Poésie
 : Un trouvère revendicatif


Moins connu des amateurs de poésie grand-ducaux, peut-être parce qu’il habite dans la lointaine Bruxelles, Tom Nisse est une voix originale et authentique dans le paysage littéraire national. Coup de projecteur sur une œuvre et un personnage dont le franc-parler fait du bien.

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Tom Nisse, 42 ans, pratique une poésie riche et performative, à découvrir 
ou retrouver bientôt à Dudelange et 
à la Kulturfabrik.

Une poésie qui revendique la liberté et critique les systèmes politiques, économiques, philosophiques, religieux, historiques et artistiques en place, « du côté de la créativité désentravée » : voilà comment Tom Nisse explique son écriture. Car, pour lui, « la vraie poésie est toujours révolte sémantique contre les discours dominants ». Pas de doute, le Luxembourgeois, installé de longue date dans la capitale belge, sait ce qu’il veut. En témoigne d’ailleurs en 2013 un texte particulièrement précis, « Reprises de position », où il passe en revue dans les détails sa conception de l’art poétique.

C’est très tôt que Tom Nisse éprouve le besoin de s’exprimer autrement que par ce qu’il nomme « les canaux principaux proposés (imposés) par une société ressentie comme gravement malade ». À la fin des années 1980, il est encouragé dans cette voie par José Ensch, alors sa professeure de français, et Lambert Schlechter, qui habite dans le même village. Puis il fréquente un atelier de poésie animé par Nic Klecker et René Welter au Lycée de garçons, au Limpertsberg. De la poésie, il dit ne pas savoir si c’est lui qui l’a choisie ou s’il a été lui-même choisi.

Toujours est-il qu’il entame une formation d’éducateur et commence à fréquenter les milieux de la contre-culture bruxelloise. Il débute dans les revues « Avancées », émanation du Parti communiste belge, et « Alternative libertaire », dans la mouvance anarchiste. « C’étaient là mes premières publications, contre des rémunérations frugales ou inexistantes, qui appartiennent à un passé de militant. Passé jamais désavoué, où j’ai pu établir et affermir plus profondément ma conviction de la place de la poésie, et de la littérature et de l’art en général, dans la vie publique, dans l’opposition aux montées et banalisations de l’extrême droite, dans la défense des fragiles incarnations de la liberté. » Nisse exerce ensuite le métier de journaliste pour la publication liégeoise « C4 » (du nom de la fiche remise par un employeur belge lors d’une cessation de contrat de travail).

La poésie, incarnation de la liberté

Cette conscience aiguë de l’injustice du monde et de la perversion des systèmes dominants l’amène à écrire certaines de ses pages les plus poignantes. Par exemple, en 1996, il décrit l’expulsion « brutale et raciste » des sans-papiers de l’église Saint-Bernard à Paris : « La chaussette trouée traîne sur les vieilles marches les larges marches / elle est traînée elle est épuisée et trop maigre pour donner des coups // les légionnaires portent des haches et du lacrymogène dans leurs poings / le bois lourd de la porte de l’église est fendu ». Citons encore ce poème consacré au palais des Colonies à Tervuren, à la périphérie de Bruxelles, où s’est déroulée une exposition coloniale en 1897 : « Danses et rituels anciens sous la menace / ce fut un succès immense et prolongé / plus d’un million de badauds défilèrent / venus de partout de l’Europe vieillissante // et la nuit l’esplanade était déserte / excepté pour la ronde des gardiens / et malgré le froid il y avait des moustiques / et quels sanglots couvaient dans les cases ? ». Récemment, Nisse a écrit un long hommage aux femmes kurdes, « Femmes d’un pays entaillé / par les quatre frontières / creusé par des fleuves / essentiels et glacés et hissé / par la pierre dans les altitudes / où impassibles sommeillent les lacs », qui dure une vingtaine de minutes en lecture publique et qui s’accompagne de quelques gestes performatifs et du saxophone ténor de Nicolas Ankoudinoff.

Équilibrer écriture et performance

Car la performance est pour Tom Nisse indissociable de son écriture, même s’« il faut aussi impérativement que le poème fonctionne uniquement sur le papier sans le concours de la voix et du corps ». Cette complémentarité entre parole et écrit est essentielle pour lui, qui regrette l’appauvrissement de la langue qu’il perçoit chez certains poètes performeurs, trop spectaculaires à son goût. Mais si l’équilibre est trouvé, alors les soirées de poésie sont le meilleur vecteur de transmission à ses yeux. « L’énergie de la tension physique, de la voix, du regard, des muscles » permet un partage plus direct et plus immédiat avec le public. Nisse se revendique clairement sur ce point de la tradition des trouvères et de leurs équivalents sur d’autres continents. Toujours à la recherche des moyens d’expression les plus appropriés à son discours, il a aussi enrichi depuis quelques années sa palette de formes artistiques par les collages et la poésie visuelle.

Si l’écriture de Tom Nisse emprunte souvent le chemin de ses colères et de ses révoltes, il n’en délaisse pas les genres moins politisés pour autant. « Nous serons les amants de Jemaa el-Fna / où un conteur édenté / bénit la ronde des aveugles », écrit-il par exemple en 2010 dans « À la Touareg blanche ». Lyrique et retenue à la fois, son écriture sait, d’exubérante et revendicative, se faire caressante dans les poèmes d’amour. « Après », paru en 2015 aux éditions Phi, comporte également un grand nombre de pièces inspirées de son vécu, de voyages ou d’amours. Ce premier livre publié au Luxembourg, très dense, lui tient d’ailleurs particulièrement à cœur : « C’est un recueil dont je suis fier parce qu’il recouvre presque une décennie et demie de mon existence et de mon cheminement poétique. Il a nécessité une masse de travail considérable pour devenir une forme qui me semble vraiment aboutie et suffisamment puissante et revendicatrice. » Revendication toujours, quand même…

Du Luxembourg, Tom Nisse dit aussi apprécier certaines voix actuelles ou plus anciennes : « J’admire sincèrement la poétesse Anise Koltz. J’aime lire les textes de Lambert Schlechter. Les écrits des frères Nico et Guy Helminger m’impressionnent, chacun à sa manière et avec sa radicalité propre. J’ai beaucoup de respect envers la poésie d’Alexandra Fixmer et suis proche de certains textes de Serge Basso de March. Quant aux ancêtres, je suis un inconditionnel de la poétesse José Ensch et du poète Jean Krier, et j’ai lu un livre de Rolph Ketter dont la rage m’a ému. »

Que lui apporte finalement la poésie ? « Le souffle. La rencontre. L’apparition de vérités. La précision dans l’interaction à laquelle s’adonnent pensée et sentiment. La possibilité de rester insoumis. La puissance de nommer, de partager l’étendue de l’amour, la beauté assaillie de la terre, les parcours tenaces de la liberté. D’affirmer que la vie dans la poésie et la poésie dans la vie se suffisent parce qu’elles se rendent illimitées. L’éternité de l’instant perçu. » Chez Tom Nisse, rien n’est laissé au hasard et chaque mot est pesé, même si les propos coulent à flots. Histoire de tordre le cou au mythe d’une poésie contemplative et inerme : avec lui, elle remue, elle conteste, elle revendique et elle fait du bien.

1361_tom-nisse-apres« Après », éditions Phi, 2015.
Deux dates pour voir Tom Nisse : 
le 14 mars, il participera au troisième Printemps poétique transfrontalier au centre culturel opderschmelz à Dudelange, à 19h30 ; il sera également l’un des nombreux invités de la soirée de clôture, 
le 25 juin à partir de 17h à la Kulturfabrik.

Frontière Europe

Un balluchon illégal
s’essoufflant dans la salle d’attente.
Main, marteau, vitre.
Chair de détermination.
Ici le cri est scellé,
aseptisé.
Ici
la carte téléphonique
est une récompense.
Esclaves de nos couloirs.
Ici la conscience des nuages
se blesse aux grillages.
Là-bas
le regard étranglé dans le sable
maudit les avions.

Extrait de « Noté en passant », éditions Caractères, 2007.


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