Poésie
 : Marqueterie lyrique


Carla Lucarelli vient de publier aux éditions Phi « Dekagonon », un recueil de prose poétique bilingue en français et en allemand. Rencontre avec une prosatrice dans l’âme qui ne dédaigne pourtant pas de se laisser transformer en poétesse.

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Carla Lucarelli lors de la lecture marathon « Impossible Readings 7 », le 2 juillet dernier au Mudam. (Photo : Bohumil Kostohryz)

« Je me considère comme une écrivaine de prose. La poésie, c’est quelque chose qui me vient de quelque part et qui passe par moi. Quelque chose que j’ai besoin de coucher sur le papier. Ce sont des flashs, des impulsions en quelque sorte, plutôt que de l’inspiration. Je mets tout ça dans un tiroir et je le relis six mois après. Certains textes ne me parlent plus et n’intéresseront personne d’autre que mon tiroir. Mais d’autres me parlent toujours ; alors je les garde et je les retravaille éventuellement. »

Pour quelqu’un qui ne se considère pas comme une poétesse, Carla Lucarelli a tout de même une certaine expérience lyrique. Pas seulement parce qu’elle a déjà publié un recueil en 2012 (« Aquatiques », toujours aux éditions Phi), mais aussi car le blog qu’elle a créé voilà quatre mois regorge de textes dont on peut assurément dire qu’ils revêtent une forme de poèmes. Un blog comme une sorte de fenêtre creusée sur le devant de son tiroir à mots, qui fait entrer la lumière et donne à ses lecteurs un aperçu de ses travaux en cours, nombreux et éclectiques.

Entre écriture automatique et associations d’idées

Mais d’ailleurs, comment décrirait-elle sa poésie ? « Franchement, je ne sais pas. J’écris une prose poétique qui m’est personnelle. Comme ce sont des impulsions, ça vient forcément des tripes. Et c’est justement ce qui m’intéresse : sortir ce qui vient des tripes et qui peut-être ne resterait pas si je ne le notais pas tout de suite. Parfois, une ou deux phrases ou un ou deux vers me donnent des idées pour continuer. On pourrait donc dire que ma poésie se situe entre écriture automatique et associations d’idées. »

Ce processus a d’ailleurs demandé une longue maturation avant de voir son résultat exposé à des lecteurs : « Comme tous ceux qui ont fait des études de lettres, j’ai commencé des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre, je me suis intéressée à des personnages pendant trois mois pour les abandonner ensuite… » Pas de déclic miraculeux de l’écriture chez l’auteure donc, mais une pratique régulière et beaucoup de mots remisés pour un examen ultérieur. La publication arrivera bien plus tard : « J’ai été un peu poussée. Je publiais de petites choses sur Facebook, que Lambert Schlechter a lues. Il m’a encouragée à continuer et m’a incitée à donner une forme à mes textes épars, ce que j’ai commencé à faire. »

De fil en aiguille, elle en vient à proposer un recueil en allemand (« Lyrikfetzen mit Hund und Dame ») au Concours littéraire national. Celui-ci est récompensé d’une mention spéciale du jury. Puis elle récidive l’année suivante, où elle obtient le troisième prix pour sa nouvelle « Le prix du silence ». C’est peut-être le signe de reconnaissance que Carla Lucarelli, dont on sent dans les réponses qu’elle a la timidité des écrivains qui ne veulent pas déranger, attendait pour sauter le pas de l’édition.

Elle compose donc « Aquatiques » : « Dans tout ce que j’avais depuis presque vingt ans dans mon tiroir, j’ai sorti des textes qui tournaient autour de l’eau, de la mer ou du fleuve. » Puis elle propose le livre aux éditions Phi, qui le publient avec des dessins de Danielle Grosbusch : « Les premiers volumes de la collection GraPHIti étaient tous illustrés, et je trouvais que ça apportait beaucoup à la poésie. Comme ‘Aquatiques’ est un recueil dont le thème principal est la nature, j’ai cherché des artistes pour qui celle-ci serait une source d’inspiration. Christian Mosar m’a conseillé de contacter Danielle Grosbusch. C’est ainsi que notre collaboration est née pour ce livre. »

« Dekagonon », qui vient de sortir, est aussi illustré, cette fois par Carlo Schmitz. Plutôt que de donner des dessins déjà existants, celui-ci a travaillé à partir du texte pour proposer des œuvres entièrement originales. Dix en tout (plus une au début et une à la fin), car, comme le titre l’indique, ce nombre est la clé de l’ouvrage : « Peut-être est-ce parce que j’écris aussi de la prose, mais je trouve que dire des choses en un poème, c’est un peu juste. C’est pour ça que j’ai pensé à prolonger chaque idée sur dix textes. De là sont nés les dix cycles de dix poèmes qui composent ce recueil, le ‘Dekagonon’. »

Rude épreuve de la sortie du tiroir

Sur les dix cycles que le livre comporte, cinq sont en français et cinq en allemand. « Je trouvais dommage que ce que j’écris en allemand ne rencontre pas de lectorat. J’ai donc eu envie de faire un ouvrage bilingue, parce que je ne voulais pas non plus le faire uniquement en allemand. » Pourquoi ? « Bonne question ! Peut-être n’avais-je en fait pas assez de textes en allemand qui me parlaient encore… Il m’aurait alors fallu attendre d’en avoir plus. Et puis finalement, au Luxembourg, nous sommes scolarisés en français et en allemand, donc pourquoi pas ? »

Très travaillé dans sa structure, le livre ne mélange cependant pas les langues, alors que Carla Lucarelli avoue volontiers qu’elle-même le fait quotidiennement : « Lorsque j’écris, il me vient souvent trois mots en allemand, le reste en français, puis une phrase en italien, voire en anglais. En tant que professeure de français, c’est presque scandaleux de le dire, mais il m’arrive d’avoir à chercher la traduction d’un mot allemand en français pour pouvoir continuer une phrase que j’écris ! » Le poète Patrick Beurard-Valdoye, rencontré au Marché de la poésie de Paris il y a quelques années, l’avait d’ailleurs encouragée à transcrire son inspiration ainsi, « comme ça vient ». Finalement, ces textes bien particuliers n’ont pas passé l’épreuve de la sortie du tiroir, Carla Lucarelli ne les ayant pas jugés satisfaisants.

On trouvera donc dans la partie française dix mouvements, dix haïkus libres, dix histoires, dix digressions et dix quatrains. Tous courts – jusqu’à l’extrême concision des haïkus libres (La vie et rien d’autre / Disait- il / De lui plus rien sur l’image) -, les textes tissent dans chaque cycle une toile de signifiants : chacun peut être apprécié séparément, mais ce n’est que lorsqu’on lit les dix que l’intégralité du propos se révèle. La partie allemande est construite sur le même modèle, avec des cycles différents pour la plupart : Vierzeiler, Hindernisläufe, « Die Welt ist… », Träume et Lyrikfetzen.

Commencer « Dekagonon », c’est donc se plonger dans une écriture poétique décantée après plusieurs mois puis remise sur le métier, assemblée comme une marqueterie précieuse, avec des influences sérieuses de prose. Pas de doute, Carla Lucarelli sait où elle va, même en poésie. Et de conclure, avec un sourire gourmand qui lève un coin du voile sur la richesse de son fameux tiroir : « J’écris depuis longtemps, mais je ne publie pas depuis longtemps. »

Le blog de Carla Lucarelli : 
http://carlalucarelli.wordpress.com

1379_kultur_buchHistoire 3

C’est une histoire de silences

qui à force de ne rien projeter

projettent des myriades de questions

des flots de malentendus

l’histoire de silences aussi bavards que des mensonges

nimbés de trahisons muettes

c’est l’histoire de silences émis

espaces bruyants bruits entêtants

valses stridentes

remplir d’images ce qui se dérobe

et habiller de vide les mots

ou comprendre qu’il n’y a rien à comprendre

et que c’est l’histoire d’une histoire

qui se tait

Extrait de « Dekagonon », éditions Phi, juin 2016.


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