Psychiatrie
 : Vies gâchées


La schizophrénie reste une maladie peu connue au Luxembourg et sa prise en charge laisse à désirer. Une association de proches compte changer la donne.

60 % des personnes atteintes de schizophrénie ne reconnaissent pas leur maladie. Environ 10 % des psychotiques se suicident. (Tableau : Vincent Van Gogh – « Champ de blé aux corbeaux », 1890 – Google Art Project)

Quand Mady Juchem prend la parole, la vie ressemble à ce qu’elle devrait être : une attention constante à l’autre, à soi, un bout de chemin parcouru ensemble. Debout devant une douzaine de proches de schizophrènes, elle évoque l’histoire de son fils, en traitement depuis sept ans, ainsi que les bienfaits du programme Profamille, mis au point au Canada il y a plus de vingt ans. Depuis 2015, il existe également au Luxembourg. Tous les quinze jours, pendant quatre heures, des proches se retrouvent au Centre de santé mentale, rue du Fort Bourbon, pour suivre ce programme qui d’une part vise à informer sur la maladie et sa prise en charge et d’autre part promeut l’apprentissage de techniques servant à mieux faire face aux situations de stress, aux difficultés de communication, et contribue de manière générale à résoudre les problèmes.

« J’ai l’impression que ce programme nous aide à améliorer l’ensemble de nos relations, pas uniquement celles que nous entretenons avec nos proches schizophrènes. C’est comme si à travers eux nous pouvions apprendre quelque chose dont nous puissions nous servir dans d’autres situations », confie David*, dont le frère Georges, de dix ans son aîné, vit reclus chez leurs parents depuis cinq ans. La communication entre Georges et sa famille est « pénible », parfois même « inexistante » tant les réactions de son frère contrarient David, qui avoue ne pas toujours arriver à distinguer la maladie de l’individu.

« À la recherche de solutions »

Pour beaucoup de proches de schizophrènes, le programme Profamille est une aubaine dans un paysage autrement désert. Concernant la prise en charge de la schizophrénie, le Luxembourg est à la traîne. Pendant des années, il n’y a littéralement pas eu de point de contact. Le programme Profamille aussi reste encore méconnu du grand public.

Voilà entre autres pourquoi Mady Juchem et son mari Eric Krebs ont décidé, il y a un an, de créer l’Association des familles ayant un proche atteint de psychose au Luxembourg (AFPL). Ce lundi, l’association, qui compte maintenant près d’une centaine de membres, a d’ailleurs adressé une lettre ouverte avec une liste de dix revendications à l’ensemble des partis politiques, l’objectif étant d’attirer leur attention sur cette maladie entourée de tabous et sa prise en charge, à quelques mois des élections législatives. Des pourparlers avec différents partis ont déjà eu lieu. Le constat est chaque fois le même : « De manière générale, les politiques ignorent tout de la thématique », explique Eric Krebs, qui se veut pourtant « constructif » et « à la recherche de solutions ».

Car la schizophrénie se développe de manière insidieuse. Souvent, à défaut de diagnostic précoce, elle ne devient apparente aux proches que si les symptômes s’affichent au grand jour. Comme dans le cas de David, dont le frère Georges, brillant doctorant en architecture, était revenu vivre chez ses parents il y a cinq ans, soi-disant en attente d’être admis à un poste de post-doctorant sur un prestigieux campus universitaire américain. Or il ne quittera pas le continent. Ni cette année-là, ni celle d’après, ni jamais probablement. Car Georges, qui est atteint de schizophrénie est aujourd’hui convaincu qu’une conspiration au plus haut niveau de l’État a eu raison de ses plans pour l’avenir et que la maison dans laquelle il vit avec ses parents sexagénaires est surveillée par les Renseignements.

Au début, il a passé ses journées en ligne, explique son frère David : « Des heures et des heures passées sur l’internet, jusqu’à tard dans la nuit, à télécharger des PDF sur le site de la CIA notamment. » Probablement que le comportement de son frère avait déjà été remarqué à l’université et que c’est pour cette raison que « sa candidature n’a pas abouti », comme le pense son frère.

Faire changer la loi

Quant aux raisons pour lesquelles Georges a pu rester cinq ans à la maison, elles sont multiples : il y a d’abord la méconnaissance de sa famille, qui n’a pas identifié cette maladie très complexe qu’est la schizophrénie. Ensuite, il y a la honte, résultant à la fois du fait de compter parmi ses proches une personne atteinte et puis de n’avoir rien entrepris pendant toutes ces années, même si pour David les choses étaient claires depuis le début. Par exemple quand le critique littéraire a reçu les appels intimidants de son frère qui lui disait qu’il était en train de ruiner sa carrière : « Il nous considère comme une prolongation de son être. Il voudrait qu’on se soumette à son besoin de contrôle. » Par conséquent, c’est aussi la vie de leurs parents, tous deux retraités, qui se trouve considérablement réduite. Heureusement que David habite seul « à l’autre extrémité du pays ». C’est cela qui l’a sauvé de l’emprise de son frère, tout en lui permettant de garder une certaine distance. Mais aujourd’hui, il veut apprendre à aller vers lui à nouveau et le rencontrer différemment, non plus dans la révolte face à la maladie, mais avec compréhension et avec l’objectif de le convaincre de se faire soigner.

Car au manque d’information vient s’ajouter autre chose : « On ne peut pas hospitaliser une personne contre son gré. Mon frère, qui est adulte, même s’il souffre de schizophrénie, ne peut être hospitalisé, à moins qu’il représente une menace vis-à-vis de lui ou d’autres », explique David. Le médecin traitant ne peut pas non plus aider ; cela s’apparenterait à des « coups et blessures », leur a-t-on expliqué. Sur ce point, l’AFPL compte également faire changer l’opinion et peut-être la loi. Selon l’OMS, la schizophrénie concerne 1 pour cent de la population mondiale, soit 6.000 personnes au Luxembourg. « En ajoutant l’entourage des malades (parents, partenaires, amis et connaissances), très concerné, on arrive facilement à 30.000 électeurs potentiels en tout », note Mady Juchem, en enfonçant le clou.

L’AFPL exige aussi des lits supplémentaires au Centre hospitalier neuro-psychiatrique d’Ettelbruck (CHNP) ainsi qu’à l’Orangerie. En moyenne, les patients atteints de psychose seraient renvoyés beaucoup trop tôt des hôpitaux du pays pour libérer des lits. Et ce alors qu’ils ne sont souvent pas suffisamment « stables ».

Listes d’attente

L’AFPL demande également des structures supplémentaires, d’après le modèle des ateliers thérapeutiques et protégés (ATP), qui offrent une « certaine structure au quotidien » aux malades. Dans ce contexte, l’AFPL estime que les listes d’attente de un à deux ans sont inacceptables. L’association dénonce dans ce contexte l’absence de perspective de convalescence pour les patients atteints de psychose.

Même constat concernant le logement accompagné, avec des listes d’attente interminables. En 2005, une étude avait déjà constaté un manque de logements adaptés. Or « jusqu’à ce jour, et en dépit de l’augmentation de la population, la situation n’a pas changé », regrette l’association dans sa lettre ouverte, où elle propose également une augmentation du personnel du service psychiatrique à domicile du CHNP et de l’équipe mobile du Centre hospitalier Émile Mayrisch – une activité essentielle qui contribue à réduire le risque de rechutes. Là encore, les listes d’attente seraient beaucoup trop longues.

Mais il y a d’autres aspects qui laissent croire que le Luxembourg ne se soucie guère de ses malades mentaux : le revenu pour personne gravement handicapée (1.300 euros par mois) ne permet guère de vivre dignement. En plus, il vous est demandé de le rembourser en cas d’héritage. L’AFPL exige quant à elle le remboursement des neuroleptiques non plus à 80 pour cent, mais à 100 pour cent.

Sur le marché du travail, la situation est loin d’être optimale. Pour l’AFPL, il est clair que l’État devrait encourager toutes les entreprises à embaucher 5 pour cent de personnes handicapées comme le veut la loi. « Vous n’êtes pas sans savoir que toute personne qui trouve le chemin vers la vie professionnelle est un chômeur en moins », écrit Mady Juchem à l’adresse des politiques.

Ce qui taraude l’activiste, c’est que ces jours-ci on discute de la légalisation du cannabis à la Chambre des députés. « Pourquoi on ne sensibilise pas davantage, par exemple à l’école ? Chez certains adolescents, la consommation de cannabis peut déclencher une psychose dès le premier contact. » Et de préciser : « La psychose a une étape préliminaire avant de devenir apparente à une personne extérieure. Souvent, les personnes touchées n’en parlent pas, jusqu’au moment où elles perdent pied. » Mais peut-être faudrait-il commencer par bannir du discours public le mot « schizophrène », encore largement utilisé par nos politiques pour décrire un paradoxe. « Ce mot, en réalité, cache beaucoup de misère dans les familles », rappelle Mady Juchem.

*Les prénoms ont été changés.
Plus d’informations sur : www.llhm.lu et www.facebook.com/AFPL

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