Radicalisation et djihadisme
 : « Il faut oser parler davantage du côté religieux »


Interview : Thorsten Fuchshuber et Danièle Weber

Jean-Philippe Schreiber remet en question la pertinence du terme de « radicalisation » dans le contexte de la terreur islamiste. Selon l’historien des religions, l’absence d’appareil théorique pour encadrer le lexique utilisé a pour effet de créer des chaînes causales sans assise empirique et logique.

Docteur en philosophie et lettres, 
Jean-Philippe Schreiber est depuis 1996 professeur à l’Université libre de Bruxelles, où il fait entre autres partie du Centre interdisciplinaire des études des religions et de la laïcité (CIERL). (Photo : Danièle Weber)

woxx : Vous contestez l’usage du terme de radicalisation en tant que paradigme central dans la discussion autour de l’islamisme. Pourquoi ?


Jean-Philippe Schreiber : En parlant de radicalisme ou de radicalisation, on assimile le terrorisme islamiste à des phénomènes politiques qui n’ont absolument rien à voir. On politise des attitudes, des comportements qui ne relèvent pas uniquement du champ politique. C’est dans ce contexte que je conteste l’utilisation des termes de radicalisation ou de déradicalisation.

Pourtant, « radicalisation » et « déradicalisation » jouent un rôle important, voire central, au sein des mesures proposées contre les extrémismes. En quoi cela pose-t-il un problème ? 


La dialectique entre ces deux termes est fort exploitée ; elle a une fonctionnalité politique. Comme s’il y avait une logique et son contraire, comme s’il y avait une sorte de dynamique mécanique qui amenait les individus à se radicaliser et qu’un contre-discours de déradicalisation pouvait fonctionner pour les amener à perdre quelque chose qui s’est construit chez eux. Selon moi, l’utilisation de ces mots a pour conséquence de masquer le fait que ce qui se passe est très complexe et très difficile à définir.

Comment peut-on éviter ce problème dans le discours public ? Que proposez-vous ?


C’est difficile de trouver une terminologie qui serait adaptée. C’est vrai que si on considère les jeunes qui adhèrent à Daech, il y a à certains égards des analogies à faire avec d’autres types de radicalisations. Mais il y a surtout beaucoup de différences, qui font qu’on se trouve face à quelque chose de singulier. Et je crois qu’il ne faut pas effacer cette singularité. Le terme de radicalisation ne raconte rien sur le phénomène. À mon avis, il faut chercher au-delà, notamment dans le registre religieux. Dans le champ politique, on hésite à utiliser les termes islamique ou islamiste : il y a des tabous, parce qu’on ne veut pas stigmatiser une communauté. Et on a raison de ne pas vouloir le faire. Mais en même temps, on passe à côté de l’essentiel, à savoir de dire que par exemple Daech se base sur une idéologie islamique. Je dirais donc que dans ce contexte, il est plus efficace de parler de « djihadisme », d’islamisme radical ou de violence radicale justifiée par l’islam. Cela aide à mieux comprendre de quoi on parle.

« L’utilisation du terme de la radicalisation a pour conséquence de masquer la complexité du phénomène »

Vous dites donc qu’on néglige dans ce discours le côté religieux de la motivation des combattants de l’État islamique ? 


Il y a deux aspects. D’une part, il y a ces tabous : on n’ose pas parler de la religion. Or, je pense qu’il faut souligner que ce n’est pas parce qu’il y a une violence qui est justifiée par la religion que pour autant on touche à la foi, à la croyance de nos contemporains. D’autre part, on parle de religion dans une société qui est postséculaire. On n’a plus les référentiels pour comprendre la religion. On n’a plus les outils pour décoder le discours religieux. Il faut donc se donner les moyens de comprendre, de déconstruire ce discours. Pourtant, aujourd’hui, ce ne sont souvent pas des experts de la religion qui s’expriment sur Daech. Je pense qu’on n’a pas assez entendu ces derniers. Cela permettrait de mieux contextualiser et relativiser ce qui se passe.

Que pourraient-ils nous expliquer ?


Il faut prendre la propagande de Daech au sérieux. Quand on lit ces textes, on se rend compte qu’on est dans un discours très construit, très intelligent, qui décrit un projet religieux. On est dans un phantasme apocalyptique servi par un discours prophétique avec une volonté de détruire un monde pour construire un monde nouveau. La propagande de Daech n’utilise pas la religion pour justifier ces crimes, les crimes sont dans la logique du discours religieux littéraliste, qui ne va pas au-delà de la théologie musulmane du 12e siècle. On a là une transposition dans notre temps de comportements guerriers à l’époque du prophète.

C’est à cela que vous faites référence dans un article du journal « Le Soir », quand vous parlez d’une « absence d’appareil théorique » qui « a pour effet de créer des chaînes causales sans assise, ni empirique, ni logique » ? 


En effet, il faudrait se donner un appareil théorique multidisciplinaire pour comprendre le phénomène du djihadisme. On est dans un phénomène qui se comprend à l’intérieur de l’islam, qui se comprend aussi dans une chaîne causale à l’intérieur d’un contexte géopolitique, qui est celui du Moyen-Orient, et dans une chaîne causale plus large liée à l’adhésion à ce projet apocalyptique. Pour le comprendre, il faut voir ce qui s’est passé avec une génération que nous sommes en train de perdre, parce qu’elle cultive un ressentiment à l’égard de tout le système. C’est très complexe. Or on est dans une époque qui refuse la complexité.

Que pensez-vous des mesures proposées actuellement ?


Tout d’abord, je ne veux pas donner de leçons ou critiquer en vrac les mesures prises. Il y en a qui sont intéressantes. Je constate quand même que dans l’urgence pour faire face à l’anxiété de la population, il y a eu beaucoup d’improvisation. Certains projets de déradicalisation ont été mis en œuvre sans donner de résultats. Il faudrait moins travailler dans l’urgence. Nous allons être confrontés à ce climat de terreur pendant des années encore. Si on veut développer des politiques cohérentes, il faut réfléchir et donner des réponses qui s’inscrivent dans la durée. Cela va prendre du temps.

Quel rôle la religion doit-elle jouer dans ce processus ?


Il faudrait par exemple s’occuper de ces jeunes, leur proposer une conception plus large de l’islam qui tient compte des réformes qui sont en cours depuis le 19e siècle. En Belgique, ces initiatives portées par des gens comme Rachid Benzine portent leurs fruits. C’est un moyen de faire entrer la religion dans le débat.


Vor allem im Zuge der Diskussion um islamistisch motivierten Terror und die Jugendlichen und jungen Erwachsenen, die sich dem Islamischen Staat angeschlossen haben, hat sich in den vergangenen Jahren das Wort „Radikalisierung“ etabliert, um teils sehr unterschiedliche Biographien und ideologische Überzeugungen auf ein und denselben Begriff zu bringen. Sowohl in der sozialpädagogischen wie auch in der sozialwissenschaftlichen Praxis sind die Erklärungskraft des Begriffs sowie die daraus abgeleiteten Gegenkonzepte jedoch nicht unumstritten. Die woxx hat beim neugegründeten Luxemburger „Zentrum gegen Radikalisierung“ zur dortigen Herangehensweise nachgefragt und sich mit dem Brüsseler Religionshistoriker Jean-Philippe Schreiber von der Université libre de Bruxelles über Fallstricke der gesellschaftspolitischen Debatte um „Radikalisierung“ unterhalten.


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