SREL/AFFAIRES: « Pas que Juncker »

Sans le député de déi Lénk, Serge Urbany, l’affaire du Srel – qui a eu une influence notoire sur les développements politiques récent – serait peut-être déjà du passé. Or, elle est tout sauf terminée.

Député de déi Lénk entre 2002 et 2004, et de nouveau à partir de 2011, Serge Urbany a surtout marqué la commission d’enquête sur le Srel et ainsi contribué à la nouvelle donne politique. (Photo: Christian Mosar)

Interview : Luc Caregari et Anina Valle Thiele

woxx : Est-ce que vous protégez votre téléphone et vos courriels contre des interceptions ?

Serge Urbany : Non. Et comment le ferais-je ? De toute façon, mon parti et moi, nous travaillons dans l’espace public de la politique, nous disons les mêmes choses à l’intérieur qu’à l`extérieur. Mais je pense que le Service de renseignement est tout à fait en mesure d’écouter et de lire ce que nous faisons.?

Est-ce que vous pouvez exclure à cent pour cent qu’ils n’observent plus des politiciens de gauche ?

Je ne l’exclus pas du tout. Il y a eu les cas de Janine Frisch et plus récemment celui de Jean-Laurent Redondo (un militant de déi Lénk, auquel le procureur chargé de la protection des données vient aussi de faire savoir qu’un fichier à son nom existant avait été détruit, ndlr). Dans son cas il n’y avait même pas de connections établies avec des organisations étrangères qui, pour une raison ou pour une autre, auraient été classifiées comme terroristes. Cela a été le cas pour Janine Frisch, ancienne conseillère communale de déi Lénk, à laquelle on reprochait sa proximité avec la journaliste Zubeyde Ersöz, qui apparemment aurait eu des contacts avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), ce qui n’a jamais été d’ailleurs prouvé. Dans le cas Redondo, le seul lien établi se situe entre son affiliation à déi Lénk et sa fonction au ministère de la Justice à un poste à responsabilités – vu qu’il a été en charge des options et des naturalisations et qu’il participe à l’élaboration de la nouvelle loi sur les naturalisations. Il n’y a donc aucune raison de l’observer. Mais le pire, c’est qu’on ne lui donne aucune explication quant au pourquoi on a ouvert et puis détruit son dossier – il n’y a eu aucun reproche à son encontre. Le Srel lui a juste signifié qu’il n’avait pas le droit de savoir ce qui était dedans. Et ça, c’est une des affaires que nous voulons élucider, et s’il le faut, les agents en charge de ce dossier devront venir témoigner devant une commission parlementaire.?

« Je suis certain que si je rencontre des personnes listées par le Srel, ou si je leur téléphone, le Srel m’observe aussi. »

Est-il possible qu’il existe un « backup » de ces archives ?

Si j’ai appris quelque chose dans la commission d’enquête, c’est que rien n’est à exclure dans ces affaires.

Le jour fatidique du 10 juillet, vous avez demandé, au nom de votre parti, la dissolution du Srel. Est-ce toujours une revendication primaire de déi Lénk ou est-ce que vous êtes prêts à collaborer de façon constructive à la réforme du Srel ?

Notre première préoccupation est de révéler et de montrer au public comment le Srel fonctionne, quelles sont ses missions et quels sont ses buts. Et de là découlera la conclusion nécessaire : qu’un tel service n’a aucune raison d’être et qu’il est une machine arbitraire au service des puissants. Un appareil au service du gouvernement, en un certain sens. Il est le symptôme extrême de la culture du secret qu’ont pratiquée les derniers gouvernements – qu’on a aussi pu voir dans d’autres dossiers qui ont mené à la crise de l’Etat, comme Cargolux ou Wickrange-Livange. Quand j’ai demandé dans la commission d’enquête si je pouvais obtenir des informations sur le fonctionnement interne du Srel, les quelques morceaux d’information que nous avons reçus ont tous confirmé nos soucis. En somme, ils ont dit qu’ils observaient dans la société le potentiel de radicalisation et d’extrémisme, sans aucun lien avec un quelconque fait pénal. Ce sont des concepts qu’on peut discuter dans un cadre universitaire, mais qui n’ont rien à faire dans le contexte de travail d’un service de renseignement. ?

Radicalisation et extrémisme, cela rappelle aussi des temps révolus.

Oui, ce sont des héritages de la guerre froide. Mais cette terminologie a encore cours. Un des anciens agents que nous avons entendus à la commission d’enquête, Frank Schneider, celui qui a fondé sa propre société, Sandstone, à partir du Srel, m’a répondu qu’il ne savait pas si aujourd’hui les choses ne fonctionnaient pas de la même façon qu’à l’époque où c’était notre entourage qui était sous observation. Seulement que maintenant, on observe aussi d’autres milieux. Il voulait faire référence à l’islamisme et il a ajouté que l’islamisme est une problématique plus complexe : entre autres sociale ou intégrative. Mais en fait, cela ne suffirait pas pour mettre sous écoute ces milieux. Il faut savoir qu’au Srel, il y a aussi des gens très qualifiés qui font des analyses quasi universitaires des tendances religieuses. Ce sont des analyses très pointues certes, mais opérées aussi avec les moyens du renseignement : l’observation, mais aussi l’infiltration d’agents.

C’est-à-dire que toute la communauté musulmane est sous observation ?

Ils disent que non, mais quand ils observent des personnes « cibles », ils le font aussi pour leur entourage. Ce qui veut dire que quand des gens sont actifs dans l’Asti ou au Clae, ils y seront aussi présents. Nous avons eu une liste, tout à la fin de la commission d’enquête, qui est très large et issue de coopérations internationales et nationales avec d’autres services, où le Srel s’active de lui-même. Et on y trouve l’Asti, le Clae ou le comité Venezuela, ce dernier étant marqué comme international. D’autres organisations qui auraient un potentiel plus radical, comme Animal Justice, sont aussi sur la liste. Même Attac a été observé, même si la demande en ce cas semble avoir émané de l’étranger. Ont également été observés, probablement par les services allemands, des gens qui ont participé à des actions anti-nucléaires en Allemagne contre les transports Castor.

Voyez-vous des parallèles avec la situation en Allemagne où les services ont observé des députés de Die Linke ?

La situation allemande est différente car il y a une séparation entre le Bundesnachrichtendienst (BND) et le Verfassungsschutz, ce qui n’existe pas ici. Cela rend la situation au Luxembourg encore plus opaque. Mais il est avéré que les milieux islamistes, comme d’extrême gauche, sont sous observation. Quant à l’extrême droite, nous n’avons pas eu de détails. Ils affirment évidemment ne pas mener d’observation politique. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’ils en excluent la fraction parlementaire des Verts ? Leur marge de manoeuvre est en ce cas très grande, si on inclut, comme ils le font, l’entourage. Je suis sûr que si dans une organisation politique comme déi Lénk, des membres ont des contacts avec des associations considérées comme suspectes, comme dans le cas Janine Frisch, ils sont également observés – même si ce sont des mandataires de déi Lénk. Je suis certain que si je rencontre des personnes listées par le Srel, ou si je leur téléphone, le Srel m’observe aussi. Cela ne veut pas dire qu’ils intercepteraient activement ma ligne, mais si je suis en contact avec une de ces personnes, ils écoutent. D’ailleurs, ils ne le nient pas.

Est-ce qu’avec la nouvelle coalition vous voyez la chance d’un nouveau départ et d’un traitement historique des archives avec le Srel ?

Nous nous activerons en tout cas dans cette direction. Cette coalition, qui a participé à la découverte de certains aspects de l’affaire Srel, et qui est en fait aussi née de cette histoire, sera interpellée par nous afin qu’elle se montre conséquente et qu’elle mette à nu le fonctionnement du Srel dans son entier. Dès que la nouvelle Chambre sera effective, nous demanderons que la commission d’enquête soit réactivée, car il manque encore beaucoup d’aspects. L’espionnage économique, par exemple. Qu’est-ce que cela veut dire ? La prospection économique ? Mis à part quelques vieilles histoires, nous n’avons presque pas reçu d’informations à ce sujet. On nous a briefé sur le terrorisme ainsi que sur la prolifération d’armes non conventionnelles, mais rien sur l’économie, alors que c’est très important, comme l’actualité l’a démontré : ne citons que les exemples de la société de clearing Mach de Contern, qui a été espionnée par les Britanniques du GCHQ (Government communications headquarters). D’ailleurs, il y a des agents du Srel qui sont détachés au ministère de l’Economie. C’est pourquoi j’ai toujours dit : le Srel, ce n’est pas seulement Juncker. Il a une vraie clientèle que sont les ministères – c’est une revendication qui a d’ailleurs été formulée par la commission de contrôle parlementaire. Dans le rapport 2011 du Srel à Juncker, sur les efforts possibles pour améliorer le service, il est mentionné que les ministères étaient demandeurs d’informations. Des informations qui doivent, selon ces recommandations, aussi passer par la commission de contrôle.

Pourtant, un contre-espionnage économique n’est-il pas indispensable pour une place financière comme le Luxembourg ?

Quand on parle d’espionnage et de contre-espionnage économique, on parle avant tout d’intérêts privés, vu qu’il ne reste plus beaucoup d’entreprises aux mains de l’Etat. Pour Philippe Carignon, l’expert français que nous avons entendu dans la commission d’enquête, il serait inconcevable qu’un service de renseignement travaille pour des entreprises privées. Au Luxembourg, c’est différent. Mais pourtant, un cas d’espionnage contre une entreprise privée est répréhensible d’un point de vue pénal. C’est l’affaire de la police de les protéger, comme ils le feront s’il s’agissait d’un cambriolage – car en fait, ce qui s’est passé chez Mach, ce n’est rien d’autre. Mais ici, on n’entend rien de ce côté, alors que par exemple le parquet belge a lancé une enquête dans l’affaire Belgacom, qui est très similaire.

« Le Srel, ce n’est pas seulement Juncker. »

Mais si les Britanniques espionnent ici, cela veut-il dire que les relations entre le Srel et ses « partenaires » internationaux ne sont pas au beau fixe ?

Le monde des services de renseignement est une nébuleuse qui englobe toute la planète. Que les Chinois ou les Russes ne soient pas leurs meilleurs amis, c’est une évidence. Mais le Luxembourg a toujours été un carrefour d’espions. D’ailleurs, le Srel sait très bien que même des services « amis » ne lui disent pas tout et qu’ils tentent aussi de pénétrer ses services. Il y a bien sûr des mécanismes de sécurité comme des cloisonnements internes destinés à empêcher qu’un agent n’en sache trop, mais ce n’est jamais à cent pour cent sûr. D’ailleurs, on nous a toujours dit que le Srel et les Britanniques collaboraient de façon très étroite. Après l’affaire Mach, nous savons peut-être plus où nous en sommes. La même opacité vaut pour la NSA américaine, de laquelle nous apprenons maintenant par la presse qu’elle a une « focused cooperation » avec le Srel. Cela inclut le partage de réseaux informatiques et d’informations cryptées.

Le Srel, tout comme Jean-Claude Juncker, a toujours nié une coopération avec la NSA. Ont-ils alors menti ?

Peut-être. Dans sa réponse à une question parlementaire, Juncker s’est basé sur un papier venant de Patrick Heck, le directeur du Srel, affirmant que ses services ne seraient pas demandeurs pour accéder à des systèmes comme Prism, lancé par la NSA pour surveiller Internet. Par contre, ils n’excluaient pas de recevoir des informations par cette voie. Et c’est exactement comment cela fonctionne : c’est une vaste coopération entre beaucoup de services de par le monde. Et je suis persuadé que la NSA en fait partie. Le principe est celui d’un marché : si tu veux savoir quelque chose, il faut aussi que tu livres quelque chose. Les services sont ainsi quotidiennement occupés à échanger des informations, qui ont toutes la même valeur et qui ont souvent été obtenues de façon parfaitement illégale. Par exemple, quand le service de renseignement turc dit au Srel que Zubeyde Ersöz serait suspecte, parce qu’elle serait en contact avec des milieux kurdes, elle est mise sous surveillance, même après avoir reçu l’asile politique. Donc, si elle est une terroriste pour l’Etat turc, elle l’est aussi pour le Srel. Ainsi, tous les principes de l’Etat de droit sont brisés. Qui peut contrôler cela ? Comme dans le cas Taoufik, qui a été envoyé à la torture en Tunisie par Juncker, qui, cyniquement, a cru bon remarquer qu’ils avaient renvoyé aussi la famille pour que personne ne puisse lui reprocher de les avoir séparés. Dans ce cas, Patrick Heck a dit qu’ils auraient probablement estimé leurs informations de façon plus nuancée de nos jours. Ce n’est pas beaucoup, quand on sait qu’à partir de telles informations des vies sont brisées en dehors de toute légalité. La loi sur le Srel le dit explicitement : toute information provenant de services étrangers est strictement confidentielle, mais c’est justement à cause de telles informations que des erreurs ont été commises. Même un juge luxembourgeois n’aurait pas le droit d’y mettre son nez, comme on l’a vu pour le volet Stay Behind du procès Bommeleeër.

« Je ne conseillerais pas à Edward Snowden de demander l’asile politique au Luxembourg. »

En parlant du passé : les archives vraiment intéressantes ne risquent-elles pas de passer au broyeur ?

C’est une de nos revendications, que plus rien ne passe au broyeur. Il y a des règlements grand-ducaux, qui devraient réglementer le traitement des archives du Srel et de l’Autorité nationale de sécurité (ANS). Il y est prévu la destruction des archives après dix ans, avec un délai renouvelable. Sans qu’on discute même du droit à l’information des personnes observées dans le passé, un fait accompli est créé. Ces fichiers incluent des catégories comme « les convictions philosophiques, politiques et religieuses ». Je leur ait fait savoir de ne pas publier cela avant les élections, pour pouvoir en rediscuter dans le cadre d’une nouvelle loi. D’ailleurs, un avant-projet de loi sur le Srel existe.

Cet avant-projet est-il basé sur les propositions de Jean-Claude Juncker, telles qu’il les avait formulées lors de sa dernière audition publique devant la commission d’enquête ?

Oui et si ça passe, tous les moyens seront bons et légaux. La situation ne ferait qu’empirer. Comme pénétrer sans le consentement du propriétaire dans un lieu afin d’installer un moyen technique afin d’écouter, d’enregistrer et de prendre connaissance de toutes les formes de communication  – n’est-ce pas une attaque contre la société, cela ? On peut ajouter qu’ils auront aussi le droit de pénétrer tout système informatique, d’y lever les protections et de décrypter. Tout cela a été envoyé aux membres de la commission d’enquête, début septembre, par Juncker.

Est-ce que la nouvelle coalition travaillera sur la base de ce texte ?

Si on le faisait, on légaliserait tous ces moyens. Nous ferons pression pour que ça ne se produise pas. Même si en fait, nous ne voulons plus de service de renseignement, nous travaillerons dans le sens de la plus grande restriction et du plus grand contrôle possible de ce service. C’est pourquoi j’ai signé la proposition de loi émanant de la commission d’enquête – que le CSV, à l’exception de Paul-Henri Meyers, a refusé de signer – parce qu’il y a des moyens de contrôle supplémentaires. Par exemple, celui qui veut que la commission de ?contrôle ait à sa disposition les dossiers complets des missions en cours du Srel.

Généralement, faites-vous confiance à la nouvelle coalition, aura-t-elle le courage et la volonté de contrôler efficacement le Srel ?

Le Srel a aussi des amis dans la nouvelle coalition. Le DP et le LSAP sont pour le Srel, et puis il suffit de regarder comment ces affaires ont été traitées par la commission de contrôle. Et chez Déi Gréng, il y a des fluctuations quant au Srel.

Pourtant, François Bausch avait confirmé dans une interview au woxx qu’il ferait tout pour que la commission d’enquête soit réinstallée.

Nous allons le lui rappeler au moment opportun et le prendre au mot.

A côté des affaires du Srel, il y a l’international et l’affaire des « whistleblowers » comme Edward Snowden. Le Luxembourg ne pourrait-il pas être une terre d’asile pour lui ?

Dans mon intervention du 10 juillet, j’ai mentionné le besoin au Luxembourg d’une législation sur les `whistleblowers‘. Mais je ne conseillerais pas à Edward Snowden de demander l’asile politique au Luxembourg – il ferait mieux d’éviter la poudrière luxembourgeoise, infestée par des services de tous pays. Je me ferais du souci pour sa sécurité. Mais une autre solution serait de lui accorder une sorte d’asile dans toute l’Union européenne, afin qu’il puisse circuler librement à travers toute l’Europe.

Ne devrait-on pas envoyer une délégation chez lui à Moscou pour lui demander plus de détails sur la collaboration Srel-NSA, à l’instar du député vert allemand Christian Ströbele ?

Oui, je pourrais très bien me l’imaginer. Ou le faire venir, sous protection, devant une commission d’enquête, soit l’entendre sous commission rogatoire à Moscou même. Ce sera aussi une de nos revendications quant aux missions à donner à une nouvelle commission d’enquête. J’avais déjà demandé une suite des travaux à la commission d’enquête, une proposition qui n’a pas été retenue, raison pour laquelle je m’étais abstenu lors du vote final.


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