Série : What the facts?!
 (3) : Entre sphère publique et filter bubble


Qui dit « fake news » pense aux réseaux sociaux, sans qui le phénomène n’existerait pas. Comment l’outil émancipateur qu’a été l’internet jusqu’à récemment a-t-il pu devenir le véhicule d’un renouveau antidémocratique ?

Les réseaux sociaux, un danger pour les démocraties occidentales ? C’est ce que voudraient faire croire certains.

En 2016, saint Nicolas a apporté les « fake news » au Luxembourg. Fidèle à cette tradition grand-ducale qui veut que tout arrive un peu plus tard ici qu’ailleurs, le pays a vu se dérouler sa première polémique de l’« ère post-vérité » ou « post-factuelle ». Le député CSV Marc Spautz l’avait déclenchée par un long message sur les réseaux sociaux, message selon lequel « certaines » écoles auraient interdit aux élèves de fêter la Saint-Nicolas – une hypothèse aussitôt démentie par le ministère de l’Éducation et identifiée comme mensonge par la suite. Populisme, « fake news », comportement antidémocratique : les reproches formulés à l’adresse de Spautz à la suite du « Kleeschengate » n’étaient pas des moindres. Mais son message avait été partagé 50 fois et comptait quelques centaines de commentaires.

Si elles existent depuis plus longtemps, c’est dans le giron de la campagne électorale de Donald Trump aux États-Unis que les expressions « fake news » et « ère post-factuelle » ont commencé à se frayer un chemin dans le débat public. Par opposition aux « faits » véhiculés par les médias traditionnels et reconnus, l’expression « fake news » désigne la diffusion délibérée de fausses informations. Mais, comme le pointe « Le Monde », c’est aussi une expression « fourre-tout » : des pastiches humoristiques comme le « Gorafi » français ou le « Postillon » allemand, qui diffusent de fausses nouvelles dans un but ouvertement parodique, aux sites pratiquant le « clickbait » dans un but purement financier en passant par les publications orientées, souvent d’extrême droite ou proches des cercles dits « russophiles », tout peut être labellisé « fake news ». Or, ces différents types d’informations fausses en partie ou dans leur totalité ont tous une caractéristique commune : ils sont répandus par les réseaux sociaux et y prennent une ampleur jusque-là rarement observée.

Un danger pour la démocratie ?

Déjà, les gouvernements européens se surpassent dans leurs propositions de lutte contre le phénomène. Tandis que le premier ministre espagnol a carrément avancé une possible interdiction des « memes » (« mèmes internet » en français) – le terme désigne des éléments, le plus souvent des images accompagnées d’une ou plusieurs phrases, qui se diffusent massivement via les réseaux sociaux -, le ministre de la Justice allemand a proposé la création de centres dédiés à la lutte contre les « fake news ». Le gouvernement italien a, lui, avancé l’idée de la création de commissions d’experts qui contrôleraient la véracité des informations répandues via les réseaux sociaux. Au Luxembourg, le ministère de la Justice ne compte, pour l’instant, pas agir. Dans sa réponse à une question parlementaire du député CSV Laurent Mosar – lui-même très actif sur les réseaux -, Félix Braz estime que « toute réflexion par rapport à ce sujet devrait être menée au niveau européen ». Néanmoins, il constate que « le gouvernement est conscient de ce nouveau phénomène et des risques qui en découlent pour la société démocratique ».

Il fut un temps où plutôt qu’un risque pour les sociétés démocratiques, l’internet et les réseaux sociaux étaient perçus comme étant à l’origine d’un prétendu « renouveau démocratique ». Nombreux étaient ceux par exemple qui louaient les vertus démocratiques de l’internet dans le contexte des printemps arabes de 2011, au cours desquels les réseaux sociaux ont joué un rôle primordial. Tout le monde ou presque, puisqu’il fallait tout de même avoir un accès au réseau mondial, était en capacité d’exprimer ses opinions via des blogs et des forums. Des activistes pouvaient contourner des régimes autoritaires moyennant un peu de savoir-faire technique et un ordinateur ou un smartphone, et l’hégémonie des grands médias « mainstream » était enfin brisée. Des mouvements altermondialistes aux partis pirates, d’Indymedia à Wikileaks, l’internet semblait ouvrir des portes jusque-là closes et offrir de nouvelles opportunités à qui était prêt à s’en saisir.

Agora électronique ou « echo chamber» ?

Déjà en 1994, le journaliste américain Howard Rheingold qualifie l’internet d’« agora électronique », le comparant à la sphère publique décrite par le philosophe allemand Jürgen Habermas – un espace de discussion qui échappe au contrôle de l’État et où un exercice critique de la raison prévaut. Mais à l’époque déjà, cette vision des choses est réfutée par une partie du monde universitaire. Ainsi, le chercheur Mark Poster argumente que si l’internet possède l’une des caractéristiques de la sphère publique, à savoir un débat entre égaux, il n’en possède pas une autre, tout aussi essentielle : un espace où un échange à base d’arguments rationnels a lieu. Au contraire, en étudiant les forums en ligne de l’époque et les « flame wars » qui y ont lieu – aujourd’hui, on parlerait probablement de « shitstorms » -, Poster avance que les échanges ne tendent pas à l’élaboration d’une position commune, mais à une multiplication des points de vue contradictoires.

L’avènement des réseaux sociaux, et en particulier de Facebook et de ses algorithmes qui filtrent les publications que peut voir un utilisateur sur base de ses préférences supposées, n’a fait que renforcer cet éclatement des opinions. Dans un ouvrage de 2011, l’auteur et militant américain Eli Pariser utilise pour la première fois le terme de « filter bubble » (« bulle de filtres ») pour désigner l’état dans lequel se trouve un internaute lorsque les informations auxquelles il a accès sur l’internet sont le résultat d’une personnalisation sur base d’algorithmes. Aussi appelé « echo chamber » (« chambre d’écho »), ce phénomène contribuerait à ne montrer aux utilisateurs que les contenus correspondant de près ou de loin à leur vision du monde, solidifiant par ce biais les opinions déjà existantes. L’effet « filter bubble » serait renforcé par un comportement que beaucoup adoptent aussi en dehors du réseau : celui de s’entourer de personnes partageant la même vision des choses.

« En fin de compte, la démocratie marche seulement si nous citoyens sommes capables de réfléchir au-delà de notre intérêt personnel », expliquait Pariser, inquiet par rapport au phénomène de la « filter bubble ». « Mais pour cela, il nous faut une vue partagée sur le monde dans lequel nous vivons. La bulle de filtres nous pousse dans la direction opposée – elle nous donne l’impression que notre petit intérêt personnel est tout ce qui existe. Et tandis que cela peut être favorable au shopping en ligne, ça l’est beaucoup moins pour la prise de décisions collectives. » Pour de nombreux commentateurs, la victoire électorale de Donald Trump a été le résultat, du moins en partie, de ce phénomène. La « filter bubble » aurait donc contribué à renforcer une vision anxiogène du monde et à propager la peur, voire la haine de l’autre qui formait la base de la victoire de Trump.

Terrain de rapports de force

C’est oublier que même si les algorithmes peuvent renforcer des opinions déjà existantes, l’internet et les réseaux sociaux sont aussi le terrain de rapports de force. Dans sa campagne électorale, Trump s’est largement appuyé sur les réseaux de l’« alt-right », un mouvement d’extrême droite né dans les profondeurs de forums en ligne et dont les membres se distinguent par leur particulière habileté dans l’usage des réseaux sociaux. Récupération de symboles anodins, opérations commando sur Twitter lancées dans des forums, usage de bots (logiciels réalisant des tâches automatisées, comme rédiger des commentaires dans des forums ou sur Twitter)… l’extrême droite et la droite populiste ont compris tôt que les futures victoires se jouaient sur l’internet. Et pas qu’aux États-Unis : ainsi, au grand-duché, l’initiative « Nee 2015 », née sur Facebook en amont du référendum de juin 2015, a réussi à donner une voix aux tenants du non qui, bien que fortement sous-représentés dans les médias traditionnels, se sont révélés majoritaires au sein de la population ayant le droit de vote.

Paradoxalement, c’est précisément le caractère profondément démocratique de l’internet qui contribue à ces victoires : il suffit d’une page web à quelques euros par an pour publier et relayer des informations – vraies ou fausses – à grande échelle. Qu’une information « fasse le buzz », donc soit relayée massivement, ne dépend pas forcément du statut de son auteur, mais du moment auquel elle est lancée, de l’image qui l’accompagne et de son titre plus ou moins racoleur. Même si ce caractère égalitaire est de plus en plus à relativiser : ainsi, Facebook propose maintenant des publications payantes, touchant une audience plus large en fonction de l’argent déboursé. Il est probable que les réseaux évoluent de plus en plus dans cette direction, reproduisant ainsi les rapports de classe et de force existant « dans la vraie vie ». Le capitalisme ne s’arrête pas aux portes de l’internet.

Le chercheur et spécialiste du numérique et de ses implications sociales Evgeny Mozorov considère d’ailleurs que l’« ère post-factuelle » est l’apanage du capitalisme numérique contemporain : « Pour des sociétés comme Google et Facebook, il est très rentable de produire et de faire circuler les informations les plus susceptibles d’être partagées », déclare-t-il dans une tribune publiée dans plusieurs médias internationaux. La solution ? « Construire un monde où Facebook et Google auront cessé d’exercer une telle influence, un monde qui aura renoncé au solutionnisme technologique. Malheureusement, l’aveuglement des démocraties actuelles les conduit à désigner toutes sortes de coupables sans se remettre en question, tout en confiant toujours plus de problèmes à la Silicon Valley. »


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