Tunisie
 : Un prix Nobel qui ne cache pas les défis


Le Quartet, coalition d’institutions civiles, recevra jeudi le prix Nobel de la paix. Son travail de médiation a permis à la Tunisie d’avancer, malgré les difficultés. Celles-ci ne sont pas pour autant écartées.

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Tiraillée entre la lutte contre le terrorisme et la défense des libertés individuelles, l’évolution de la jeune démocratie est attentivement observée. (Photo : Maryline Dumas)

La Tunisie recevra jeudi 10 décembre, à Oslo, en Norvège, le prix Nobel de la paix. Une récompense qui salue l’ensemble d’un pays pour sa transition pacifique de la dictature à la démocratie. Un modèle parmi tous les exemples du printemps arabe qui ne cache pas la réalité : le pays est en crise.

Ce prix Nobel est en fait attribué au Quartet du dialogue national, un ensemble de quatre institutions civiles comprenant la Ligue des droits de l’homme, l’Ordre des avocats, l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) – principal syndicat du pays – et l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) – le syndicat patronal.

Le prix Nobel de la médiation

Le Quartet s’est formé en 2013 pour trouver une solution pacifique et jouer un rôle de médiateur dans une Tunisie en crise. Le pays vient alors de vivre deux tremblements avec les assassinats de Chokri Belaïd, fervent opposant d’Ennahdha, le parti islamiste au pouvoir, en février, puis du membre de l’Assemblée nationale constituante (ANC) Mohamed Brahmi en juillet. Les manifestations s’enchaînent pour demander la destitution du pouvoir en place. Le Quartet met en place une feuille de route comprenant un dialogue national, des discussions entre les partis, la formation d’un gouvernement d’indépendants et l’adoption de la Constitution. Cette dernière est finalement votée le 26 janvier 2014.

Les législatives ont lieu à l’automne suivant, puis la présidentielle en décembre. Depuis février dernier, la Tunisie est donc dirigée par un gouvernement élu. Une véritable victoire. Avec une transition démocratique calme, la Tunisie réussit là où ses voisins ont échoué. La Libye et l’Égypte, deux pays qui ont également vécu le printemps arabe, connaissent eux de gros troubles.

Un apprentissage 
parlementaire difficile

Cela ne signifie pas pour autant que la transition démocratique est terminée. Bien au contraire, la jeune démocratie a encore beaucoup à apprendre. Ses députés, en place depuis le 2 décembre 2014, le reconnaissent eux-mêmes. Ainsi Ahmed Essaddik, membre du Front populaire, coalition de gauche qui fait partie de l’opposition, explique que les débuts ont été très difficiles : « Nous avons hérité d’une centaine de textes de loi à travailler envoyés par l’Assemblée nationale constituante. C’est un travail très lourd avec l’administration d’un parlement qui n’avait jusque-là pour habitude que de voter sagement les lois venant de Ben Ali. »

Le travail est compliqué par des questions de logistique. Conçu pour un parti unique, le bâtiment du parlement n’est pas aménagé pour accueillir toutes les nuances d’une démocratie parlementaire. Les députés n’ont pas de bureaux. Seuls les groupes parlementaires disposent d’un local. « Mais lorsque nous sommes en réunion, nous entendons ce que ce disent les députés d’Afek Tounès, qui sont juste à côté. C’est gênant, car nous sommes dans l’opposition et eux dans la majorité », explique Mathari Mouna, qui travaille pour le Front populaire. Toujours à cause du manque de place, la commission santé et affaires sociales ne s’est encore jamais réunie, un an après la prise de fonction de l’assemblée. « Nous n’avons pas de bureau pour nous réunir », explique le député Abderraouf El May de Nidaa Tounès, le parti présidentiel.

Les libertés individuelles 
mises de côté

Concernant la législation, c’est la loi antiterroriste qui semble avoir le plus marqué les députés lors de leur première année de travail. Votée en juillet dernier, cette loi est censée répondre à l’essor des attaques djihadistes dans le pays. Elle autorise un délai de garde à vue de 15 jours et introduit la peine de mort, qui était absente du précédent texte adopté en 2003 sous Zine el-Abidine Ben Ali, le dictateur déchu. « Cette loi permet de soulager les gendarmes et leur travail face aux attentats, tout en respectant les droits de l’homme », juge la députée Soulef Ksantini, membre du parti islamiste Ennahdha. Les organisations ont cependant fortement critiqué cette loi qui « représente un danger réel pour les droits et les libertés en Tunisie. De nombreuses entorses aux normes internationales des droits de l’homme ont été incorporées dans ce texte et représentent un recul par rapport à la loi de 2003 », indique Amna Guellali, représentante de Human Rights Watch à Tunis.

La Tunisie doit encore travailler sur le plan des libertés individuelles. Le 22 septembre dernier, un jeune homme a été condamné à un an de prison pour homosexualité. Son orientation a été « prouvée » par un test anal pratiqué par un médecin légiste. Différentes organisations et associations sont montées au créneau pour dénoncer ce « test de la honte ». Le ministre de la Justice a admis que l’article 230, qui criminalise la sodomie, posait « problème ». « Après l’adoption de la nouvelle Constitution, il n’est plus admis de violer les libertés individuelles, la vie privée et les choix personnels, même sexuels », a indiqué Mohamed Salah Ben Aïssa. Le président Béji Caïd Essebsi a sonné la fin du débat : « Le ministre de la Justice n’engage que lui ! » Ben Aïssa a été limogé quelques semaines plus tard.

Le défi du terrorisme

Aujourd’hui, en Tunisie, la priorité n’est pas à la défense des libertés individuelles mais à la sécurité du territoire. En 2015, l’état d’urgence a ainsi été instauré à deux reprises et le Grand Tunis est actuellement placé sous couvre-feu de 21 heures à 5 heures du matin. La raison : la menace terroriste.

La Tunisie a en effet été mise à mal à trois reprises en 2015. Le 18 mars, vers 12h30, deux terroristes armés de grenades, de fusils d’assaut et de ceintures explosives entrent dans le musée national du Bardo, à quelques mètres du parlement, dans la capitale. Ils tuent 21 touristes et un agent des forces de l’ordre. Le 26 juin, un jeune homme tire sur les touristes de la plage d’un hôtel de Port El-Kantaoui, près de Sousse. 38 personnes meurent. Et tout récemment, le 24 novembre, un kamikaze se fait exploser dans un bus de la garde présidentielle, à Tunis. 12 victimes sont à déplorer. Ces trois attentats ont été revendiqués par l’organisation État islamique (EI).

Depuis la révolution de janvier 2011, la Tunisie doit faire face au développement du terrorisme. Elle voit en effet les groupes infiltrer son propre territoire. Plusieurs dizaines de militaires et de policiers ont ainsi été tués ces dernières années. En juillet 2014, 15 soldats sont morts sur le mont Chaambi (au centre-ouest) dans ce qui constitue le pire assaut du genre dans l’histoire de l’armée tunisienne.

Réfugiés dans les massifs montagneux du centre-ouest du pays, ces groupes djihadistes étaient à l’origine en lien avec Okba Ibn Nafaa, qui a porté allégeance à Aqmi (Al-Qaïda au Maghreb islamique). Mais des dissidents ont prêté allégeance à l’EI et formé un nouveau groupe, Ajnad Al-Khilafa. L’influence de l’État islamique se fait de plus en plus forte depuis le début de l’année, alimentée par l’instabilité du pays voisin, la Libye.

Plus gros pourvoyeur 
de djihadistes

Confrontée aux attentats, comme beaucoup d’autres pays, la Tunisie doit à la fois faire face au voisinage libyen qui sert de base arrière aux terroristes mais aussi à un grand nombre de ressortissants partis faire le djihad. En effet, si les auteurs des attentats évoqués précédemment ont vraisemblablement suivi des entraînements en Libye, ce sont bien des Tunisiens qui n’ont, apparemment, pas trouvé leur place dans la nouvelle Tunisie. Ainsi, le pays est l’un des plus gros pourvoyeurs de djihadistes. Le groupe de travail des Nations unies sur l’utilisation de mercenaires en Tunisie indiquait ainsi en juillet, lors d’une présentation de son rapport préliminaire, que « quelque 4.000 Tunisiens se trouvent en Syrie, entre 1.000 et 1.500 en Libye, 200 en Irak, 60 au Mali et 50 au Yémen. Actuellement, quelque 625 combattants qui sont rentrés des zones de conflits sont poursuivis en justice. La plupart des combattants auraient rejoint des groupes takfiris ou d‘autres groupes extrémistes. »

Les régions intérieures, historiquement délaissées, sont les plus fragiles. Leur abandon a été illustré, très récemment, par l’histoire de Mabrouk Soltani. Ce jeune berger de 16 ans, qui emmenait ses bêtes paître sur le mont Mghila (dans la région de Sidi Bouzid), a été décapité le 13 novembre. Ajnad Al-Khilafa, la filiale de l’EI, a revendiqué l’assassinat, accusant le jeune homme d’être un « informateur ». C’est le jeune garçon de 14 ans qui accompagnait Mabrouk Soltani qui a rapporté sa tête à sa mère. Sans aide des autorités, celle-ci l’a conservée pendant 24 heures dans un réfrigérateur. Le corps n’a été retrouvé que le lendemain, suite aux recherches de sa famille et de ses amis.

Quelques jours plus tard, Nessim Soltani, un des cousins de la victime, a tenu à s’exprimer à la télévision, dénonçant l’absence de l’État et des conditions économiques difficiles qui pourraient encourager les jeunes à rejoindre les djihadistes : « Ils ont voulu l’acheter ! Et ils sont capables de nous acheter tous, nous les jeunes de la région, des jeunes marginalisés, des jeunes analphabètes, des jeunes qui ne savent même pas comment parler, des jeunes chômeurs. J’ai arrêté l’école quand j’avais 16 ans. À cause des conditions financières. Nous vivons à un degré de pauvreté au-dessous de zéro. Peut-être à 30 degrés au-dessous de zéro. »

Une économie en crise

Quelques semaines avant l’annonce du prix Nobel, l’Institut arabe des chefs d’entreprise (IACE) avait justement divulgué un classement d’attractivité économique des régions. Sidi Bouzid, la région de Mabrouk Soltani d’où est justement partie la « révolution de jasmin », se retrouve en avant-dernière position. La région de Tunis et les zones industrielles, comme Sfax, s’en sortent le mieux.

Le pays est aujourd’hui en récession économique. Le dernier classement de Davos sur la compétitivité ne place la Tunisie qu’en 92e position. Le pays chute ainsi de cinq places par rapport à l’an dernier. Leader des pays africains en 2010, il se trouve aujourd’hui au neuvième rang. « Ce n’est pas une surprise », a indiqué Faycel Derbel, le porte-parole de l’IACE, lors d’une conférence de presse. « Nous nous attendions à un recul. Le pays ne marche pas. Même pas sur la tête. »


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