FONDS DE COMPENSATION: Bombance

La nouvelle en a sorti plus d’un de la torpeur estivale : le Fonds de Compensation – qui gère l’argent de nos retraites – investirait dans des firmes fabriquant des bombes à sous-munitions. Comment est-ce possible ?

Schéma d’une bombe à sous-munitions : un peu comme le principe de la Sicav, celle-ci diversifie ses éléments pour mieux atteindre sa cible.

Pour vous rassurer d’avance : nos retraites sont sûres. Très sûres mêmes. « Nous n’avons rien perdu dans la crise », assure Robert Kieffer, le président du conseil d’administration du Fonds de Compensation (FDC). « Contrairement à ce qui a été dit, nous avons bien sûr perdu sur les actions dans notre portfolio, notamment à cause de la faillite des Lehmann Brothers qui a déclenché la crise, mais grâce à nos obligations nous avons contrecarré cette tendance et même augmenté notre capital », explique-t-il.

Ce qui en somme est une bonne nouvelle, ne serait-ce ce goût amer qui vous reste sur la langue en apprenant qu’une partie de nos retraites est assurée sur la misère des autres. Comme l’a révélé une question parlementaire de « Déi Lénk », la semaine dernière, le FDC détient des actions de plusieurs firmes qui fabriquent – entre autres machines de guerre – des bombes à sous-munitions (Basm). Ces firmes – Lockheed Martin, L3 Communications, Textron, Alliant Techsystems, Hanwha, Poongsan et Singapore Technologies Engineering – apparaissent dans un rapport des ONG Pax Christi et Netwerk Vlanderen comme principales productrices de Basm. Et on peut les retrouver dans les rapports annuels de la FDC, dans les listings des milliers de firmes compris dans le portfolio assurant
nos retraites.

Le hic, c’est que le Luxembourg fait partie des pays qui ont signé et ratifié la convention d’Oslo en 2008, faisant en sorte qu’il est « interdit à toute personne physique ou morale de financer, en connaissance de cause, des armes à sous-munitions ou des sous-munitions explosives ». Donc, tout contrevenant s’expose à des enquêtes judiciaires. Et pour cause : les armes à sous-munitions sont – comme l’a même précisé Jean-Claude Juncker dans une interview datant de 2004 – la pire des armes, puisqu’elles ne sont pas dirigées directement vers un ennemi mais dispersées sur tout un territoire et létales pour des années, voire des décennies. Une arme de lâche en somme, qui ne convient plus au « style de guerre » contemporain. Et l’engagement contre les Basm est pour notre chère classe politique un fabuleux moyen de montrer sa bonne foi et son engagement. On se souvient encore des campagnes montrant des députés et des ministres mutilés à coups de Photoshop pour démontrer la dangerosité et l’immoralité de telles armes?

« Je ne peux pas assurer qu’il n’y ait d’autres saloperies »

Mais pourtant, le Luxembourg contrevient à ses propres engagements en finançant par le biais d’une Sicav (société d’investissement à capital variable) fondée en 2007 par le FDC des firmes produisant justement ces armes diaboliques. Les Sicav sont, pour information, conçues justement pour amoindrir les risques dans la spéculation : en investissant dans des portfolios de produits financiers aussi larges que possibles, on se rend moins dépendant d’un segment particulier de l’industrie ou de la finance.

C’est un segment de la Sicav du FDC – qui est divisé en plusieurs parties comprenant actions, obligations et fonds monétaires – concernant les actions internationales qui est impliqué dans l’affaire. Administré par la State Street Bank – un institut financier américain – c’est là où est arrivé la bourde qui met le grand-duché devant son propre paradoxe.

Mais comment est-ce possible ? Surtout parce que « Déi Lénk » n’a pas été informé par un mystérieux anonyme qui leur aurait fait parvenir des documents ultra-secrets. « C’est une simple recherche sur leur site », affirme Marc Baum, l’assistant parlementaire et conseiller communal eschois du parti de gauche, « tout est dans leurs rapports annuels qu’il suffit d’éplucher un peu ».

Tout cela ne joue pas vraiment en faveur de la FDC, de son conseil d’administration ni de ses experts externes. Au moins quelqu’un aurait dû se rendre compte de la bourde. Interrogé par le woxx, Robert Kieffer affirme pourtant le contraire : « Bien sûr que nous connaissons nos actions. Nous parcourons régulièrement nos listings et je savais parfaitement que par exemple Lockheed Martin fabriquait des armes. Mais j’ignorais que cette firme en produisait aussi qui sont illégales au Luxembourg. Honnêtement, je ne peux pas tout savoir. Si par exemple on lit un nom comme `Hanwha‘, on ne se dit pas automatiquement : tiens, eux, ils fabriquent sûrement des saloperies ». Pourtant, les noms de ces firmes sont connus dans le monde des ONG, mais Kieffer affirme que « le rapport de Pax Christi ne figure pas parmi ma lecture de chevet ».

De toute façon, pour le président du conseil d’administration du FDC, il est évident qu’il n’ait pas fait le lien direct entre les accords d’Oslo – qu’il affirme avoir suivi de loin – et son boulot. « Mais si j’avais su cela, je n’aurais pas hésité une seconde à les enlever de notre portfolio », affirme-t-il, « D’un autre côté, je ne peux pas vous assurer qu’il n’y ait plus d’autres saloperies dans notre Sicav. Mais en tout cas, les firmes incriminées disparaîtront dès septembre ».

Et pour cause, en parcourant un peu les listings de la Sicav, on tombe sur pleins de noms de multinationales à scandales : Monsanto, le géant qui fait du forcing sur les pesticides et les OGM, BP et leur marée noire, Halliburton qui ont fait des milliards grâce à la guerre en Irak et en Afghanistan, etc.

Le problème, selon Kieffer, c’est qu’il n’y a aucune instance morale. « Bien sûr qu’on en a discuté au sein du conseil d’administration. Mais nous ne sommes jamais parvenus à nous mettre d’accord sur des critères. Il nous faudrait des critères ou un comité d’éthique pour surveiller nos actions. Mais encore faudrait-il déterminer qui peut décider d’une telle politique. Car – autre détail truculent – l’Etat luxembourgeois risque de se retrouver dans de mauvais draps lui aussi, puisque suite à la crise il est devenu actionnaire de la BNP-Paribas qui elle a aussi des producteurs de Basm parmi ses clients ». La même BNP-Paribas qui administre un segment de la Sicav du FDC, par ailleurs. Mais passons.

Personne ne fera le malin

Pour Kieffer, il est difficile, voire impossible de concilier un fonds stable à des valeurs morales. Pour exemple, il donne nos voisins français, chez qui règnerait l’« hypocrisie pure ». Disposant d’un important code de déontologie, le pendant français du FDC ne s’interdit pourtant pas d’investir dans des firmes pas très nettes. « En cas de doute, leur code prévoit seulement une prise de contact avec la direction de cette firme. Or, je ne crois pas que le Pdg de Lockheed Martin s’intéresse un tant soit peu au blabla d’un fonctionnaire français », ironise Kieffer. Pourtant, des contre-exemples existent, comme la Norvège, qui dispose d’un fonds de pension des plus importants au monde, alimenté par les gains de leur industrie pétrolière, où le parlement a décidé de ne plus investir dans des firmes produisant du tabac et qui vient aussi, lundi dernier, d’exclure deux compagnies israéliennes parce qu’elles occupaient des territoires palestiniens ou qu’elles profitaient de l’occupation. On le voit, un contrôle de ces investissements est possible, il faudra juste s’y coller.

En ce qui concerne l’affaire actuelle au grand-duché, la question du comment une telle chose était possible reste néanmoins ouverte. Et ne sera jamais close sûrement. Et pour cause, car la loi interdisant le financement des Basm, comporte un petit garde-fou : il est interdit de les financer, mais seulement « en connaissance de cause ». Autrement dit, le premier qui fera le malin pour dire qu’il savait se retrouvera aux mains de la justice. Donc, plutôt faire l’ignorant ou simplement arrêter de spéculer avec nos fonds de pension, comme le demandent « Déi Lénk » depuis 2004


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