Reporter.lu 
: L’anti-essentiel

Un nouveau projet médiatique devrait voir le jour dans quelques mois. Sera-t-il la réponse adéquate au manque de crédibilité dont souffrent nos médias ?

À la recherche d’une « objectivité absolue » : Christoph Bumb et 
Laurence Bervard ont quitté le Wort pour se lancer dans l’aventure 
d’un « magazine digital ». (Illustration: Reporter.lu)

Le phénomène est bien connu: le « business model » classique de la presse écrite touche à ses limites. Financer la parution d’un journal imprimé en se basant sur le triptyque abonnement-annonces-subventions s’avère de plus en plus difficile. Comme jadis l’avènement de la télévision – qui nous a apporté une première loi sur « l’aide à la presse » en 1976 – avait été identifié comme responsable d’une première crise de la presse écrite, depuis deux décennies, c’est l’explosion de l’internet qui sape les bases économiques de la presse écrite et met donc en péril une partie importante du journalisme professionnel.

L’internet a non seulement apporté une information apparemment plus rapide et plus « sélective », car les moteurs de recherche ont vite appris à présenter aux lectrices et lecteurs essentiellement des articles, des liens et de illustrations qui touchent à des domaines susceptibles de les intéresser prioritairement. Il donne aussi accès à une mine d’informations… gratuites.

L’introduction de journaux gratuits, uniquement financés par des annonces, fut une sorte de riposte de la part de certains grands éditeurs. Plus besoin de les proposer en abonnement et de les faire acheminer à grands frais (et avec une perte de temps non négligeable) vers les ayants droit : on les dépose partout où les lectrices et lecteurs potentiels sont de passage. Plus on en distribue, plus on génère de revenus, les annonces étant rémunérées en fonction du tirage du journal, surveillé à intervalles réguliers par des sociétés d’audit spécialisées.

Il s’est rapidement avéré que le marché luxembourgeois (même élargi vers les régions avoisinantes francophones) était tout juste assez grand pour permettre à un seul journal de ce type de devenir vraiment rentable. L’Essentiel, dont Editpress détient la moitié des parts, vient de fêter ses 10 ans. Son concurrent, sorti à la hâte par Saint-Paul à peine quelques semaines après le lancement du premier, n’a jamais atteint les niveaux de tirage suffisants pour permettre à l’éditeur de le maintenir en vie. Le coup de frein final a été donné fin 2012.

Print et web complémentaires

Une autre stratégie suivie par la plupart des médias imprimés : créer des présences web avec des contenus plus ou moins identiques à ceux du papier. Au début, il s’agissait essentiellement de « home pages » qui offraient quelques articles gratuits, en introduisaient quelques autres et invitaient pour le reste les lecteurs et lectrices à s’abonner au titre papier. Le lien pécuniaire prioritaire entre le journal et le client restait donc l’abonnement à la version imprimée.

Mais depuis l’avènement des tablettes, ce modèle commercial ne donnait plus entièrement satisfaction aux abonné-e-s : des formules purement digitales commençaient à se développer. Elles permettaient de maintenir le lien de fidélité avec le lectorat tout en créant des avantages financiers des deux côtés. Mais si pour beaucoup d’abonné-e-s, le « rabais » paraissait dérisoire, les maisons d’édition se voyaient confrontées à des désavantages financiers indirects : le nombre croissant d’abonnements digitaux tirait le nombre d’exemplaires imprimés vers le bas, ce qui ne restait pas sans conséquences sur les tarifs des annonces payantes. Avec des tirages en baisse, les coûts d’impression, par exemple, augmentaient également. La conséquence logique aurait été d’augmenter le tarif des abonnements papier.

Cette stratégie de la complémentarité entre « print » et web n’est donc pas synonyme de durabilité pour les publications existantes. Pour maintenir leur attractivité, elles adoptent alors souvent des formats comparables aux nouveaux médias, réactivité incluse : des billets plus courts, plus rapides… et moins recherchés. Ce tableau est évidemment très caricatural. Il existe toujours des médias imprimés – surtout ceux avec des fréquences plus espacées – qui se permettent des analyses plus approfondies et qui publient des articles recherchés dépassant le simple coup de téléphone auprès de l’un ou l’autre protagoniste et qui trouvent leur public, même au Luxembourg.

Plus récemment, des projets qui veulent garantir un journalisme professionnel de qualité adoptent une stratégie diamétralement opposée : ils se passent de tout support matériel et limitent leur offre à une présence web. Un tel « magazine digital » verra – peut-être – le jour en mars 2018 à Luxembourg. L’initiative « reporter.lu » vient d’être présentée au grand public : un projet dont le démarrage sera financé par un crowdfunding sur internet (voir aussi notre article en ligne, publié le jour de la conférence de presse du lundi 6.11.2107).

Le projet est en gestation depuis des mois et il a commencé à se concrétiser au moment où les deux protagonistes Christoph Bumb et Laurence Bervard ont quitté le Wort cet été. L’annonce d’une subvention étatique pour des publications « online » n’a pas été le facteur déterminant, explique-t-on, bien que les 100.000 euros de subvention par an seront acceptés volontiers une fois les critères – dont une parution pendant au moins six mois – remplis.

Pour Christoph Bumb, gérant de la société spécialement créée, il s’agit surtout de bien mettre en place l’entreprise. Le projet doit être viable, d’où le souci de se donner tout le temps nécessaire pour être sûr de n’avoir rien oublié. La procédure de crowdfunding via Kickstarter prendra fin juste avant les fêtes de fin d’année. À ce moment-là, on saura si le projet se réalisera ou non, c’est-à-dire si le minimum de 150.000 euros aura été rassemblé. Ensuite, il ne restera plus que quelques semaines jusqu’au vrai démarrage du site « reporter.lu » prévu en mars 2018. Peu de temps, d’autant plus que le site sera une conception entièrement nouvelle spécialement adaptée au cahier des charges que se sont donné les initiateurs.

Abonné-e-s à l’année

Mais hormis ces aspects techniques, il s’agit aussi de constituer une équipe rédactionnelle et d’embaucher en fonction des possibilités et des besoins de qualification spécifiques. « Quelque chose qui ne se fait pas en quelques jours », explique Christoph Bumb. En plus, le site devrait démarrer avec un certain nombre d’articles recherchés déjà préparés à l’avance. D’ailleurs, deux collaboratrices se sont déjà adossées au projet – au titre de free-lances pour l’instant : Kyra Fischbach, connue du forum et de la radio-socioculturelle, et Marie-Laure Rolland, responsable de la rédaction culturelle du Wort jusqu’en octobre de cette année.

Si tout va bien les (minimum) 1.000 souscripteurs à la campagne de crowdfunding, auxquels on demande donc une participation d’au moins 150 euros, auront droit à un premier abonnement annuel. Le deuxième grand défi sera donc, au bout d’une année, la reconduction des abonnements. Or, l’abonnement à « reporter.lu » se comprend comme complémentaire à d’autres sources d’information. La météo, le programme télé, mais aussi les fameux chiens écrasés, il faudra les trouver ailleurs. Le journalisme « décéléré », qui laisse le temps nécessaire pour des recherches et des investigations approfondies, est certainement attrayant pour les journalistes concernés, mais le sera-t-il aussi pour assez de lectrices et lecteurs ? Maintenir au moins 1.000 abonnés auxquels on garantit un article recherché par jour, est-ce donc vraiment réaliste ?

(Photo : woxx.lu)

Si on regarde de près un des modèles à succès d’une telle forme de journalisme, à savoir Mediapart qui a vu le jour au début de l’année 2008 en France, des doutes peuvent s’installer. Mediapart compte actuellement quelque 130.000 abonnés. Si on ramène ce chiffre au nombre d’habitants (presque 68 millions début 2017 en France) le compte semble y être : au Luxembourg, avec une population de 590.00 habitants, on devrait ainsi recenser 1.145 abonnements. Mais il ne faut pas oublier que ce chiffre fut atteint en 2016 – donc près de huit ans après la création de Mediapart.

Les débuts étaient bien plus difficiles : le « break even », donc l’équilibre entre recettes et dépenses, n’a été atteint qu’en automne 2010 – au bout de trois ans -, et le nombre d’abonnés n’était que de 50.000 à l’époque – 440 à l’échelle luxembourgeoise. Le chiffre d’affaires de 2016 était de quelque 11,4 millions d’euros (100.388 à l’échelle luxembourgeoise), mais seulement de trois millions en 2010 (26.000 euros à l’échelle luxembourgeoise).

Mais surtout : Mediapart présente plus qu’un nouvel article par jour , se dit être un « journal d’information numérique » et entend bien réagir à l’actualité tout en publiant des dossiers et des billets sur des sujets spécialement recherchés. Avec 45 journalistes et 28 collaboratrices et collaborateurs « opérationnels », Mediapart dispose bien des moyens pour faire bien plus qu’une recherche par jour.

Mais Christoph Bumb reste confiant : Il ne s’agit pas de concurrencer la presse quotidienne, voire les radios ou la télé. Et avec un « hard pay wall » qui ne laisse consulter l’entièreté du site qu’à celles et ceux qui auront souscrit un abonnement annuel, il ne s’agira pas non plus de se livrer à l’orgie des clics par des milliers de visiteurs quotidiens. L’accès à l’unité n’est même pas prévu pour l’instant, car techniquement trop compliqué, mais surtout incohérent avec le principe de l’adhésion complète au site.

Ce qui ne signifie pas que des non abonné-e-s ne seraient pas courtisé-e-s : il y a aura de temps en des articles accessibles à tous et l’actualité ne sera pas ignorée complètement : « On parlera de l’actualité, mais avec un certain recul. »


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