Rapport Artuso : L’Empire contre-attaque

Dans son article « Meilenstein oder Stolperfalle », paru samedi dernier dans le Wort, l’historien Charles Barthel se livre à une attaque ad hominem de son collègue – et s’emmêle les pinceaux plus d’une fois.

1341webx_artuso_barthelCe sera facile de faire au woxx le reproche d’un parti pris dans tout ce qui concerne le « rapport Artuso ». Puisque nous avons publié les bonnes feuilles de la thèse de doctorat sur la collaboration au grand-duché et que nous avons accompagné de très près l’évolution du rapport, et puis parce que plus d’une fois l’historien a pris la plume dans nos pages. Il est vrai aussi que nous avons salué le fait que le mythe du Luxembourg résistant n’est plus intouchable.

S’il est certainement trop facile d’ignorer les critiques que l’on peut formuler à l’encontre du travail de Vincent Artuso – il faut tout de même dire ce qu’il en est de l’article de Charles Barthel : un torchon réactionnaire, rien de plus.

Connaissant la basse estime que les historiens luxembourgeois – surtout ceux de la vieille génération, une appartenance à laquelle Charles Barthel se réfère explicitement dans son article – pour les journalistes, on n’essaiera pas dans les lignes qui suivent de « jouer » à l’historien. Mais plutôt de juger ces arguments et d’analyser le style de l’auteur.

Commençant par ce dernier point, il est à noter que Charles Barthel n’essaie même pas de simuler une quelconque objectivité. Sur chaque page se retrouvent des attaques personnelles contre l’auteur du rapport, qui dépassent largement tout cadre scientifique. Il y est question de « Aufblähung », d’un « peinliches Ungleichgewicht », « schier unzulässig », « parteipolitische Angelegenheit » et finalement d’un « rührseligen, zu PR-Zwecken eingesetzten Entschuldigungskult ». Autrement dit, Charles Barthel essaie de discréditer Vincent Artuso par tous les moyens rhétoriques possibles. En lui reprochant des inexactitudes qu’il aurait soit ignorées, soit avancées sciemment dans le but de tromper le lecteur – et par ce biais le gouvernement qui était le commanditaire de ce rapport -, il ne fait rien d’autre que tenter de détruire la crédibilité de son « collègue ». Ce faisant, il pose d’emblée le niveau de la discussion, qui est bien en dessous d’une vraie « querelle d’historiens ».

Quant aux arguments, décortiquons-en quelques-uns. Au début de son article, Charles Barthel reproche à l’auteur d’avoir élargi son champ de recherche – en accord avec son comité scientifique – aux années 1930, afin de mieux pouvoir déterminer quel était l’état du pays au moment de l’arrivée de l’occupant nazi, notamment pour documenter la montée de l’antisémitisme. Ce reproche d’un « gonflement artificiel » (« Aufblähung ») – que Charles Barthel semble vouloir attribuer aux résultats prétendument maigres des recherches de Vincent Artuso – tombe vite dans l’absurde quand par la suite Barthel critique le fait que le rapport n’aurait pas assez étayé ses recherches sur cette période. Des statistiques comparables avec d’autres pays européens sur l’émigration massive de Juifs chassés des pays de l’Est manqueraient à l’appel, selon lui. Tout comme des chiffres sur d’autres réfugiés – témoins de Jehovah, gens du voyage (que Barthel appelle toujours « Zigeuner ») et réfugiés politiques. Le problème est que même si de tels chiffres seraient certes intéressants à produire, ils sont hors sujet. Car le cahier des charges ciblait la Commission administrative « et plus particulièrement son rôle dans la mise en pratique de la politique antijuive du régime national-socialiste ». Donc, reprocher à Vincent Artuso d’avoir gonflé son rapport pour ensuite demander encore plus de détails hors sujet est – du point de vue rhétorique – plutôt gonflé…

Dans le même ordre d’idée se trouvent les reproches selon lesquels le rapport ne traiterait pas des réactions des Juifs luxembourgeois face à l’afflux massif d’autres Juifs venus de l’étranger. Encore une fois, Charles Barthel émet des reproches qui dépassent largement le champ de recherche délimité par le comité scientifique. De plus, cela le mène à une supposition qui – si elle était vraie serait certes scandaleuse – rappelle la mécanique de l’antisémitisme courant des années 1930 : il réprimande Vincent Artuso pour ne pas avoir répondu à la question de savoir si les Juifs luxembourgeois n’auraient pas vu dans les nouveaux arrivants une menace pour leur position sociale et économique. Critiquer son opposant pour émettre des hypothèses irréalistes et poursuivre cette réflexion en émettant des idées aussi grotesques n’est pas vraiment conséquent. Le même niveau est atteint dans cette assertion à la fin de l’article qui émet l’hypothèse que les fameuses listes d’enfants juifs auraient aussi pu avoir été constituées pour constater le nombre d’enfants qui n’allaient pas au catéchisme. Mais ce n’est pas la question : l’important est que les instances luxembourgeoises ont fait parvenir ces listes à l’occupant nazi, sachant parfaitement que celles-ci serviraient à la mise en place de la politique raciale et discriminatoire allemande.

Charles Barthel commet l’erreur d’une lecture politique (et de droite) du rapport.

Mais c’est dans la suite que Charles Barthel plonge définitivement dans la confusion. Contestant l’idée de Vincent Artuso que le malaise luxembourgeois de la fin des années 1930 est la suite logique d’un « processus qui avait vu progressivement les valeurs libérales s’effacer au profit des idées nationalistes », il argumente qu’à tous les niveaux de l’échiquier politique on pouvait trouver des tonalités nationalistes – du « docteur rouge » Michel Welter au libéral Norbert Metz. Et ne fait donc qu’étayer la thèse formulée dans le rapport. Comment Charles Barthel a-t-il pu se tromper à ce point dans son argumentaire ? La réponse est à chercher dans le même paragraphe, où il critique le fait que seuls des historiens plutôt à gauche (Denis Scuto, Henri Koch-Kent et Henri Wehenkel) sont cités et que son « mentor » Gilbert Trausch a été écarté. Il admet donc entre les lignes qu’il a lu le rapport comme provenant d’un historien de gauche, se situant lui-même à droite. Pas étonnant qu’une grande partie de ses arguments ne tiennent pas la route.

En ce qui concerne les reproches émis sur le passage de pouvoirs entre le gouvernement parti en exil à la hâte – et sans avoir établi un plan en cas d’occupation – et la Commission administrative sous l’égide d’Albert Wehrer, les contre-arguments de Charles Barthel touchent parfois des points sensibles, comme le fait que seuls 23 députés (sur 55) étaient présents au moment de doter la Commission administrative des pleins pouvoirs. Pourtant, l’argumentaire de Barthel ne réussit pas à ébranler la thèse principale du rapport, qui d’ailleurs n’a pas été formulée en premier lieu par Vincent Artuso, mais par Henri Wehenkel : la Commission administrative se voyait bel et bien comme un gouvernement et s’opposait au gouvernement en exil. La même chose vaut aussi quand il évoque le fait que la Commission administrative n’a pas laissé rentrer les réfugiés juifs non luxembourgeois de l’exil français. Si des doutes sont permis face à la lecture que Vincent Artuso a faite des documents qu’il utilise, Charles Barthel ne peut pas mettre en doute le fait que la Commission administrative a réalisé de facto une politique raciale – un des piliers du rapport pourtant.

Autre fait intéressant : les omissions dans l’article de Charles Barthel. Ainsi, celui-ci ne pipe pas mot au sujet des lois raciales de Nuremberg, qui furent appliquées partiellement au grand-duché bien avant l’arrivée des Allemands. On ne trouve aucune référence non plus à l’idée d’un diplomate luxembourgeois qui en 1935 proposait d’ériger des camps de concentration pour « les indésirables » qui fuyaient le régime nazi à l’Est. Et des quelque 11.500 procès de l’épuration ou des milliers de volontaires pour la Waffen SS, on ne trouve aucune mention.

Mais c’est vers la fin que Charles Barthel dévoile son vrai visage. Il loue le rapport sur le dernier chapitre évoquant les efforts du gouvernement en exil pour aider les Juifs luxembourgeois à quitter le continent. Bizarre que l’unique chapitre qui mette en scène positivement des officiels luxembourgeois soit le seul à trouver grâce aux yeux de l’inquisiteur Barthel. Encore plus bizarre, le fait qu’il évoque Corinne Schroeder, membre consultative du comité scientifique dont les critiques n’auraient pas été entendues – et dont il rapporte une partie de l’argumentaire tel quel dans son article, comme plusieurs sources concordantes nous l’ont certifié.

Ce n’est que vers la fin de son réquisitoire qu’on apprend où le bât blesse : en critiquant le fait que ceux des membres du comité scientifique n’appartenant pas à l’Université du Luxembourg n’auraient pas été entendus, on voit où il veut en venir. Car Charles Barthel n’est pas seulement un historien renommé : il est aussi directeur (démissionnaire depuis le 16 juin de cette année) du Cere (Centre d’études et de recherches européennes Robert Schuman), où il a succédé à son mentor Gilbert Trausch – un des constructeurs du storytelling du Luxembourg résistant. Justement un des centres de recherche voués à disparaître pour faire place à l’Institut d’histoire du temps présent qui sera rattaché à l’Université du Luxembourg. Pas étonnant donc qu’il tire à boulets rouges sur tout ce qui provient de là. Pour une vraie querelle d’historiens, qui serait intéressante à suivre, l’article de Charles Barthel va trop loin dans la polémique et ne livre pas assez de contre-arguments crédibles. Dommage en somme…


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