Série bédé
 : Drôle de guerre, 
morts ordinaires


« Quintett » est une bédé de guerre pas comme les autres. Construite comme un exercice de style de type « thème et variations », l’intrigue révèle une histoire de plus en plus terrifiante – sur fond du méconnu front d’Orient.

1334comic1Élias a de quoi être exaspéré. En entrant dans le hangar en bois, il aperçoit cette folle de Dora tentant toute seule de mettre en marche le vieux Blériot, à peine réparé. Le mécano de l’escadron de Pavlos finit par céder devant l’obstination de la chanteuse parisienne et accepte de partir à la recherche d’Armel, pilote descendu par les biplans allemands. On les voit survoler la campagne macédonienne dans le Blériot aux grandes ailes d’insecte, repérant d’abord l’épave du Nieuport, puis Armel. Dora jubile, elle qui est amoureuse du bel aviateur. Élias aussi est content de retrouver vivant son patron, lui que l’idée de partir à sa recherche avait peu enchanté. Voilà une des scènes les plus animées du premier tome de la série de bande dessinée « Quintett », intitulé « Histoire de Dora Mars ».

Élias, on l’apprendra au tome 3, aurait dû rester à Pavlos pour des raisons gravissimes, mais ne pouvait se confier à personne. Armel était supposé venir en aide à un convoi attaqué par la guerrilla grecque. On en apprendra plus sur ce convoi dans le deuxième tome, ainsi que sur le double jeu du lieutenant Alban Méric, qui en est le personnage principal. Enfin, la vie de Nafsika, l’héroïne grecque du tome 4, changera également de manière dramatique suite aux combats autour du convoi. Les quatre personnages, autour desquels sont construits quatre albums, se retrouvent d’ailleurs régulièrement dans une vieille chapelle au milieu des champs. Ils y font de la musique ensemble – une distraction bienvenue aux milieu des tourments du front d’Orient de la Première Guerre mondiale.

Chansons d’amour

L’anniversaire de 1914 a vu une avalanche de parutions de bédés consacrées aux horreurs des tranchées. Mais la Grande Guerre ne se réduit pas au front de l’Ouest entre Ypres et Verdun. La série « Quintett », parue entre 2005 et 2007, en présente un aspect insolite : l’action se situe autour du camp retranché de Salonique, où plusieurs centaines de milliers de soldats alliés, surtout français, sont établis et attendent l’attaque des Empires centraux dans les Balkans. En plus, au sein des albums, les aviateurs jouent un rôle éminent, à côté des héros il y a un nombre étonnant d’héroïnes et, pour finir, il s’agit plus d’un thriller que d’un récit de guerre. Chaque album est centré sur un personnage et donne une version particulière des événements de l’année 1916. Chaque album est aussi mis en images par un dessinateur différent, tandis que le scénariste reste le même pour l’ensemble de la série : Frank Giroud, connu notamment pour ses séries « Louis la Guigne » et « Le Décalogue ».

Dora Mars est une chanteuse qui s’engage volontairement pour aller divertir les troupes françaises – dans l’espoir de renouer avec le bel aviateur qu’elle a rencontré à Paris. Espoir déçu, car, à Pavlos, Armel s’est lié à la belle et sauvage aviatrice de combat Clémence Dorval. C’est avec la pratique de la musique au sein du « Quintett » improvisé, avec voix, violon, clarinette, tambouras et piano, qu’elle trouvera consolation. Frêle mais énergique, on la voit s’initier à faire du cheval et à piloter un avion. Quelques-unes des meilleures planches de l’album la montrent chantant « Le dénicheur » devant une garnison allemande – même dans des circonstances exceptionnelles, elle fait preuve de cran et de débrouillardise.

S’il est vrai que chaque tome fait intervenir une relation passionnelle, pour Dora, l’amour et la jalousie sont à l’avant-plan, sur fond d’événements tragiques. Qu’il s’agisse de l’embuscade du convoi, de l’échec de l’attaque en représailles, de meurtres divers ou d’un accident aérien, elle n’y joue qu’un rôle de spectatrice. Le premier album constitue l’introduction à la série ; on y rencontre le quintette éponyme, et, déjà, on note que le cinquième personnage principal, le pianiste, n’est jamais montré. Un mystère qui, on l’aura compris, ne sera éclairci qu’au tome 5.

Avec l’histoire du lieutenant ­Alban Méric, les choses se corsent : un village maudit, des amours interdites, un trésor grec, des trafics prohibés et une sombre histoire de chantage. Attraction graphique et décor de plusieurs scènes clefs, le géant lion de pierre blanche qu’Alban, en tant qu’expert d’art, a été chargé de restaurer. L’album voit apparaître le premier véritable « méchant » de la série, contient les premières images de combats meurtriers autour du convoi, et montre le premier meurtre explicite.

Sujet récurrent, les Français qui succombent aux charmes de la Grèce. Pour Élias Cohen, elle s’appelle Aléka et vend du fromage de brebis au marché. Coup de foudre et complications. Pour le reste, un peu comme Dora, et au contraire des deux autres personnages, Élias est peu concerné par la guerre. Le calvaire d’Aléka par contre le révolte – autant que l’indifférence, voire le cynisme de ses compatriotes. Ce volume apporte de nouvelles informations sur l’accident aérien et met en scène d’autres méchants et d’autres meurtres. Et puis on se régale en voyant ce passionné de mécanique s’occuper des biplans et sillonner à moto les plaines et collines de la Macédoine.

Tueries tragiques

Après deux happy ends, retour aux amours tragiques avec Nafsika Vasli. À travers les yeux d’une autochtone, nous en apprenons plus sur les Andartès, les partisans grecs. ­Nafsika, jeune femme déterminée, nous emmène à pied et à cheval à travers la campagne et jusqu’entre les montagnes. D’autres scènes se déroulent dans les belles églises orthodoxes – et dans la chapelle qui accueille aussi bien ses répétitions avec le quintette que la dramatique scène nocturne finale.

Au fil des quatre premiers albums, les lignes de vie des personnages principaux se croisent et se recroisent. Mais chacun se concentre sur les événements qui le concernent. Aux souvenirs décalés des protagonistes correspondent les styles et les visualisations différentes des quatre dessinateurs successifs. Difficile de ne pas songer à une succession de variations musicales : l’ossature mélodique reste la même, mais on redécouvre de nouveaux aspects à chaque passage. Ainsi, chaque album montre sous une lumière nouvelle certains épisodes, certains personnages, ainsi que l’environnement dans lequel se déroule l’histoire. On note que les récits prennent des accents de plus en plus grecs, passant de Dora la Parisienne à Nafsika la fille du village. Par ailleurs, il y a une sorte de crescendo de la malfaisance, qui culmine dans les bains de sang du dernier album. En apparence, toutes les tensions, tous les mystères sont résolus. Certes, il reste quelques détails non élucidés, notamment l’identité du pianiste. Surtout, il reste un cinquième tome à découvrir…

Et celui-ci tient ses promesses. Subtilement intitulé « La chute », l’album troque la Pavlos de 1916 contre le Paris de 1932. Les personnages ont mûri, Dora est devenue une chanteuse célébrée des deux côtés du Rhin, Nafsika s’est construit une vie nouvelle outrre-Atlantique. Quant à Alban Méric, auteur et avocat célèbre, c’est sur un marché aux puces berlinois qu’il découvre une mallette de son ancien colonel. Les documents contenus dans celle-ci relancent l’histoire. Dans une longue quête des mystères du passé, les personnages principaux finissent par se retrouver – l’album fait 80 pages au lieu de 64.

Cinq visions

1334comic2Les décors parisiens de la quête varient entre un cabaret à la mode et le cinéma Excelsior, entre Neuilly et Courbevoie, c’est-à-dire banlieue huppée et banlieue populaire. Les surprises se succèdent : le happy end d’un des tomes n’en était pas un, l’identité du pianiste et son rôle dans l’histoire nous étonnent, les relations de complicité et de rivalité entre les aviateurs n’étaient pas celles qu’on croyait. Puis la découverte d’autres documents d’époque introduit dans le récit une dimension complètement nouvelle. Elle nous permet d’apprécier une cinquième fois les événements de 1916 sous un angle original, révélant à la fois un nouveau degré d’inhumanité et un côté philosophique inattendu. Oui, malgré les scènes bien construites, les décors séduisants et les flash-back enchanteurs, on peut trouver ce tome un peu trop construit. Mais c’est bien ce qu’il fallait pour faire se rejoindre l’ensemble des fils de l’histoire, et puis la tension est tellement bien maintenue qu’on ne lâche pas l’album jusqu’à la dernière page.

Pour capter notre attention, les cinq dessinateurs se montrent également efficaces. Les personnages sont reconnaissables d’un tome à l’autre, le cinquième étant – logiquement – un peu à part. Et excepté ce dernier, les coloriages ne sont pas très vifs et contrastés – il faut dire que les scènes nocturnes sont nombreuses. Le maintien d’une combinaison de couleurs sur une série de vignettes sert moins à véhiculer une atmosphère particulière qu’à rendre apparente la succession des scènes. Par ailleurs, le découpage des planches est assez régulier, avec peu de vignettes grand format. Cyril Bonin (tome 1) multiplie les images panoramiques, Steve Cuzor (tome 3) et surtout Giancarlo Alessandrini (tome 5) ont recours à des cases verticales très étroites, Paul Gillon (tome 2) reste le plus régulier dans ses découpages.

Les cinq dessinateurs se montrent capables d’enchaîner les vignettes pour produire des séquences bien lisibles et avancer dans l’histoire – avec parfois beaucoup de texte à placer. Côté trait, celui de Bonin est le plus tourmenté, avec des épaisseurs variables et des ombres hachurées. Cela apporte une intensité à des scènes par ailleurs peu spectaculaires. Mais cette nervosité permanente ne colle pas vraiment avec la jolie Dora, le personnage principal, dont le charme et l’élégance sont pourtant bien rendus. Le dessin de Gillon est plus limpide, mais apparaît comme relativement statique. Chez Cuzor, peu sophistiqué au premier abord, on appréciera les gros plans avec visages expressifs et l’esthétique graphique à l’intérieur de chaque vignette prise isolément. Le style de Jean-Charles Kraehn (tome 4) est particulièrement plaisant, avec un trait qui rappelle Hugo Pratt. D’ailleurs son héros grec ressemble à Corto Maltese, boucle d’oreille comprise. Enfin, le dessin de Giancarlo Alessandrini se rapproche le plus de la fameuse « ligne claire », avec des personnages et visages stylisés, mais des perspectives dynamiques. Mention spéciale pour la mise en couleur de Meephe Versaevel, qui joue habilement sur les contrastes.

Si « Quintett » fait dans le genre thriller, c’est aussi une bédé d’histoire, et l’ambiance du lieu et de l’époque est donc soigneusement recréée. Les différents modèles de biplans, les tenues des officiers français, les képis rouges des tirailleurs sénégalais, même les rares véhicules blindés « Archer » : tout a été reconstitué. La Grèce est également présente, avec ses alcools, ses instruments de musique, sa végétation, son architecture ancienne et ses héros modernes – les pallikares.

Bédé de guerre ?

Enfin, nous en apprenons un peu sur ce théâtre oublié de la Première Guerre mondiale. En 1916, la Grèce hésite entre les Alliés et les Empires centraux. Alors que le roi Constantin Ier souhaite rester neutre, le premier ministre Elefthérios Venizélos invite les Alliés à débarquer à Salonique, puis met en place un gouvernement dissident. C’est dans la zone neutre entre les deux camps grecs, occupée par les Alliés, qu’est supposée se dérouler l’histoire de « Quintett ». Notons que la série contient de nombreuses allusions à la confrontation et la réconciliation entre France et Allemagne, un sujet qui tient à cœur à Frank Giroud.

L’histoire, c’est aussi l’histoire sociale. Le scènes de musique et de chant, les dialogues entre Français et Grecs, entre officiers et subalternes sont autant d’éléments nous rappelant une époque révolue. Époque à laquelle la morale sexuelle se voulait répressive, quitte à voir apparaître les premières femmes « libérées », qui sont bien représentées dans « Quintett ». Nous sommes aussi confrontés à la brutalisation qui va de pair avec le déclenchement des guerres : civils ayant tout perdu, prêts à vendre leurs filles comme ils vendent leurs brebis.

Dans le contexte de la Première Guerre mondiale, nous assistons aussi à des affrontements plus proches de ceux d’une guerre civile. En effet, les Andartès sont des combattants irréguliers grecs restés fidèles au roi, et donc ennemis des Alliés. Par ailleurs, ce sont des brigands, pour lesquels, comme pour une partie des officiers des armées régulières, la guerre est un moyen de se remplir les poches. On n’est pas loin de la logique qui gouverne les guerres chaotiques actuelles au Congo, en Irak et en Syrie. Bien sûr, la série est centrée sur des meurtres individuels ou en petit groupe. Mais elle illustre surtout que, à bien y regarder, les motivations pour tuer ou pour dénier le statut d’être humain à autrui sont des plus basses : s’enrichir, abuser des autres, s’assurer de son pouvoir. Pourquoi en serait-il différemment quand on s’entre-tue au niveau des nations ?

On le voit, comme un bon roman policier, la série « Quintett » peut inspirer la réflexion, en plus de nous divertir. Pour qui prendrait vraiment goût à l’histoire et aux sujets historiques et philosophiques abordés, signalons l’existence d’un tome bonus intitulé « La colline aux serments ». C’est bien fait, cela ajoute quelques aspects à la trame de l’histoire, mais ce n’est pas indispensable. Par contre, après une première lecture, connaître les clefs des différents mystères n’empêche pas de relire avec plaisir les cinq tomes. En effet, comme en musique, en réécoutant un « thème et variations », on apercevra là encore à chaque fois de nouveaux détails, de nouvelles subtilités, de nouveaux joyaux esthétiques.

Série « Quintett », scénario : Frank Giroud, dessin : Cyril Bonin, Paul Gillon, Steve Cuzor, Jean-Charles Kraehn, Giancarlo Alessandrini, Dargaud 2005-2007

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