face à des réseaux qu’ils considèrent comme internationaux, les Libyens se sentent abandonnés. « On nous demande de traiter ce dossier avec sérieux, mais personne ne nous aide », enchérit le colonel Rida Issa, le chef des garde-côtes de Misrata. Il se rappelle un défilé de diplomates et d’attachés militaires étrangers après la révolution : « On leur demandait directement s’ils allaient nous aider. Ils posaient des contrats sur la table. Il n’y avait que l’argent qui les intéressait. » Actuellement, les 1.100 hommes du colonel Rida Issa disposent de deux bateaux, prêtés par le port commercial de Misrata, de quelques bateaux de pêche et de vieux bateaux gonflables. « Nous sommes les mieux équipés de la côte ouest, donc nous patrouillons de Syrte (à 250 km à l’est de Misrata) jusqu’à Zouara (à 320 km à l’ouest de Misrata). »

Misère des centres de détention

À Tripoli, les garde-côtes sont effectivement moins bien lotis : ils ne disposent plus que d’un seul bateau pneumatique. « Nous ne faisons plus de patrouilles depuis le 18 janvier », explique Mohamed Baithi, le chef de la force de sécurité maritime de la capitale. « S’il y a des dizaines de migrants qui sont en train de se noyer, on ne peut rien faire. On appelle les navires qui sont à proximité ou on réquisitionne un bateau de pêche. »

Si le sauvetage se passe bien, les clandestins sont ensuite placés dans des centres de détention. Il en existe 20 en Libye, qui accueilleraient entre 12.000 et 16.000 clandestins. Celui de Sourman, à 70 km à l’ouest de Tripoli, accueille une centaine de femmes et quelques enfants. Erina Catherine vit ici depuis janvier. Cette Camerounaise de 25 ans se plaint des mauvaises conditions : « On nous maltraite ici, on est mal nourris. Je veux partir, quitter ce pays au plus vite. »

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Dans le centre de détention pour femmes de Surman, 3 février 2015.

Le centre de Zaouïa, à 45 kilomètres à l’ouest de Tripoli, n’accueille quant à lui que des hommes. À l’entrée, une odeur âcre prend à la gorge. Un mélange d’urine, de sueur, d’eaux usées et de nourriture moisie. Les 420 détenus ont été rassemblés dans la cour et profitent de quelques rayons de soleil. « C’est exceptionnel, c’est à cause de vous. D’habitude on reste enfermés toute la journée dans les dortoirs », explique le Guinéen Bouna Camara qui se plaint, lui aussi, de ne pas manger assez et d’être frappé par les gardes. Les dortoirs sont en fait d’immenses pièces où s’entassent tant bien que mal des matelas ou, à défaut, des tapis. Les toilettes, constituées d’un trou et d’une arrivée d’eau, sont séparées de la pièce par un rideau en plastique ou une couverture.

Dans cette Libye au fonctionnement anarchique depuis la révolution de 2011, certains migrants retrouvent parfois la liberté. « Des Libyens viennent récupérer leurs employés qui ont été arrêtés. On leur fait signer un papier et ils repartent avec le patron », explique le lieutenant Khaled Attumi, directeur du centre. En Libye, les clandestins subsahariens gagnent leur pain en effectuant toutes les tâches que les Libyens se refusent à faire : construction, service dans les restaurants, lavage de voitures… Autant dire que l’ancienne Jamahiriya a besoin d’eux. D’autres arrivent à soudoyer les gardiens. Ils ressortent libres et retournent sur les carrefours principaux des villes, où ils attendent d’être embauchés à la journée. L’objectif est simple : parvenir à économiser pour retenter la traversée vers l’Europe.

L’Italie accusée

Les détenus qui n’ont pas de patron et pas d’argent, eux, n’ont pas d’autre choix que la patience : aucun processus de rapatriement n’est vraiment établi. Les accords se font au cas par cas, alors « certains clandestins peuvent rester un an, un an et demi dans ces centres », se désole le colonel Mohamed Abu Breda, porte-parole du bureau de l’immigration illégale. Lui-même reconnaît que les conditions de vie dans les centres de détention sont « particulièrement difficiles » : « Parfois nous n’avons même pas les moyens de les nourrir ou de les faire soigner. »

L’absence d’assistance est une chose, mais le colonel va plus loin et dénonce des entraves : « Le mois dernier, la marine italienne nous a, par trois fois, empêchés de contrôler des bateaux de pêche italiens. Nous ne savons pas ce qu’ils transportaient. » En avril, la journaliste italienne Nancy Porsia avait d’ailleurs assisté à une manœuvre de la marine de son pays pour empêcher le contrôle de pêcheurs. Le gouvernement italien, qui ne reconnaît pas les autorités de Tripoli, craint probablement qu’un de ses citoyens ne tombe entre les mains d’un groupe armé.

Mais à Tripoli, le colonel Mohamed Abu Breda est persuadé qu’« il y a des liens forts entre les passeurs et la mafia italienne. J’ai remarqué que les trafiquants libyens qui avaient des contacts en Italie n’avaient jamais de problème pour faire traverser les migrants. Ils paient pour une protection et leurs bateaux arrivent toujours à bon port ». Il évoque des sommes d’argent échangées en mer, mais aussi les trafics de poisson et de pétrole en pleine Méditerranée, « ce dont le gouvernement italien ne se plaint jamais ».


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