Communautés tribales en Inde : « Je veux apprendre à écrire mon nom »

Les communautés tribales de l’Inde sont historiquement exclues et marginalisées par leur isolement géographique et leurs caractères sociaux, religieux, linguistiques et culturels distincts. Cette impuissance est aggravée par des obstacles systématiques qui les empêchent d’accéder à leurs droits et à leurs ressources.

Saraswati revient avec de l’eau qu’elle est allée chercher au puits du village avant d’aller à l’école. (Photos : Rohit Jain)

Sakeena ne connaît pas son âge. Son grand-père ne se souvient pas de sa date de naissance. « Environ 7 ou 9 ans », estime un voisin. Sakeena n’a jamais rencontré son père, qui a abandonné sa mère quand elle était enceinte. Au sein de la communauté tribale des Korkus, les séparations et les divorces sont encore très rares et sa mère a dû rapidement se remarier avec un autre homme pour ne pas ternir l’image de la famille.

La jeune maman est donc partie vivre avec sa nouvelle belle-famille, confiant l’éducation de Sakeena à son grand-père, qui semble avoir autour de 70 ans. « J’aimerais qu’elle aille à l’école, ça serait un soulagement pour tout le monde. Elle reste parfois assise à la maison toute la journée et n’aime pas jouer avec les autres enfants », explique le grand-père, inquiet. « Elle est très timide et ne communique qu’avec quelques cousins. Pour pouvoir aller à l’école, elle a besoin de la signature de son père, mais on ne sait même pas où il est. »

Un simple défaut de signature semble suffire à empêcher une fille d’être scolarisée. Un mariage précoce est probablement ce à quoi Sakeena doit s’attendre, bien que son grand-père évite le sujet quand on lui pose la question. Aujourd’hui, plus de 50 pour cent des filles korkus sont mariées avant l’âge légal.

« Les populations tribales représentent 8,6 pour cent de la population totale de l’Inde, soit plus de 104 millions de personnes »

Selon le dernier recensement réalisé en 2011, les populations tribales représentent 8,6 pour cent de la population totale de l’Inde, soit plus de 104 millions de personnes. « Adivasis » (habitants d’origine), est le nom générique qu’on donne aux nombreuses communautés tribales. Les adivasis ne forment pas un groupe homogène et comptent autour de 200 tribus parlant plus de 100 langues.

Cette immense diversité de cultures et de langues parmi les communautés indigènes de l’Inde, qui était encore plus grande avant la colonisation du pays par les Britanniques, diminue aujourd’hui de manière effrayante. L’industrialisation rapide du pays, la croissance des grandes exploitations agricoles et l’expansion des sanctuaires de faune sauvage pour le tourisme provoquent le déplacement et la disparition de nombreuses tribus et cultures traditionnelles.

L’immense majorité des tribus vivent dans des zones rurales reculées et ont des conditions de vie difficiles, parfois sans accès à des installations sanitaires, à l’électricité ou à l’eau potable. Les sécheresses qui ont frappé de nombreuses régions de l’Inde cet été ne feront qu’aggraver la situation, et certaines risquent de devoir se déplacer pour pouvoir survivre.

Comme d’autres communautés vulnérables, les adivasis bénéficient de dispositions de « discrimination positive » prévues par la Constitution indienne, leur réservant des emplois dans l’éducation, dans la fonction publique et dans les industries nationalisées. Néanmoins, les problèmes d’éloignement et de pauvreté, ainsi que les préjugés, limitent souvent la bonne application de ces dispositions. Les programmes gouvernementaux visent à « intégrer » les communautés indigènes, souvent perçues comme primitives, plutôt qu’à souligner leur caractère distinctif. Et bien que le gouvernement ait récemment augmenté le budget attribué au développement des populations tribales, nombreuses sont les accusations de corruption et de détournement de ces fonds.

Travail de groupe dans un centre d’éducation mis en place par la fondation TYCIA.

« La communauté est victime de discriminations en raison de son identité de caste »

Usha et Saloni sont d’un village voisin de celui de Sakeena. Usha a 14 ans et a arrêté d’aller à l’école quand elle avait 11 ans : « Je n’ai rien appris à l’école. Je n’ai appris à écrire mon nom qu’en cinquième année », dit l’adolescente. Beaucoup dans la communauté élèvent leur voix contre les écoles publiques. Certaines classes peuvent « contenir » jusqu’à 100 élèves, certains enseignants ne parlent pas le korku, la langue maternelle de la communauté. Usha aime jouer avec les livres, les ouvre et regarde les images, mais n’a jamais appris à lire. Saloni, elle, a 8 ans. Elle confie aussi qu’elle ne sait ni écrire ni lire : « Je veux aussi apprendre à écrire mon nom », dit la jeune fille.

Leur tribu, les Korkus, peuple traditionnellement les États du Maharashtra et du Madhya Pradesh en Inde centrale. Bien que l’origine exacte de sa présence ne soit pas connue, on spécule, sur base de caractéristiques linguistiques et généalogiques, que les Korkus ont précédé la plupart des groupes de langues dravidiennes en Inde centrale. Pendant des millénaires, ils ont vécu de la chasse et pratiqué des formes animistes de culte. Après différentes vagues d’invasion, les Korkus ont adopté et assimilé les croyances hindoues et se sont tournés vers l’agriculture.

Pourtant, pour une grande partie de la société indienne, ils sont encore souvent considérés comme « impurs ». Au lieu d’accepter la hiérarchie des chefs religieux brahmanes (la caste dominante), les Korkus emploient leurs propres prêtres et chamans. Leur hindouisme conserve donc encore une forte influence animiste et les perspectives de gravir les échelons de la société restent faibles.

Seuls 10 pour cent environ des 78.000 Korkus savent lire et écrire et, en dehors de ses villages, la communauté est victime de discriminations en raison de son identité de caste. Les filles sont le groupe le plus vulnérable. Elles sont touchées par des problèmes liés à la malnutrition et sont presque systématiquement anémiques. Beaucoup d’entre elles n’auront jamais accès à la santé reproductive. Aujourd’hui, seule une fille korku sur 300 termine l’enseignement secondaire. Près de la moitié des filles quitte l’école avant l’âge de 10 ans.

Saraswati a 12 ans et ses parents sont des travailleurs agricoles saisonniers. « Je continuerai à étudier dur et à progresser. Après avoir terminé mes études ici au village, mon rêve est d’aller à l’internat. Je sais qu’il y a des internats pour filles dans les villes », se projette-t-elle. Elle et ses deux frères ont été réintégrés dans une école grâce à l’aide de la fondation TYCIA (« Turn Your Concern into Action »). Saraswati n’a quitté son village qu’une seule fois pour visiter Khalwa, la ville la plus proche, à trois heures de route en transports en commun. « Ici, au village, on mange des rotis (pains indiens, ndlr), des haricots, des lentilles et parfois des tomates et des oignons. J’ai bien aimé la ville parce qu’on a mangé des samosas, des mangues et des grenades. »

Saraswati assume de nombreuses tâches à l’intérieur et à l’extérieur de la maison. Elle va, comme toutes les autres filles et femmes du village, chercher de l’eau au puits le matin, nourrit les animaux, aide à préparer les repas et nettoie la maison. Tout cela avant d’aller à l’école.

La fondation TYCIA, une ONG, essaie de lutter depuis 2016 contre l’abandon scolaire au moyen d’un projet avec et pour la communauté. Après avoir identifié deux travailleurs communautaires dans les villages, elle a, avec leur aide, sélectionné et formé 40 jeunes adultes. L’idée était d’utiliser des ressources locales pour pouvoir ensuite identifier et réintégrer dans le système éducatif plus de 4.000 enfants qui n’ont jamais été à l’école ou qui ont quitté l’école prématurément.

Mariage korku. L’âge des mariés est tenu secret.

« Près de la moitié des filles quitte l’école avant l’âge de 10 ans »

90 pour cent de ces élèves vont effectivement à l’école et sont soutenus par les 40 éducateurs, qui ont été depuis placés dans les écoles publiques en tant que médiateurs. La fondation a également dispensé des cours d’alphabétisation de base aux mères des élèves, afin qu’elles puissent s’impliquer davantage dans la scolarité de leurs enfants. « Les écoles publiques sont en mauvais état et aucun effort n’est fait pour adapter les méthodes d’enseignement à la communauté dans cette zone géographique », explique Pramila, coordinatrice du projet et femme korku.

« Les enseignants ne sont pas toujours très motivés. Ils sont affectés ici au début de leur carrière et espèrent trouver un emploi dans une ville le plus tôt possible. C’est pourquoi nous pensons qu’il est important de travailler sur les compétences locales, d’impliquer les jeunes motivés de la communauté elle-même et de créer des compétences dans les villages. »

Jamuna a 11 ans. « Après cette année, je vais devoir aller à l’école dans un autre village, parce que dans cette école il n’y a pas de classe après la cinquième. Je veux vraiment continuer », explique la jeune fille devant son père, qui semble moins enthousiaste. Il travaille dans les champs et possède même un petit terrain qu’il loue à une entreprise. Il nous dit que même avec les deux revenus, il a du mal à subvenir aux besoins de la famille. « Oui, je vais l’envoyer à l’école jusqu’en dixième ou peut-être douzième année », dit-il sans grande conviction. « À 18 ans, on essaiera de la marier », conclut l’oncle.


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