CAMBODGE: Bolloré chez les Bunong

Le Luxembourg n’a jamais été une puissance coloniale. Pourtant, à travers sa place financière, il joue un rôle dans l’exploitation du Tiers-Monde. Par exemple au Cambodge, où l’habitat du peuple Bunong est menacé par l’expansion de l’industrie du caoutchouc.

La rentabilité d’abord. Récolte de caoutchouc.

Une contrée montagneuse au bout du monde. Pour s’y rendre, tout un périple. Rendez-vous donc en Asie du Sud-Est, dans la capitale cambodgienne Phnom-Penh. Arrivé là-bas, vous avez intérêt à vous lever de bonne heure, le départ quotidien en direction de Busra est matinal. Comptez entre huit et dix heures, selon la météo, pour le trajet qui vous amènera à Sen Monorom, capitale de la province montagneuse de Mondulkiri. Agrippé sur le siège arrière d’une « Motodop », sorte de taxi sur deux roues, vous commencerez alors à escalader les collines du Monulkiri, pour enfin arriver, la nuit tombante, dans la commune de Busra.

Il y a de fortes chances que votre visite dans cette petite commune rurale prenne, dans un avenir proche, valeur de témoignage historique. Car les sept villages regroupés autour de Busra et les quelque 800 familles de l’ethnie montagnarde des Bunong qui les habitent, sont en train de passer par une profonde mutation, qui est aussi bien économique et sociale que culturelle et spirituelle. Désormais, les champs et forêts des villageois de Busra font l’objet de toutes les convoitises. Leurs terres s’adaptent en effet particulièrement bien à la culture d’hévéas, plantes de la taille d’arbres, à partir desquelles on gagne le caoutchouc. Busra est ainsi jeté dans l’arène de la finance mondiale.

Les Bunong ignorent les détails de ce montage financier passant par le Luxembourg, ils ont juste constaté l’apparition dans leurs villages de camions et d’excavateurs.

En 2007, à Phnom Penh, une joint-venture a été montée entre la plus importante compagnie de construction cambodgienne Khaou Chuly Development (KCD) et l’entreprise franco-belge Société financière des caoutchoucs (Socfin), fondée en 1909 à l’époque du Congo Belge. Derrière la Socfin se trouve en fait la holding Socfinal basée au Luxembourg. La Socfinal fut fondée en 1958 dans un contexte de décolonisation en Afrique et en Asie du Sud-Est qui avait entraîné une chute de valeur des propriétés de la Socfin au Congo Belge, au Vietnam et en Indonésie. Il s’agit d’un groupe mixte belgo-français dirigé par l’industriel belge Hubert Fabri mais appartenant, depuis la fin des années 1980, à hauteur de 38 % à un groupe agro-industriel et financier dirigé par Vincent Bolloré. D’après son site internet, la holding Socfinal, basée au Luxembourg, aurait fourni 54 % du capital de la joint-venture. Ce capital a transité par une autre holding, la Socfin-asia, pour être finalement investi dans le projet de plantation de caoutchouc chez les Bunong.

Les habitants de Busra ignorent les détails de ce montage financier ; la plupart ne sauraient pas situer Bruxelles, Luxembourg ou Paris sur une carte? en fait, la plupart ignorent le concept même de carte géographique. Les Bunong ont juste constaté, au printemps 2008, l’apparition dans leurs villages de camions et d’excavateurs. Ce que les Bunong ne savaient pas jusque là, c’est que fin 2007, le gouvernement avait attribué à Socfin-KCD une concession de 2.500 hectares de terres situées dans la province de Mondulkiri, autour de la commune de Busra, sur les terres des Bunong. Début 2009, 2.705 hectares de concessions y ont été ajoutés. En juin 2009, la joint-venture Socfin-KCD a déclaré au journal « Phnom Penh Poste » avoir prévu un investissement de 50 millions de dollars pour le défrichage des forêts et des champs (par coupe et incendie contrôlé) ainsi que pour la création d’in-frastructures de façonnage de caoutchouc destinées à la production de
préservatifs et de gants médicaux. A terme, Socfin-KCD vise à aménager 20.000 hectares en Mondulkiri pour des plantations de caoutchouc. La compagnie estime pouvoir produire entre 20.000 et 30.000 tonnes de caoutchouc par an.

Ces évolutions dans le nord-est cambodgien ne font que refléter la tendance générale dans les régions montagnardes du Sud-Est asiatique. Selon le journal Science de mai 2009, plus de 500.000 hectares de territoire ont déjà été convertis à la monoculture de caoutchouc en Chine, Cambodge et Thaïlande ainsi qu’au Vietnam, au Myanmar et au Laos. Les scientifiques prévoient un doublement, voire un triplement des surfaces d’exploitation d’ici 2050 ; avec des conséquences écologiques et sociales potentiellement dévastatrices. D’autant plus qu’au Cambodge, d’après une étude publiée en juin 2007 par l’ONG britannique Global Witness, déjà 30 % de la surface forestière auraient été détruits entre 2002 et 2007.

A l’heure actuelle, des anciens paysans de Busra sont payés cinq dollars la journée, et se retrouvent ainsi intégrés dans le marché mondial, et exposés à ses aléas.

Quant aux habitants de Busra, ils disent ne pas avoir été suffisamment consultés et avoir été soudainement confrontés à trois options. La première option consiste dans la vente de terres à hauteur de 300 dollars par hectare. Ce prix est, d’après les responsables des ONG présentes au Cambodge, en-dessous des prix du marché – « des miettes » par rapport aux pertes écologiques et culturelles à long terme et, surtout, par rapport aux bénéfices qu’engendreront à court terme ces hectares en tant que plantations de caoutchouc. Or, l’expérience dans d’autres communes avec des projets similaires indique qu’en règle générale les paysans ne sont pas dédommagés du tout. Ce qui explique que certains paysans de Bousra, par peur de perdre non seulement leurs terres mais aussi les compensations, ont été pressés à vendre leurs terres. S’ils sont désormais « riches » – du moins selon les standards bunong – ils risquent de se trouver sans aucune assise économique, une fois l’argent dépensé.

La deuxième option proposée aux habitants consiste dans la relocalisation sur d’autres terres à proximité de Busra. Cela soulève plusieurs types de réserves, parmi lesquelles celles d’ordre spirituel ne sont pas les moindres. En effet, les familles bunong sont très liées à leurs terres ancestrales. La relocalisation sur les terres ancestrales d’une autre famille est donc source de conflits potentiels. De nombreux paysans se plaignent en outre que la qualité de la terre qui leur est ainsi allouée serait mauvaise. Enfin, d’après un responsable bunong d’une ONG, les paysans ayant choisi la relocalisation n’auraient pour la plupart toujours pas pris connaissance de l’emplacement exact de leurs nouvelles terres à l’heure des semailles du riz.

Comme troisième option, la compagnie incite les paysans à cultiver eux-mêmes les hévéas et à vendre leur production à la Socfin-KCD aux prix du marché international. La compagnie promet la création de 400 emplois dans la région, sans donner plus de précisions. A l’heure actuelle, des anciens paysans de Bousra se retrouvent tous les matins sur le marché du village dans l’espoir d’être sélectionnés (par système de loterie) pour une journée de travail. La paie est de cinq dollars la journée. Les Bunong sont ainsi intégrés dans le marché mondial, et exposés à ses aléas.

En tant qu’entreprise européenne agissant à un niveau mondial, la Socfin est plus vulnérable aux critiques, et se soucie par conséquent plus de son image publique.

Ces trois options ont été très brièvement explicitées par les responsables de la compagnie, accompagnés pour l’occasion par des représentants du gouvernement, lors de réunions collectives organisées dans les villages. Des sources fiables affirment que de nombreux paysans auraient été mis sous pression et auraient choisi une des trois options sans véritablement en mesurer les conséquences. En décembre 2008, face au défrichement de la forêt et des champs à proximité du village, la tension était devenue si forte dans la commune de Busra que plusieurs centaines de paysans bunong se sont rassemblés pour manifester contre la compagnie Socfin-KCD. La manifestation s’est transformée en émeute, et les paysans ont incendié plusieurs excavateurs de l’entreprise. Face au pourrissement de la situation, l’entreprise belgo-française Socfin est alors apparue sur le devant de la scène et a pris la direction des opérations sur le terrain, à Busra.

Ainsi, Philippe Monnin, general manager de la Socfin au Cambodge, serait désormais régulièrement présent dans la commune de Busra pour y superviser les travaux. Monnin n’est pas un nouveau-venu au Cambodge. Arrivé en 1993, au moment de l’ouverture de l’économie cambodgienne au capitalisme, durant les années 1990 il a été en charge, auprès du Ministère de l’Agriculture, des plantations de caoutchouc les plus importantes du pays. Connu au Cambodge comme président de la Fédération cambodgienne de rugby, il garde de sa période passée au Ministère de l’Agriculture un réseau de loyautés et d’amitiés étendu et est toujours conseiller français du ministère cambodgien de l’Agriculture, de la Forêt et de la Pêche.

Avec la prise en main des chantiers par la Socfin, le combat autour des concessions s’est déplacé sur le terrain de la communication. En tant qu’entreprise européenne agissant à un niveau mondial, la Socfin est plus vulnérable aux critiques, et se soucie par conséquent plus de son image publique. Ainsi, sur son portail internet, le groupe Bolloré déclare sous la rubrique « responsabilité sociale et environnementale » vouloir « applique[r] une politique rigoureuse de respect des sites qu’il occupe par la conduite d’actions multiples dans le cadre des réglementations en vigueur et de son implication dans le tissu local ».

Durant ces derniers mois, Monnin a tenté d’occuper le terrain de la communication. Il a ainsi déclaré début juin au Phnom Penh Post vouloir adopter une « approche plus conciliante » et faire de Busra « un modèle », en collaborant notamment avec l’ONG française Médecins du Monde et l’institution d’aide bilatérale Agence française du développement. Un hôpital, une école, des emplois, la préservation de 3.000 hectares de forêts sacrées (sur un total de 10.000 hectares de forêts sacrées recensées par la compagnie) ainsi qu’une étude d’impact environnemental et social ont été promis. Or, la plupart de ces projets restent à l’heure de l’ordre de la promesse.

Si, dans la logique désenchantée du marché, les forêts sont avant tout matière première et surface d’exploitation, pour les villageois bunong, de larges parties des forêts sont sacrées.

Les villageois quant à eux demeurent sceptiques. Comme l’a récemment déclaré une villageoise à une ethnologue de passage: « On nous disait qu’avec la venue des Français tout allait changer. Mais, je ne vois pas de différence. Moi, ce que je vois, c’est qu’il y a des étrangers sur mes terres. » Un responsable bunong joint par téléphone s’interroge : « Ils parlent sans cesse de développement. Moi, la question que je leur pose, c’est s’ils ne pensent pas surtout au développement pour leur entreprise plus qu’à celle pour les gens. »

Au-delà des considérations économiques et environnementales, aux yeux des villageois l’opération de Socfin-KCD à Busra pose un insoluble problème. Car, si dans la logique désenchantée du marché, les forêts sont avant tout matière première et surface d’exploitation, pour les villageois bunong, de larges parties des forêts sont sacrées. En effet, certaines sont habitées par les esprits des ancêtres que l’on y a enterrés. La Socfin, dans le cadre de sa nouvelle politique « conciliante », affirme vouloir protéger ces espaces. Or, lorsqu’en mars 2009, des bulldozers de la Socfin-KCD ont rasé ce qui paraissait n’être qu’une autre partie de la forêt à défricher, ils ont en fait roulé sur un cimetière, retournant les tombes – et, aux yeux des Bunong, provoquant l’ire des ancêtres. Cette profanation est d’autant plus inexplicable que, selon des sources sur place, la compagnie dispose de cartes détaillées sur lesquelles les forêts sacrées à préserver étaient repérées et clairement marquées. Pour se faire pardonner ce « faux-pas », la Socfin a fait don, en signe de bonne volonté, d’un buffle et d’un cochon, illico sacrifiés pour apaiser les esprits des ancêtres. Apparemment, ceci n’a pas contribué à rassurer les villageois. Ceux-ci affirment que depuis le début de la déforestation, et en particulier depuis la profanation du cimetière, le taux de mortalité aurait considérablement augmenté dans certains villages de Busra.

Si on mesure les promesses généreuses faites par la Socfin-KCD au Cambodge à l’aune du bilan du groupe Bolloré en Afrique, où se concentre la majorité de ses activités industrielles, la méfiance des Bunong ne semble pas tout à fait infondée. Le rapport « Human Rights in Liberia’s Rubber Plantations: Tapping into the Future », réalisé en 2005 par la Mission des Nations Unies au Liberia, traite par exemple de la situation des droits de l’Homme dans cinq plantations d’hévéas au Libéria. Dans la gestion de ses « ressources humaines » elle ne semble pas faire grand cas de la « responsabilité sociale et environnementale » prônée par le Groupe Bolloré. Le rapport recense entre autres le manque de formation et d’équipement adaptés à la manipulation de produits cancérigènes, le travail d’enfants de moins de quatorze ans, la répression des syndicats, le maintien de l’ordre par des milices privées et les évictions de villageois gênant l’expansion de la zone d’exploitation.

Dans les médias, le nom de Vincent Bolloré est rarement cité en rapport avec ces affaires. Pourtant c’est un homme puissant et connu. Vincent Bolloré est à la tête d’un véritable empire industriel et médiatique qui s’étend du papier à rouler OCB aux médias, notamment les journaux gratuits Matin Plus et Direct Soir, en passant par l’institut de sondage CSA, la chaîne de cinéma Gaumont et le groupe publicitaire Havas. Rappelons en outre que Vincent Bolloré est « l’ami de vingt ans » de Nicolas Sarkozy, lequel se reposa sur son yacht, juste après les élections présidentielles. Or, s’il le faut, Bolloré sait aussi se faire discret. Ainsi, le souhait de Sarkozy de voir le Luxembourg renoncer à sa libéralité en matière de droits fiscaux n’est probablement pas au goût de l’« ami de vingt ans ». De très nombreuses opérations financières du Groupe Bolloré passent en effet par des sociétés aux structures pyramidales enchevêtrées et opaques. Dans le domaine du caoutchouc, nous en avons recensé quatre appartenant ou contrôlées par Bolloré : Intercultures, Socfinal, Socfinasia et Plantations des terres rouges. Elles sont toutes les quatre enregistrées au Luxembourg. Une opération win-win pour Bolloré : il bénéficie à la fois de la libéralité fiscale du grand-duché et protège son image publique.

Pendant ce temps là, dans la commune montagnarde de Busra, la situation des Bunong reste en suspens. Le gouvernement cambodgien et les organisations internationales continuent à se taire, et les bulldozers à rouler.

 

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