Coronavirus et état d’exception : La magie de la crise

L’état de crise dans lequel la pandémie actuelle a jeté nos sociétés donne lieu à une multitude de fantasmes sur l’autoritarisme et la surveillance étatiques – la chercheuse Éloïse Adde a essayé pour le woxx de remettre les choses dans leur contexte.

La crise fait ressurgir l’idée de « l’argent magique » – même dans les têtes des néolibéraux pur jus. (Photo : Needpix.com)

Ces dernières semaines, sites sociaux, journaux et revues ont vu fleurir les appels à la vigilance face au danger du fantasme totalitaire dont la mise en place de régimes d’exception en Italie d’abord, puis dans la plupart des pays d’Europe, serait la concrétisation tangible. En ce début d’année, le confinement massif imposé en Chine est ainsi analysé à l’aune de l’interprétation foucaldienne qui lit les quarantaines instaurées pour lutter contre les épidémies de peste à la fin du 17e siècle comme le terrain sur lequel fut élaboré le biopouvoir : alors que le traitement de la lèpre était caractérisé au Moyen Âge par l’exclusion des malades pour préserver la santé du corps social, les temps modernes se définiraient par le quadrillage du territoire et l’imposition d’un schéma disciplinaire strict pour faire face à la peste. Les mesures ainsi prises étant l’occasion d’un « rêve » pour ceux qui détiennent le pouvoir : celui d’une société disciplinaire réalisant « la pénétration du règlement jusque dans les plus fins détails de l’existence 1 », avec l’assentiment et la participation docile des sujets craignant pour leur santé.

Quand l’Italie s’est vue à son tour concernée par des mesures inédites pour endiguer la progression de l’épidémie à la fin du mois de février, ce fut au tour de Giorgio Agamben, théoricien de l’état d’exception 2, de dénoncer l’instrumentalisation politique d’une « sorte de grippe » 3, ce qui lui valut immédiatement de nombreuses critiques, du fait de l’indéniable gravité de la situation sanitaire. Puis d’autres gouvernements prirent le chemin de la fermeture des frontières et des mesures spéciales. L’ombre du fascisme semblait être corroborée par le fait que les premiers à le faire étaient des États connus pour leur goût prononcé du conservatisme ou du populisme (Autriche, République tchèque). Puis s’ajoutèrent la France, l’Allemagne, la Belgique, pour concerner presque tous les pays d’Europe. Même le Royaume-Uni, jusque-là confiant dans l’efficacité de l’immunité majoritaire comme moyen pour couper court à l’épidémie, a finalement instauré, le 23 mars, des mesures de confinement 4. Évidemment, le recours à une rhétorique nationaliste ou martiale a pu être relevé çà et là : Kurz entend protéger la Heimat autrichienne, tandis que Macron proclame que les Français sont en guerre.

Pourtant, s’il n’est en rien surprenant que des nationalistes profitent du climat actuel pour régénérer la conscience patriotique de leurs recrues, le recours à la métaphore de la guerre dans le cas de Macron ne doit pas nécessairement avoir la signification que l’on croit. Moralisateur, le terme visait à fédérer des citoyen-ne-s désabusé-e-es (et indiscipliné-e-s) sous l’effet des discours (et comportements) contradictoires provenant des autorités 5. Par ailleurs, dans un pays qui n’a plus connu de conflit militaire sur son sol depuis la Seconde Guerre mondiale, il permettait de fixer l’attention sur une idée désincarnée (la guerre, c’est toujours ailleurs, entre l’Afrique et l’Afghanistan) et d’éviter, dans un premier temps, l’annonce des directives techniques désagréables relatives à l’installation du confinement 6. Car, nous y insistons, le gouvernement français a repoussé aussi longtemps qu’il le pouvait la mise en place du confinement et de l’état d’urgence 7, et cela dans un cynisme où l’enjeu principal était de maintenir l’équilibre entre la préservation de la vie économique et un seuil de mise en danger de la santé des citoyen-ne-s tolérable.

« Le gouvernement français a repoussé aussi longtemps qu’il le pouvait la mise en place du confinement et de l’état d’urgence. »

Bien plus que l’occasion rêvée de mettre en place un pouvoir fort, l’état d’exception et l’isolement sont davantage un repoussoir pour nos chefs d’État néocapitalistes. Contrairement à ce que soutient la vulgate, l’État providence n’est pas né pour contrer les excès du capitalisme, mais au contraire pour en permettre le déploiement en empêchant que la société se désagrège sous l’effet de l’économie de marché 8. Et à bien des égards, la mise en place d’un régime autoritaire n’a rien de souhaitable pour un ordre politique qui a bien plutôt intérêt à faire la preuve de sa nature démocratique et de sa légalité pour fonder la légitimité indispensable à sa stabilité et à sa longévité 9. La survenue, voire l’invention de toutes pièces d’une crise peuvent être le prétexte d’un changement de cap comme ce fut le cas lors de la mise en place du régime de Pinochet au Chili ou des réformes ultralibérales de Margaret Thatcher (guerre des Malouines) 10. La France semble pouvoir aisément se passer d’une telle stratégie : la crise des gilets jaunes a révélé au grand jour que l’État était une force coercitive dormante et qu’il suffisait que l’ordre institué soit menacé pour qu’il recoure sans scrupule à l’usage de la violence.

Illustration : pngimg.com

De même, la réaction « nationale » et la fermeture des frontières, la semaine passée, semblaient préfigurer l’effondrement de l’Europe et donner raison aux populismes de droite 11. Là encore, c’est l’existence préalable d’une Europe purement économique, incapable de se déployer dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la défense et de la culture, et profitant des différences de niveaux économiques entre les différentes zones qui la composent, qui ressort de cette réaction. Et à travers elle, l’incapacité – voire le refus – des acteurs de la vie politique à se penser hors du cadre de la nation, du fait de la logique des partis et des élections centrées sur le leadership et non sur les idées – mais c’est un autre débat.

Dans son article, Agamben fustige la panique répandue par les médias et les autorités via l’instrumentalisation du danger de l’épidémie. C’est bien plutôt le comportement inverse et l’effort des responsables politiques pour masquer les raisons de s’inquiéter qui ont été à l’origine de la peur dans le cas présent, une peur exacerbée par une longue liste de mauvais souvenirs, de Tchernobyl à Lubrizol. On s’est abondamment moqué des razzias agressives sur les stocks de papier toilette. En apparence hystériques, ces réactions ont pourtant leur logique et correspondent à la réponse d’individus désorientés en raison de la duplicité des discours, les mêmes instances les invitant à ne pas céder à la panique tout en conseillant de faire des stocks pour deux mois afin de faire face à la quarantaine. S’il n’est pas un pur exercice de style permettant à une poignée d’intellectuels de se gargariser, le brandissement du rêve disciplinaire foucaldien et de l’identification agambenienne d’un nouveau paradigme dans l’exercice du pouvoir peuvent se lire comme une manière plus élaborée de dire la peur, dans ce contexte effectivement anxiogène. Ils sont aussi l’expression d’un autre rêve, celui du lien intrinsèque entre savoir et pouvoir qui, derrière la mission consciente du dévoilement des injustices, conforte insidieusement les intellectuel-le-s dans leur position de surplomb et dans leur difficulté récurrente à parler du monde et de ses véritables préoccupations.

Maintenant qu’il est mis en place dans plusieurs États, l’état d’exception est un précédent inquiétant, et il est à craindre que des fonctionnaires zélé-e-s prennent leur rôle plus qu’à cœur et multiplient, avec un sentiment d’impunité redoublé, les exactions à l’encontre des citoyen-ne-s. Des citoyen-ne-s qui, pour certain-e-s, louent la technologie de la surveillance et le traçage des personnes mis à profit dans l’éradication de l’épidémie dans les pays asiatiques, Orange se montrant déjà favorable à l’exploitation des données de géolocalisation, quoique anonymisées, pour mesurer l’efficacité du confinement 12. Macron, quant à lui, s’en prend effectivement au Code du travail en pleine épidémie 13.

« Quand l’État le veut, il peut trouver l’‘argent magique’ qui était refusé aux soignant-e-s en grève il y a peu encore. »

Mais ne renversons pas les liens de cause à effet et ne souscrivons pas aux scénarios conspirationnistes qui ne nous sont d’aucune aide pour comprendre le réel. La crise qui commence a montré une chose : quand l’État le veut, il peut trouver l’« argent magique » qui était refusé aux soignant-e-s en grève il y a peu encore, invalidant par l’exemple l’agitation du spectre de l’austérité à laquelle nous ont habitué-e-s les politiques néolibérales 14. L’ordre économique est le résultat d’une volonté humaine qui produit délibérément des inégalités entre les classes et les pays pour permettre aux puissant-e-s d’en tirer profit. Nous serons tous et toutes plus ou moins touché-e-s par la pandémie. L’artificialité de notre système et le malentendu sur la valeur des biens (qui transparaît à travers la mise en première ligne subite de professions jusque-là dénigrées) n’en seront que plus criants. Espérons qu’il puisse en résulter une annulation généralisée des dettes engendrées à l’échelle mondiale et un projet politique régénéré en vue d’une meilleure coopération et d’une redistribution plus équitable des richesses.


1 Michel Foucault, « Surveiller et punir. Naissance de la prison », Gallimard, 
2014 (1975), p. 231.
2 Giorgio Agamben, « État d’exception, Homo sacer », Seuil, 2003.
3 Giorgio Agamben, « Coronavirus et 
état d’exception », acta.zone/giorgio-agamben-coronavirus-etat-dexception, 
publié le 26.2.2020.
4 https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/23/coronavirus-le-royaume-uni-instaure-a-son-tour-un-confinement-de-sa-population_6034165_3210.html
5 Le 7 mars, Macron allait au théâtre pour inviter les Français-e-s à ne pas bouder les salles locales. Le 8 mars, il proclamait vouloir toujours rire, profiter des terrasses malgré la prolifération du virus. Sur les agissements du staff français, voir l’article de Frédéric Lordon, « Les connards qui nous gouvernent », « Le Monde diplomatique », 19.3.2020, blog.mondediplo.net/les-connards-qui-nous-gouvernent
6 C’est Christophe Castaner, le ministre de l’Intérieur, qui a été chargé de communiquer les aspects techniques aux Français.
7 Voir le scandale des aveux de 
l’ex-ministre de la santé, Agnès Buzyn, 
www.lexpress.fr/actualite/politique/consternants-les-aveux-de-buzyn-sur-le-coronavirus-font-bondir-l-opposition_2121171.html
8 André Gorz, « Métamorphoses – critique de la raison économique du travail », 2004. Une société où les liens entre individus seraient gouvernés par les seuls utilitarisme et intérêt serait vouée à sa perte ; c’est le maintien d’une vie sociale « normale », et donc contraire aux préceptes du capitalisme, qui en a permis la survie, Pierre Madelin, « Après le capitalisme. 
Essai d’écologie politique, Écosociété », 2017, p. 24-25.
9 Avec le charisme et la tradition, la légalité est l’un des trois fondements de la légitimité d’une domination dans la théorie de Max Weber, « Wirtschaft und Gesellschaft. Grundriss der verstehenden Soziologie », 1922 : « Drei reine Typen legitimer Herrschaft », 
www.textlog.de/7353.html
10 Naomi Klein, « The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism », 2007.
11 Luc Caregari, « Grenzen dicht – und jetzt? », woxx, 16.3.2020, woxx.eu/grenzen

12 www.notretemps.com/sante/coronavirus-collaboration-orange-inserm-afp-202003,i215717
Signalons qu’en Chine, entre janvier et février 2020, 8,2 millions de personnes n’ont pas renouvelé leur abonnement téléphonique mobile. Cela ne s’est jamais vu dans l’histoire des télécommunications chinoises. Deux raisons probables à cela : ces personnes sont mortes ; ces personnes se sont vu confisquer leur portable pour éviter des fuites sur les réseaux sociaux. 
www.chinamobileltd.com/en/ir/operation_m.php
En Allemagne, c’est la Deutsche Telekom qui a mis les données de ses utilisatrices et utilisateurs à disposition de l’institut Robert Koch – qui est responsable de la surveillance de la crise sanitaire.
https://www.sueddeutsche.de/digital/coronavirus-telekom-smartphone-tracking-datenschutz-1.4850094
13 www.humanite.fr/macron-sattaque-au-code-du-travail-en-pleine-epidemie-686626
14 www.liberation.fr/direct/element/y-a-pas-dargent-magique-repond-emmanuel-macron-a-une-soignante-qui-deplore-le-manque-de-moyens-des-h_80049

Éloïse Adde est docteure en histoire médiévale (Paris 1 Panthéon Sorbonne) et en littérature tchèque (Paris 4). Ses travaux portent sur la culture politique en Bohême et dans l’espace du Saint Empire romain et pointent l’importance de la mise à contribution des individus dans les stratégies d’imposition d’une domination. Aujourd’hui, elle s’intéresse à une archéologie de la nation médiévale à travers une étude comparative portant sur la Bohême et le Brabant (1300-1450).


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