Tunisie : la loi de réconciliation qui enflamme les esprits

Le gouvernement tunisien soutient un projet de loi portant sur la réconciliation dans le secteur de l’économie. Les opposants dénoncent une amnistie envers les corrompus de l’ancien régime.

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1.000 à 1.500 Tunisiens ont défilé à Tunis, le 12 septembre… (Photos : Maryline Dumas)

Les députés n’ont pas commencé à travailler sur le projet de loi sur la réconciliation économique, censée « apaiser les tensions », que la scène politique s’enflamme déjà. Manifestations, débats et autres mots politiques ont déjà commencé autour d’une loi qui pourrait être votée facilement à l’Assemblée, étant donné la forte majorité du gouvernement en son sein (plus de deux tiers).

Présenté mi-juillet par le président tunisien, Béji Caïd Essebsi (BCE), en conseil des ministres, le projet de loi relatif à la réconciliation économique comprend douze articles. Le premier indique l’objectif de la nouvelle législation : « Cette loi s’inscrit dans le cadre de la préparation d’un climat favorable qui encourage à l’investissement, qui redresse l’économie nationale et consolide la confiance avec les institutions de l’État. Elle vise à fixer des mesures spécifiques aux violations, en ce qui se rapporte à l’abus financier, à l’atteinte aux fonds publics, qui aboutissent à la fermeture définitive des dossiers, à tourner la page du passé, en réalisant la réconciliation et en la considérant un objectif élevé de la justice transitionnelle. » Concrètement, ce projet de loi vise deux catégories de personnes : les fonctionnaires (ou assimilés) qui ont participé, sous l’ancien régime, de manière indirecte – c’est-à-dire sans en tirer bénéfice – à des abus financiers et tous ceux qui ont effectivement touché de l’argent de façon illégale pendant le règne de Ben Ali. Si la loi est votée et appliquée telle quelle, les premiers verront l’ensemble des charges, poursuites et peines abandonnées. Les seconds auront la possibilité de déposer une « demande de réconciliation » auprès d’une commission spécifique créée par le gouvernement. Après dépôt d’un dossier expliquant les faits et les montants en jeu, la commission disposera de trois mois pour statuer. La loi indique que « la réconciliation est conclue à l’issue d’une décision en contrepartie du paiement d’une somme d’argent équivalant à la valeur des fonds publics acquis ou de l’avantage obtenu, augmentée de 5 pour cent pour chaque année à partir de la date de l’obtention de ceux-ci. » En échange de ce remboursement majoré, la personne se verra amnistiée. L’argent, lui, sera utilisé pour développer les régions dans le cadre de projet d’infrastructures, de développement durable ou pour renforcer les petites et moyennes entreprises.

« Ce qui compte, c’est d’améliorer le climat des affaires et de redresser l’économie »

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… pour dénoncer le projet de loi sur la réconciliation économique…

Aucun chiffre n’a filtré concernant les gains attendus. Le gouvernement se refuse à donner toute estimation. Les partisans de la loi estiment cependant que le montant n’a pas de réelle importance. Ce qui compte, « c’est d’améliorer le climat des affaires et de redresser l’économie », explique Lotfi Dammak, le conseiller juridique du président BCE. « L’essence même de cette loi, c’est la rapidité. Un an après sa promulgation, tout doit être terminé. » L’ancien magistrat détaille : « Les fonctionnaires et assimilés n’ont pas choisi d’être impliqués. Ils ont été forcés de pratiquer ces abus par le régime, ils n’ont pas pu dire non à la famille Trabelsi (la famille de Leïla Ben Ali, la femme du dictateur déchu, est accusée, en Tunisie, d’être à l’origine du système de corruption et d’abus financiers, ndlr). » Pour les autres, « les violations financières ne peuvent pas être traitées comme les abus des droits de l’homme. Le monde des affaires se base sur la rapidité et l’efficacité. On ne peut pas attendre 4 ou 5 ans pour cela ! » Lotfi Dammak fait ici allusion à l’Instance vérité et dignité (IVD), organe créé par la loi relative à la justice transitionnelle. Elle dispose de quatre ans, prolongeables d’un an, pour « révéler la vérité sur les violations du passé » et « rétablir les victimes dans leur droit et dignité », comme l’explique son site internet. Si le projet de loi sur la réconciliation économique était adopté, il dépouillerait l’IVD du volet économique pour ne lui laisser que les violations des droits de l’homme. Cette instance, très critiquée, est actuellement en difficulté avec, notamment, un grand nombre de ses membres qui ont démissionné. Des députés ont également demandé l’ouverture d’une enquête pour corruption à l’encontre de sa présidente, Sihem Ben Sedrine.

« La Tunisie est au bord de la faillite. Nous sommes en récession technique après deux trimestres consécutifs de croissance négative. »

Les opposants à la loi sur la réconciliation économique s’accordent à dire que l’IVD doit garder cette compétence, « même si des modifications sont nécessaires dans sa composition », pense Omar Safraoui, coordinateur de la coalition civile contre le projet.

Membre de cette coalition et juge, Ahmed Souab dénonce quant à lui une loi mal ficelée : « C’est l’horreur même pour un apprenti en droit, ça comporte toute une série de violations manifestes et primaires de la Constitution, entre autres la violation de l’article 148, paragraphe 9, le droit d’ester en justice, le principe d’égalité, la bonne gouvernance, etc. » Lors d’un débat organisé par le Forum de l’académie politique début septembre, Jaouhar Ben Mbarek, professeur de droit constitutionnel, n’a pas dit le contraire : « La loi viole la Constitution et notamment le principe d’égalité fiscale : le bon citoyen qui paye ses impôts régulièrement continuera à le faire, alors que l’homme d’affaires qui a commis une évasion fiscale, donc une falsification, est exonéré d’impôts. C’est un contresens total. »

Le milieu des affaires est, par essence, proche du pouvoir.

Du côté du gouvernement, Lotfi Dammak laisse entendre que des modifications sont possibles : « La présidence est sensible aux remarques qui peuvent aboutir aux objectifs de cette loi qui sont la rapidité et l’efficacité. » Et il y a urgence, selon Moez Joudi, président de l’Association tunisienne de gouvernance : « La Tunisie est au bord de la faillite. Nous sommes en récession technique après deux trimestres consécutifs de croissance négative. La machine est à l’arrêt. » Le FMI, qui a lancé en 2013 un plan d’aide de 1,7 milliard de dollars à la Tunisie et en prépare un second pour 2016, estime en effet que le pays atteindra « un petit 1 pour cent de croissance », d’après les propres mots de Christine Lagarde, sa directrice générale. Après une croissance de 2,4 pour cent en 2014, la Tunisie subit de plein fouet les conséquences des deux attentats – celui du Bardo en mars et celui de Sousse en juin (voir woxx 1326) – qui ont eu lieu sur son territoire, mais également la chute du prix du pétrole et les tensions sociales, selon l’organisation mondiale. Avec un taux de chômage qui frôle les 15 pour cent, le pays est en réelle difficulté. C’est dans ce cadre qu’Ahmad Mansour, expert-comptable, estime que le projet de loi sur la réconciliation économique pourrait offrir un nouveau dynamisme : « Cette loi va dégeler le climat des affaires, redonner confiance aux hommes d’affaires qui se sont vu interdire de voyager. Qu’est-ce qu’on leur reproche ? D’avoir été proches du pouvoir ? Mais c’est dans tous les pays du monde : le milieu des affaires est, par essence, proche du pouvoir. Continuer à chercher des poux dans la tête des gens qui ont travaillé sous Ben Ali est une injustice. Si on veut stopper le chômage, il faut tourner la page et travailler. »

Un discours qui fait dresser les cheveux sur la tête d’Azyz Ammami. Ce blogueur influent a mis le débat sur le projet de loi sur le devant de la scène médiatique tunisienne en déclarant que le parlement mériterait d’être brûlé si la loi passait. Des députés de la majorité ont décidé de porter plainte contre lui, ce qui ne l’empêche pas de continuer la lutte. « Comment pardonner à une personne qui a étouffé notre économie pendant des années peut-il relancer notre pays ? Comment, en gardant les mêmes codes, la même administration sclérosée peut-on relancer l’économie ? Ce n’est pas en amnistiant qu’on relancera l’économie, c’est en restructurant le système. Pour améliorer le climat économique, il faut modifier le code d’investissement, il faut débureaucratiser l’administration », s’exclame le militant d’extrême gauche.

La révolution n’a pas été achevée, les anciens du régime font leur retour.

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… et ce malgré l’interdiction de manifester du ministère de l’Intérieur.

Avocat très engagé dans la révolution de 2011, Chrifiddine Kellil va plus loin, accusant directement le président : « Cette loi est un marché électoral, une promesse aux hommes qui ont financé son parti aux législatives et aux présidentielles. » BCE, qui occupa des postes de ministre sous la présidence d’Habib Bourguiba puis fut président de la Chambre des députés sous Ben Ali, est considéré par ses opposants comme un cacique de l’ancien régime. Le message est clair selon eux : la révolution n’a pas été achevée, les anciens du régime font leur retour.

Depuis début septembre, différentes manifestations ont été organisées contre le projet de loi. Alors que l’état d’urgence a été décrété en juillet dernier après l’attentat de Sousse, certains rassemblements ont été durement réprimés à Tunis, les policiers faisant usage de leurs motos pour contenir la foule ou frappant des hommes à terre. Samedi 12 septembre, une grande manifestation a eu lieu, malgré l’interdiction du ministère de l’Intérieur. Entre 1.000 et 1.500 personnes se sont réunies, selon les estimations. Cette fois, aucune violence n’a été à signaler. Mais le raz-de-marée craint ou espéré, selon les camps, n’a pas eu lieu.


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