Voile intégral
 : Un compromis boiteux

Le gouvernement va interdire le port du voile intégral – enfin, la dissimulation du visage – dans certains lieux publics, mais pas sur la voie publique en général. Un compromis qui ne satisfait personne.

Il y aurait, au Luxembourg, tout au plus une quinzaine de femmes portant le voile intégral, selon les chiffres de la Shoura, repris par le gouvernement. (Photo : © exit 1979/flickr/CC BY-ND 2.0)

Il a dû passer ce qu’on appelle communément « un mauvais quart d’heure ». Lundi matin, le ministre de la Justice Félix Braz a présenté le projet de loi sur la dissimulation du visage dans les lieux publics, autrement dit : sur la burqa. Devant des représentants des médias avides de nouvelles car à court de sujets pendant la période estivale, le ministre vert a longuement expliqué les raisons qui ont mené la coalition gouvernementale à introduire un tel projet de loi. Et a dû répondre à plus d’une question désagréable.

« Au Luxembourg, la question de la dissimulation du visage n’est pas nouvelle », a détaillé Braz. « Le premier règlement l’interdisant date de 1902 et a été instauré par la Ville de Luxembourg. Aujourd’hui, 72 pour cent des habitants du Luxembourg habitent dans des communes où la dissimulation du visage est interdite. » C’était d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement avait jusque-là refusé de légiférer en matière de voile intégral.

« À l’instar du gouvernement précédent, le gouvernement confirme qu’il n’est pas envisagé de légiférer en la matière alors qu’il estime que ce volet est suffisamment couvert au niveau communal par les différents règlements de police communale qui interdisent notamment aux personnes de sortir le visage masqué », avait répondu Braz à une question parlementaire de Laurent Mosar et Gilles Roth (CSV) en novembre 2015.

Renforcer la base légale

Mais un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et, par la suite, un avis du Conseil d’État émis à la demande du gouvernement et non public auraient fait changer d’avis la coalition. L’arrêt de la CEDH de juillet 2014 avait validé, à l’époque, la loi française interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. Une jeune Française musulmane avait dénoncé ladite loi en estimant qu’elle portait atteinte au respect de sa vie privée et de sa liberté de religion. Elle avait été déboutée, la CEDH estimant qu’il s’agissait en effet d’une atteinte à la liberté de religion et à la vie privée, mais que la « préservation des conditions du vivre-ensemble » avancée par le législateur était un objectif légitime et que les autorités françaises devaient disposer d’une « ample marge d’appréciation ».

« Nous avons dû constater que les règlements communaux actuels n’étaient juridiquement pas très solides », explique Braz. En d’autres mots : un éventuel recours contre une sanction pour port du voile intégral et sur base d’un règlement communal aurait pu déboucher sur un jugement en faveur de la personne sanctionnée, la préservation de l’« ordre public et moral » ne se trouvant pas dans les attributions des communes. Il s’agissait donc, pour le gouvernement, surtout de « renforcer la base légale » de l’interdiction de dissimuler son visage.

Voilà pour la version officielle. La version officieuse est tout autre. À la suite de l’arrêt de 2014, le député ADR Fernand Kartheiser dépose un projet de loi destiné à interdire le port du voile intégral sur la voie publique. Forcément, aucune suite n’est donnée à son projet de loi. Mais en 2015, au plus fort de la crise des réfugiés et sous le choc des attentats en France, le CSV – qui, lorsqu’il était au gouvernement, n’était pas favorable à une interdiction du voile intégral – se fait l’écho d’une prétendue vindicte populaire. Il introduit un autre projet de loi, très semblable à celui de l’ADR.

Le président du LSAP et bourgmestre de Diekirch Claude Haagen prend lui aussi position pour une interdiction. Dans un papier intitulé « Les limites de la liberté religieuse », il mélange allègrement crise des réfugiés, terrorisme et question du voile intégral. En avril 2016, il est rejoint par le ministre du Travail socialiste Nicolas Schmit. « La burqa n’est pas compatible avec nos valeurs. Elle dégrade la dignité et l’égalité des femmes. Il faut l’interdire dans la clarté », écrit celui-ci sur Twitter. Il se réfère à la philosophe et féministe Élisabeth Badinter, clarifie-t-il. Et traitera, par la suite, les organisations de jeunesse des partis du gouvernement, qui critiqueront ouvertement toute volonté d’interdire le port du voile intégral, de « jeunes naïfs ».

Mais entre-temps, la position gouvernementale a changé. En janvier 2017, la radio 100,7 rapporte que le gouvernement aurait décidé de légiférer. Surtout suite à l’avis du Conseil d’État, pour lequel des règlements communaux ne seraient pas suffisants pour légiférer en une matière touchant à la liberté fondamentale qu’est la liberté religieuse.

Ce lundi 7 août, le ministre de la Justice a donc présenté le projet de loi qu’il avait été chargé d’élaborer, d’abord devant la commission juridique de la Chambre des députés, puis devant la presse. Un projet de loi qui s’aligne, selon les dires de Braz, sur les modèles allemand et néerlandais et non sur les lois française et belge.

Aligné sur le modèle néerlandais

Entrée en vigueur en avril 2011 sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la loi française « interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public » stipule que « nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler le visage ». L’« espace public » en question étant constitué des voies publiques ainsi que des « lieux ouverts au public ou affectés à un service public ». Le non-respect de la loi est sanctionné d’une amende pouvant aller jusqu’à 150 euros. Le fait d’imposer à une personne de dissimuler son visage en raison du sexe est lui passible d’une amende pouvant aller jusqu’à 30.000 euros et d’une peine de prison pouvant atteindre un an.

En Belgique, une loi similaire est entrée en vigueur quelques mois après la loi française. Là, l’amende pour une personne dissimulant son visage dans l’espace public peut aller jusqu’à 137,50 euros – mais elle est aussi passible d’une peine de prison pouvant atteindre sept jours.

En Allemagne, bien qu’il n’y ait pas de loi interdisant le port du voile intégral sur la voie publique, une loi de juillet 2017 interdit la dissimulation du visage pour les agents de la fonction publique. Aux Pays-Bas, une loi interdisant la dissimulation du visage dans certains lieux publics, dont les écoles, les hôpitaux et les transports publics, mais pas sur la voie publique, a été votée en novembre 2016.

(Photo : Wikimédia)

Comme dans le modèle néerlandais, le texte luxembourgeois fait une distinction entre « voie publique » et « lieux publics ». Le « projet de loi portant modification de l’article 563 du Code pénal en créant une infraction de dissimulation du visage dans certains lieux publics » interdit cette même dissimulation du visage dans les lieux publics tels que les établissements scolaires de toute sorte, les établissements hospitaliers, les tribunaux, les administrations publiques ainsi que dans les bâtiments « à l’intérieur desquels des services publics sont administrés ». Des exceptions sont énumérées : si la dissimulation est expressément prescrite ou autorisée par des dispositions législatives, si elle est « justifiée pour des raisons de santé ou des motifs professionnels, ou si elle s’inscrit dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles. »

Les sanctions prévues en cas d’infraction à l’interdiction sont des contraventions de la catégorie 4 – la plus petite classe de contraventions -, c’est-à-dire des amendes pouvant aller de 25 à 250 euros. Les règlements communaux en vigueur le resteront, à une différence près : tout ce qui touchera à la dissimulation du visage pour raisons religieuses ne sera désormais plus du ressort des communes, mais des autorités nationales. Par conséquent, ce ne sera pas dans les attributions des agents municipaux une fois la réforme sur le statut de ces derniers passée.

En clair, cela veut dire que dans les communes où le port du voile intégral sur la voie publique était jusque-là interdit, puisque la dissimulation du visage n’y était pas autorisée, il sera désormais autorisé. Enfin, presque : selon Félix Braz, les règlements communaux ne suffisant pas en tant que base légale, il n’y avait jusque-là, de fait, aucune interdiction du port du voile intégral, même si tout le monde, gouvernement inclus, y croyait.

Personne n’est satisfait

« Il y a, selon la Shoura, une quinzaine de femmes qui portent le voile intégral au Luxembourg. » Félix Braz a justifié par ces mots la démarche du gouvernement. « Il n’est pas faux de dire qu’elles ne représentent pas une menace. Mais nous pensons qu’au Luxembourg, on montre son visage quand on parle à quelqu’un. Ça a toujours été comme ça. » Pourquoi ne pas avoir interdit le port du voile intégral sur la voie publique, dès lors ? « La question du voile intégral est une question qui polarise. Il y a, au sein de la société, deux approches, deux opinions sur le sujet. Au sein des ménages, au sein des partis, au sein des médias, il y a des représentants des deux camps. Ce que nous avons essayé de faire, c’est de trouver un équilibre entre ces deux positions », explique le ministre de la Justice.

« Nous pensons qu’au Luxembourg, on montre son visage quand on parle à quelqu’un. » Félix Braz, ministre de la Justice et auteur du projet de loi. (Photo : © Aron Urb/flickr/CC BY 2.0)

Au risque de ne satisfaire personne. « Au sein de la commission, l’ADR a signalé qu’il n’était pas du tout content », avance Braz. Mais pas que l’ADR. Le CSV ne semble, lui non plus, pas se satisfaire de la proposition gouvernementale. Sur Facebook, la porte-parole de Déi Lénk, Carole Thoma, reproche aux partis de la majorité de faire le jeu de la droite. Pour elle, une interdiction du voile intégral n’est en aucun cas la marche à suivre et risquerait de nuire aux principales concernées. Si la Shoura (Assemblée de la communauté musulmane du Luxembourg) n’a pas encore voulu réagir sur demande du woxx, peu indique qu’elle sera totalement favorable à la proposition gouvernementale.

Sans parler des Jonk Gréng, qui reprochent à la coalition d’utiliser beaucoup trop d’énergie pour un phénomène quasiment « non existant » au Luxembourg. « Les discussions autour d’une interdiction de la burqa n’ont rien à voir avec l’intégration ou le féminisme et témoignent plutôt d’une fixation masculine malsaine sur le corps de la femme », dit Jana Weydert, membre de l’organisation de jeunesse des Verts. Seuls Déi Gréng ont pour l’instant réellement salué l’avancée de leur ministre de la Justice, parlant d’une solution « équilibrée et respectueuse des droits fondamentaux » dans un communiqué de presse.

Si elle a donc le mérite de clarifier en effet la situation légale tout en évitant d’appliquer une politique de la main forte, la solution proposée par Braz est stratégiquement tout sauf bénéfique aux partis de la majorité. Grâce à sa dimension nationale, la question du voile intégral ne sera au moins pas au centre des débats en vue des élections communales ; mais le projet de loi rend la coalition vulnérable : pour la droite populiste et tous ceux tentés par le vote CSV, il ne va de toute façon pas assez loin, tout comme pour ceux et celles pour qui le voile intégral est avant tout une expression de l’oppression de la femme. Difficile à imaginer, d’ailleurs, que les adeptes d’une interdiction pure et dure au sein du LSAP et du DP soient satisfaits. Pour tous les autres, rien que le fait de légiférer en la matière, c’est céder aux sirènes du populisme et au racisme antimusulman ambiant. Comme souvent, la culture du consensus à la luxembourgeoise est à l’origine d’un compromis boiteux qui ne satisfera personne.


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