Tunisie
 : Le Sud se soulève

Dans les régions internes défavorisées, des mouvements de protestation ont entraîné des violences ces derniers jours. En cause, la production de pétrole dans des zones qui n’en profitent pas économiquement.

Près de Douz, des jeunes ont bloqué l’entreprise Perenco. Ils demandent de l’emploi et un meilleur développement de leur région. (Photo : Maryline Dumas)

C’est une colère profonde. Un mélange de désespoir, de solitude et de misère. Dans le Sud tunisien, des manifestants bloquent, depuis fin avril, des sites pétroliers pour demander le développement de leur région et la création d’emplois. La situation s’est tendue ces derniers jours lors d’affrontements avec la police qui ont provoqué la mort d’un manifestant.

Le 23 avril, les chômeurs de la région de Tataouine, à quelque 500 kilomètres au sud-est de Tunis, installent des tentes à El Kamour, près d’une piste de sable menant à des sites pétroliers. En bordure d’une zone militaire, ils bloquent d’abord l’approvisionnement. Les revendications sont claires et chiffrées : 1.500 créations d’emplois dans les sociétés pétrolières, 3.000 dans l’environnement et le nettoyage, une enveloppe de 100 millions de dinars (37,2 millions d’euros) pour le développement et 20 pour cent des revenus du pétrole extrait dans la zone pour la région. Objectif : une meilleure répartition de cette ressource financière. « Si nous sommes ici, c’est à cause de 60 ans de politique totalement nulle pour les habitants de Tataouine. Tataouine, on dirait une ville du 19e siècle », rappelle Moez, un des protestataires. Sous-développement et chômage – dépassant les 30 pour cent alors que la moyenne nationale se situe autour de 15 – touchent effectivement cette zone d’où est extraite 30 pour cent de la production pétrolière nationale.

Avec une vingtaine de camarades, en cette mi-mai, Moez s’est réfugié sous la tente principale du campement, à deux heures de route de sa ville de Tataouine. On joue de la musique, on chante, on rigole. L’ambiance est bon enfant même si les cœurs sont lourds. Dehors, une tempête de sable fait rage et rend encore plus difficiles les conditions de vie dans le désert. Sur certaines tentes et quelques t-shirts, on peut lire le nouveau mot d’ordre : « On ne lâche rien. » Comme un appel au courage. Le gouvernement tunisien compte sur le ramadan, qui a commencé ce samedi, pour essouffler le mouvement. La période de jeûne en pleine saison chaude sera effectivement un test.

« On ne lâche rien »

Tous les deux ou trois jours, une relève arrive. « On rentre à Tataouine chez nous, prendre une bonne douche et manger correctement », confie un jeune homme. Pour les besoins quotidiens, un camion-citerne d’eau a été prêté par un entrepreneur local dont le fils participe au mouvement. Sur une colline en hauteur, des pick-up de l’armée sont visibles.

Le 10 mai, le président de la République, Béji Caïd Essebsi, décide de placer les sites pétroliers et gaziers sous la protection de l’armée : « Toute personne voulant manifester peut manifester, dans le cadre de la loi. Mais si tu veux manifester et que la première chose que tu fais, c’est stopper la production de la Tunisie, si tu bloques notre peu de ressources, où allons-nous ? » Pas de quoi inquiéter les protestataires : « Les militaires ne viennent pas ici. Ils restent juste là-haut. Mais nous n’avons aucun souci avec eux. Les militaires, ils sont de notre famille », affirmait, mi-mai, Moncef Baleoul, chargé de l’organisation du campement.

Écrasé par la garde nationale

Et pourtant, la situation a dégénéré quelques jours plus tard. Le 15 mai, le ministre de la Formation professionnelle et de l’Emploi, Imed Hammami, présente une seconde proposition gouvernementale : 1.000 recrutements dans les sociétés pétrolières à partir de juin 2017, 500 d’ici fin 2018, 1.000 recrutements dans les sociétés environnementales et 1.000 supplémentaires à partir de janvier 2018. Lors d’un vote, l’offre est acceptée. Mais les manifestants ne quittent pas leur campement tout de suite. Dès le lendemain, la frange la plus radicale est parvenue à convaincre la majorité de continuer le mouvement. La proposition gouvernementale est jugée trop faible et pas assez immédiate dans son application.

Les protestataires veulent accélérer les choses. Le 20 mai, ils ferment la vanne de l’exploitation d’El Kamour, à deux heures de route de Tataouine. C’est par là que passe 80 pour cent de la production de la région. Selon Rafiq, un des protestataires présents ce jour-là, « nous avions un accord avec l’armée. Mais la police s’en est mêlée, une petite bagarre a éclaté et tout a dégénéré ». Anouar Sakrafi, 23 ans, est « écrasé accidentellement par une voiture de la garde nationale (force créée à l’indépendance pour remplacer la gendarmerie française, ndlr) qui reculait », selon le ministère de l’Intérieur. Des bâtiments des forces de sécurité ainsi que des véhicules sont brûlés. Les autorités ont décompté une vingtaine de blessés, dont six graves. « Le chauffeur d’une ambulance était à l’intérieur de son véhicule lorsqu’on y a mis le feu », détaille Yasser Mosbah, porte-parole du ministère de l’Intérieur dans une conférence de presse à Tunis. « Un autre membre des forces de sécurité a été frappé et aspergé de liquide inflammable. »

Outre les violences, le risque de propagation est fort. À 200 kilomètres plus à l’ouest, dans la région de Douz, où un mouvement semblable, « Winou el-petrole » (« Il est où le pétrole ? ») avait déjà eu lieu en 2015, des tentes ont également été montées près de l’entreprise franco-britannique Perenco. Là encore, chômage et sous-développement sont les causes de la bataille. Sur une trentaine de sit-inneurs présents sous la tente principale, seuls six déclarent ainsi avoir eu, un jour, un contrat de travail en bonne et due forme. Aucun n’a dépassé six mois. Hafedh Mansour s’estime spolié : « Il y a énormément de richesses dans le Sud tunisien. Mais pas de projets, pas de travail, pas de routes. »

Le manque de transparence sur les concessions accordées à des groupes étrangers revient comme un refrain. Et alimente les rêves des protestataires, convaincus qu’on leur cache une immense richesse. Début mai, lors d’une conférence de presse à Tunis, la ministre de l’Énergie, Hela Cheikhrouhou, qualifiait pourtant l’activité de « modeste », évoquant une production de 40.000 barils par jour en 2016. Les manifestants ne veulent pas y croire, évoquant la « corruption de l’État » ainsi que « des richesses qui partent à gauche à droite ».

Pétrole : une activité « modeste »

À Tunis, le mouvement est parfois mal compris. Une manifestation de soutien a bien eu lieu dans la capitale. Elle n’a réuni que quelques dizaines de personnes. Beaucoup considèrent qu’il s’agit d’un complot : les protestataires d’El Kamour seraient financés par les contrebandiers de la région, qui est proche des frontières algérienne et libyenne, et des hommes d’affaires. Imed Hammami, le ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle, l’a affirmé lui-même : « Il y a un contrat qui a été signé dans le cadre d’une adjudication il y a deux mois et cette personne (un businessman dont il ne donne pas le nom, ndlr) veut le récupérer de force et obliger l’Etap (entreprise tunisienne d’activités pétrolières, compagnie publique chargée du pétrole, ndlr) à revenir dessus. »

Comme pour appuyer cette analyse, plusieurs hommes d’affaires ont été arrêtés depuis le 23 mai. Un haut responsable cité par l’AFP explique : « Ils sont impliqués dans des affaires de corruption et soupçonnés de complot contre la sûreté de l’État par leur incitation et le financement présumé de mouvements de protestation à El Kamour et dans d’autres régions. »

Dans les journaux locaux, les articles évoquant le train de vie supposé des manifestants fleurissent : ils rouleraient en 4×4, seraient payés… Pourtant, une simple visite sur le campement montre que les moyens sont faibles. Les protestataires attendent au bord de la route les voitures qui accepteraient de les prendre en stop pour les emmener à Kamour. Ils expliquent avoir organisé une collecte à Tataouine pour réunir de quoi louer les tentes. Ils profitent effectivement d’un très fort soutien de la population locale.

Deux Tunisies

Le ministre évoque également des raisons politiques : « Derrière se cachent des candidats à la présidentielle, des partis politiques à la dérive. » Il ne nomme pas Moncef Marzouki, ancien candidat à la présidentielle de 2014, mais d’autres s’en chargent. Les amateurs de théorie du complot estiment que Marzouki est l’homme du Qatar. De là à affirmer que des puissances étrangères utilisent le politique, qui avait soutenu le mouvement Winou el-petrole de 2015, pour déstabiliser la Tunisie, il n’y a qu’un pas qui est franchi allègrement. En vérité, ces discours mettent en lumière les deux Tunisies que distingue le think-thank Joussour : la « Tunisie structurée », qui a un bon rapport avec l’État, qui a ses codes, ses moyens ; et la « Tunisie non structurée » qui ne reconnaît pas l’État et ne se reconnaît pas en lui. Il y a Tunis et les régions côtières, relativement développées, et les régions internes, marginalisées. Entre les deux, peu de contact.

Au-dessus de ce paysage fracturé, une crise politique se joue : le président Béji Caïd Essebsi a été obligé de faire une alliance avec Ennahdha, le parti islamo-conservateur qui est la première force du parlement. Nidaa Tounès, le parti présidentiel, a explosé face aux ambitions du fils du président, Hafedh Caïd Essebsi. La situation est délicate alors que les élections municipales – les premières depuis la révolution de 2011 – sont annoncées pour le 17 décembre prochain.

Maryline Dumas est correspondante 
du woxx pour l’Afrique du Nord. 
Pour cet article, elle s’est rendue à 
El Kamour et à Douz.

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