Rifkin au Luxembourg : Vive la Troisième !

Il n’y a pas que du bon dans l’étude stratégique sur la révolution industrielle à venir. Évaluation critique tenant compte de l’urgence climatique, de la nécessaire cohésion sociale et… des écrits de Jeremy Rifkin.

Contrairement aux autres intervenants, Jeremy Rifkin n’a pas parlé depuis la tribune. Une manière de souligner le caractère démocratique de la révolution dont il rêve. (Source : imslux.lu)

Contrairement aux autres intervenants, Jeremy Rifkin n’a pas parlé depuis la tribune. Une manière de souligner le caractère démocratique de la révolution dont il rêve. (Source : www.imslux.lu)

Jeremy Rifkin est un théoricien et auteur très acclamé… et très critiqué. Il est probablement bien plus acclamé et critiqué qu’il n’est écouté ou lu. Quand on étudie sans préjugé les livres de l’expert américain, on se rend compte d’une part que c’est un visionnaire sensible aux valeurs écologiques et sociales ; d’autre part, qu’il puise à de nombreuses sources pour élaborer des analyses solidement ancrées dans la réalité. Or, dans le cadre du débat qui a accompagné l’élaboration d’une stratégie luxembourgeoise en vue de la « Third Industrial Revolution » (TIR), il a été présenté, au choix, comme une sorte de superconsultant ou comme un illuminé au service du capital.

Prenons l’idée de Rifkin que les innovations technologiques – en matière de production d’énergie, de biens et de services – vont impulser de grandes transformations sociales et politiques. Il est surprenant que cette thèse soit souvent considérée comme une émanation fantaisiste de l’idéologie libérale par des détracteurs issus de la gauche radicale. Or, l’idée que l’évolution des moyens de production entraîne un bouleversement de l’organisation économique et des structures politiques est un des plus fructueux paradigmes des travaux de Karl Marx en personne.

Quant aux représentants des structures patronales prompts à acclamer Rifkin et à cofinancer ses études, le prennent-ils vraiment au sérieux ? « Le capitalisme est en train de mettre au monde un petit. Il s’appelle l’économie collaborative [sharing economy]… », écrit le théoricien dans « The Zero Marginal Cost Society ». Il y présente le nouveau système économique comme successeur désigné des expériences capitalistes et socialistes des deux siècles passés. Ce livre, son plus récent, est d’ailleurs sous-titré « L’internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme » – ce n’est peut-être pas un programme socialiste, mais ce n’est sûrement pas un hymne au capitalisme triomphant.

Dépasser le capitalisme

Comparer le Rifkin pur jus au cocktail élaboré par des représentants de tous les secteurs socio-économiques du grand-duché, voilà l’exercice qui s’imposait donc suite à la publication de l’étude stratégique sur la TIR. La bonne nouvelle : tout n’est pas noir. Ainsi, du côté des réseaux d’électricité – pièce maîtresse de la révolution économique – on retrouve bien les idées novatrices de Rifkin : décentraliser la production d’énergie et la distribuer sur un mode coopératif. Pour cela, le « smart grid » (« réseau intelligent ») et les « compteurs intelligents » ne serviront pas à optimiser des flux gérés de manière centrale, mais à privilégier les échanges locaux et même l’autoconsommation de l’énergie produite. On suivra attentivement la manière dont le smart grid sera implémenté dans les années à venir – l’option contenue dans l’étude n’est pas la seule sur le bureau du ministre Étienne Schneider.

Concernant la mobilité et l’aménagement du territoire, le bilan est plus mitigé. Certes, le rapport stratégique demande la promotion des transports en commun et de la mobilité douce ainsi qu’une amélioration de la planification urbaine (voir aussi woxx 1397). Même le tourisme à la pompe en prend pour son grade. Mais le Luxembourg misera avant tout sur la technologie : le télétravail, l’optimisation des flux et surtout les voitures électriques. Même si – il faut le rappeler – la vision de Rifkin est peuplée de citadines sans chauffeur dans le cadre d’un système de car sharing, et non de Tesla roulant en mode « ludicrous speed » (« vitesse démesurée » – ça ne s’invente pas). Quoi qu’il en soit, on cherche en vain dans ce rapport le volontarisme avec lequel l’expert avait suggéré à la municipalité de Rome une revalorisation du centre-ville par la mobilité douce.

Plus décevant encore, le chapitre consacré à l’économie collaborative, intitulé « Prosumers [producteurs-consommateurs] and Social Model » et relégué à la fin du rapport. On y parle beaucoup d’entrepreneuriat, mais très peu de cet esprit de coopération qui, selon Rifkin, émergerait avec les nouvelles possibilités techniques et modifierait profondément la manière d’organiser l’économie. Ce biais est-il dû à l’absence des syndicats dans les groupes de travail qui ont préparé l’étude ?

50 % de renouvelables, c’est suffisant !

1398stoosLes environnementalistes, présents dans ces groupes, n’ont en tout cas pas toujours obtenu gain de cause. Ainsi, le credo dominant sur la croissance du PIB indispensable pour assurer la viabilité des systèmes de sécurité sociale est repris tel quel dans le rapport. Et l’objectif 2050 en matière d’énergies renouvelables est donné comme compris entre 50 et 100 pour cent de la consommation totale. Une note précise que « certains experts nationaux (…) pensent qu’il faudrait cibler 100 pour cent afin d’être en conformité avec les objectifs de l’accord de la COP21 ». Les autres « experts » pensent sans doute que l’accord de Paris ne vaut pas le papier sur lequel il a été écrit.

Cet objectif insuffisant est d’autant plus gênant que, lors de la présentation publique de l’étude le 14 novembre, Jeremy Rifkin a consacré une bonne partie de son intervention précisément à l’urgence climatique. En particulier, il a expliqué comment le réchauffement de l’atmosphère, en fixant plus d’eau, perturbe le cycle hydrologique, ce qui conduit à une multiplication des sécheresses et des inondations. Rifkin a assuré, sans surprise, que le Luxembourg serait un pionnier en matière de TIR et que cela lui permettrait de maintenir sa qualité de vie, mais a mis en garde : « Ce sera une course contre la montre avec le changement climatique. »

Mais la vision de l’expert américain ne se limite pas aux aspects environnementaux. Il a évoqué la crise économique et sociale, rappelant que la moitié de l’humanité n’a de toute façon pas profité de l’âge industriel. « Quand les 62 personnes les plus riches possèdent autant que la moitié la plus pauvre de la planète, c’est que quelque chose ne va pas. » Pour Rifkin, précipiter la TIR permettra à la fois d’éviter le changement climatique et de surmonter la crise sociale, en développant les énergies vertes et en créant des emplois. En parallèle, les structures économiques vont se transformer et passer de la centralisation et la concurrence à la décentralisation et la coopération. Rifkin est convaincu que la TIR finira par générer plus d’égalité et un meilleur vivre ensemble.

Face à une esquisse théorique aussi ambitieuse, toute personne ayant sérieusement réfléchi à ces questions trouvera de nombreux détails à critiquer. Ce qui fait l’attrait de Rifkin, c’est qu’il développe un « grand récit ». Or, un quart de siècle après la chute du communisme, le capitalisme libéral hérité de l’âge industriel s’est essoufflé, tandis que la gauche, prise entre les échecs du passé et les trahisons du présent, a du mal à développer un discours cohérent. Bien entendu, le théoricien américain n’est pas le seul à proposer un grand récit, mais le sien a le mérite de mettre sur la table la plupart des questions essentielles. Et en partant de ce récit, on peut tenter de faire avancer la réflexion sur les progrès écologiques et sociaux nécessaires.

On peut aussi essayer de mettre ce récit au service de la compétitivité nationale et des agendas patronaux. À écouter les discours du ministre de l’Économie et des responsables de la Chambre de commerce, c’est ce qui s’est passé au grand-duché. Rifkin lui-même s’y est mis, en reprenant le mythe que la société luxembourgeoise aurait un esprit innovateur inné qui aurait permis de se réinventer à plusieurs reprises.

Croissance qualitative… ou maladive

« Cette stratégie nous permettra de faire avancer notre pays à moyen et à long terme », a souligné Étienne Schneider, pour qui il semble s’agir du plan de compétitivité 2.0. Il a ensuite repris le discours du gouvernement sur la croissance qualitative. L’idée est de miser sur les gains de productivité plutôt que, comme par le passé, sur une croissance de l’emploi. Cette croissance bienveillante est supposée créer moins de nuisances et être mieux acceptée par la société. Or, une telle croissance n’est pas automatiquement écologique et sociale, loin de là. Et elle colle mal avec la vision de Rifkin, qui compte plutôt sur une amélioration intrinsèque de la qualité de vie, tout en renonçant à des objectifs de croissance en termes de PIB.

Plus révélateur encore : le ministre de l’Économie a cité le « space mining » comme un des projets clés pour préparer l’avenir. Or, la logique concurrentielle et extractiviste de ce projet est en contradiction flagrante avec certains éléments phares de la TIR comme la coopération internationale et l’économie circulaire – et il n’est d’ailleurs pas mentionné dans l’étude. Derrière l’esprit d’innovation si souvent invoqué par Schneider et le patronat se cache une fois de plus la recherche de nouvelles niches de souveraineté pour le Luxembourg plutôt qu’une véritable démarche de pionnier technologique et systémique.

La Terre promise, si nous appliquons bien sagement les préceptes de la troisième révolution industrielle.(Source : www.imslux.lu)

La Terre promise, si nous appliquons bien sagement les préceptes de la troisième révolution industrielle. (Source : www.imslux.lu)

Ces acteurs perçoivent la TIR avant tout comme une vague d’innovation parmi d’autres, sur laquelle il s’agit de surfer. Carlo Thelen, directeur général de la Chambre de commerce, a notamment invoqué Schumpeter pour conjurer les inquiétudes provoquées par les nouvelles technologies : « Ces mutations n’ont jamais fait disparaître le travail. » Or, cette thèse est en contradiction flagrante avec celles développées par Rifkin depuis son livre « La fin du travail ».

Eh oui, les cadres et les fonctionnaires font de mauvais révolutionnaires ! Le chapitre sur les prosumers et le modèle social fait l’impasse sur de nouveaux mécanismes apportant aux travailleurs une sécurité en échange de la flexibilité qu’on attend d’eux. Un des principaux soucis des auteurs du rapport semble avoir été de protéger les entreprises et l’État contre les prosumers et la sharing economy, suspectés de concurrence déloyale et de fraude fiscale. À croire que les changements annoncés par Rifkin font peur aux patrons et aux ministres autant qu’au commun des mortels.

Alors, ne restera-t-il de la grande stratégie TIR qu’une boîte à outils, comme l’a présenté Thelen ? Les généreuses théories de Rifkin ont-elles été détournées par ses partenaires patronaux très terre à terre ? Pas forcément, car on peut aussi considérer que l’opération de charme du théoricien envers les décideurs économiques est une opération de subversion. Vu l’urgence climatique et le potentiel transformateur des nouvelles technologies, il convient alors d’œuvrer à préserver le caractère intégré de la vision, voire de la compléter.

Ainsi, l’optimisme sur le futur coût de revient de l’énergie permet à Rifkin de passer rapidement sur la question du financement des grandes transformations. Son modèle d’abondance est en particulier assez différent des visions de frugalité et de résilience développées par le mouvement de la transition. En étant moins optimiste, on insistera sur une idée déjà préfigurée par les exhortations de Rifkin sur « le grand effort » à fournir ensemble : celle d’un « Green New Deal » à l’échelle mondiale, structuré par les possibilités offertes par les technologies digitales.

Digital Green New Deal

Or, une telle réédition du « New Deal » des années 1930, impliquant redistribution et investissements publics, n’est pas du goût de tout le monde. Pour Schneider, un nouvel équilibre social est plutôt une « vision à très long terme » – en attendant, les salariés n’ont qu’à se convertir en indépendants et se débrouiller. Et Michel Wurth, président de la Chambre de commerce, a mis en garde : « Il n’y a pas eu de gains de productivité depuis 2008, donc on ne peut rien offrir aux salariés. »

Le problème, c’est que sans effort de redistribution, le contrat social ne tient plus debout, alors que la TIR devrait impliquer l’ensemble des acteurs. Ou, comme l’a rappelé Harald Welzer lors du débat organisé par le Mouvement écologique, notre civilisation – paix civile et libéralisme politique – est une chose fragile. Le patronat se résignera-t-il, comme dans l’après-guerre, à faire des concessions afin d’éviter une explosion sociale à l’issue incertaine ? En laissant déterminer notre avenir par les mécanismes du marché plutôt que par des choix politiques, nous risquerions la guerre civile, l’écroulement de l’économie et la catastrophe climatique. Il faut donc espérer une prise de conscience collective. Et surtout : les progressistes comme Jeremy Rifkin n’ont pas de pouvoir, mais contrairement aux puissants, ils ont des idées.

L’étude stratégique sur la TIR peut être téléchargée sur le site www.tirlux.lu
Sur la question pourqoui le Luxembourg est mal barré pour réaliser la TIR, voir aussi l’édito de janvier 2017: Große Zukunft für Luxemburg: Provinz-Visionen.

Encart

TIR, TINA !

Faux, il y a bien des alternatives. Et les syndicats doivent s’impliquer pour en élaborer de bonnes.

(lm) – « The Third Industrial Revolution, there is no alternative ! », c’est à peu près ce qu’a dit Jeremy Rifkin, agacé par les questions des journalistes. Il n’a pas tout à fait tort. Quelles que soient les réserves qu’on puisse émettre concernant l’étude stratégique, elle représente quand même une tentative intéressante d’anticiper des transformations sans doute inévitables. Mais ce type de raisonnement est dangereux quand il est employé comme un argument massue pour faire taire toute critique. En effet, au sein du grand scénario de la TIR, il est indéniable qu’il y a de nombreuses incertitudes et surtout des variantes qui appellent un débat politique. C’est ce type d’argument – « la flexibilité des conditions de travail ou la mort » – qui a sans doute effrayé les syndicats et contribué à ce qu’ils boudent le projet de TIR au Luxembourg. De surcroît, Étienne Schneider a dû admettre qu’ils avaient bien été invités à participer aux groupes de travail, mais pas au comité de pilotage. Alors, les syndicats ont-ils eu raison de s’abstenir ? Au vu des résultats mitigés des environnementalistes à l’issue de l’étude, cela se défend : au moins ont-ils évité de cautionner une opération de « public relations » du patronat. Mais à terme, ont-ils une alternative à la participation ? Actuellement les organisations du salariat ont adopté une sorte de keynésianisme défensif : dénoncer les absurdités des politiques d’austérité européennes et mettre en garde contre les dégradations sociales allant de pair avec les nouvelles technologies. Pour aller plus loin, les syndicats ont besoin d’alliés : les écologistes, la société civile en général, et même une partie des entreprises – une alliance à l’image de celle mise sur pied contre les accords de libre-échange. Cela permettrait de réorienter le débat sur la TIR en direction d’un « Green New Deal » digital et d’aborder des sujets comme la justice sociale ou la réduction du temps de travail. Officiellement, Rifkin comme Schneider sont demandeurs d’une implication des syndicats. Mais les inviteront-ils cette fois-ci à entrer par la grande porte ?


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