La violence verbale autour de la directive droit d’auteur-e ne doit pas faire oublier que c’est la manière de penser la création d’œuvres et les usages de l’internet qui sont en jeu.
Tuer l’internet ou sauver les créateur-trice-s ? Quel que soit le sens qu’on donne à la proposition de « directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique », le 12 septembre, celle-ci a franchi un pas important vers son adoption. La proposition, qui avait essuyé un refus début juillet, a été adoptée dans une version amendée au Parlement européen par 438 voix contre 226. Pour connaître la version définitive de la directive, il faut attendre l’issue des négociations en trilogue entre Parlement, Commission et pays membres. En attendant, s’il n’est pas sûr que les créateur-trice-s feront figure de gagnants, les grandes perdantes sont déjà connues : les plateformes géantes du web telles que Google ou Facebook.
Wikipédia sauvée ?
Et l’« internet libre et ouvert » dans tout cela ? C’est en son nom que de nombreux-ses défenseur-e-s issu-e-s de la société civile s’étaient opposé-e-s à la directive. En effet, qui dit « droit d’auteur-e » dit aussi devoir de demander l’autorisation et d’offrir une rémunération en cas de réutilisation d’un contenu. Or, ce qui semble juste et évident ne l’est pas toujours.
Certes, ce n’est pas très fair-play de copier à l’identique une œuvre complexe, récemment créée et d’une grande originalité. Mais qu’en est-il de la réutilisation de « créations » à la portée de tout le monde, anciennes ou triviales ? C’est pourquoi le droit d’auteur-e est un domaine extrêmement compliqué, avec des interprétations variant avec les pays, les philosophies du droit et les positions politiques. En plus de l’appréciation de l’œuvre pour elle-même, le contexte de la réutilisation donne lieu à des exceptions telles que le droit de citation ou de parodie. Ces exceptions sont perçues comme nécessaires à la liberté d’expression et à liberté du débat public.
Une initiative telle que cette directive droit d’auteur-e risque justement de remettre en question les règles et les exceptions. Ainsi, une des grandes inquiétudes a été la menace qui pesait sur l’encyclopédie citoyenne Wikipédia – ses entrées sont en grande partie composées de versions retravaillées de textes d’autres sources et de citations. Mais Wikipédia ne sera pas directement menacée : le texte actuel de la directive prévoit explicitement une exception pour ce type de plateforme sans finalité commerciale. Ce qui n’empêche pas la communauté autour de Wikipédia de rejeter le texte : elle craint les restrictions sur le contenu librement accessible sur le reste de l’internet, là où l’encyclopédie puise pour assembler ses articles. Ou pour les diffuser : telle citation, permise dans une entrée de Wikipédia, pourrait enfreindre le droit d’auteur-e dès qu’elle se trouve copiée-collée sur Facebook ou YouTube.
C’est le but plus ou moins avoué de la directive : empêcher les grandes plateformes – américaines – de l’internet de gagner de l’argent en reprenant des contenus créés par d’autres acteurs – notamment européens – sans rémunérer ceux-ci. À l’avenir, les plateformes – sauf exception – devront conclure des accords de licence pour tous les contenus qu’elles ou leurs utilisateur-trice-s mettront en ligne. À défaut, elles seront obligées d’empêcher la mise en ligne. Ce qui conduira à l’emploi de filtres automatiques pour « séparer le bon grain de l’ivraie »… et, en cas de doute, classer d’office le contenu comme illicite.
Alliances douteuses
L’argent récolté à travers les accords de licence reviendra en premier lieu aux maisons d’édition ou de disques ou encore aux sociétés de droits d’auteur-e. Il sera redistribué selon des mécanismes complexes et pourra – argumentent les partisans de la directive – encourager des artistes ou des journalistes à continuer leur travail jugé important pour la société.
Les grandes plateformes, par contre, sont moins enchantées par la perspective de payer pour des contenus jusqu’ici gratuits, payer pour des filtres performants et avoir moins de contenus et donc devenir moins attractives. On comprend qu’elles s’opposent à la directive… pas pour l’argent, mais au nom de la liberté d’expression de nos utilisateur-trice-s, assurent-elles.
On a clairement assisté, dans les mois précédant le vote du Parlement, à une alliance contre nature entre les internautes défendant l’internet libre et ouvert et les géants informatiques, notamment Google et Facebook, d’habitude plutôt considérés comme une menace pour la liberté par ces mêmes internautes. Certes, les affirmations que les « GAFA » (pour Google, Apple, Facebook et Amazon) auraient tiré les ficelles du lobbying contre les droits d’auteur-e provenaient à leur tour de lobbyistes du camp opposé. Il n’en est pas moins vrai que la plupart des internautes se battant contre les restrictions et la censure ont omis de se distancier clairement des positions et des intérêts des grandes plateformes.
En face aussi, l’alliance entre les grands acteurs économiques tirant leurs revenus des droits d’auteur-e et les créateur-trice-s mêmes n’a rien de naturel. « L’industrie culturelle et la presse réclament les miettes de l’économie de la surveillance de masse », tel est le diagnostic de la « Quadrature du net », une association qui critique à la fois les uns et les autres, coupables respectivement d’ignorer et de pervertir les possibilités offertes par les nouvelles technologies. On comprend cependant que des acteurs qui sont l’émanation d’un droit d’auteur-e à l’ancienne cherchent à s’y raccrocher contre vents et marées.
Mais les créateur-trice-s, nombreux-ses à se mobiliser en faveur de la directive, ont-ils et elles raison de miser sur un mode de rémunération qui adopte la logique du droit de propriété et du marché ? En vérité, ce modèle est fort peu équitable, et pour quelques stars du livre, de la musique ou du journalisme qui deviennent riches, on compte des dizaines de milliers de personnes douées et appliquées qui ont du mal à joindre les deux bouts.
Droit d’auteur-e pour quoi faire ?
Surtout, la dématérialisation liée aux nouvelles technologies fait apparaître l’artifice que représente la notion de propriété intellectuelle. Car un des aspects les plus importants du droit de propriété est la rareté : si une personne possède un objet, celui-ci n’est pas disponible pour une autre. Or, à l’âge de la diffusion de créations audiovisuelles ou écrites à un coût marginal quasiment nul, appliquer le droit de propriété revient à réintroduire une rareté artificielle, alors que le monde pourrait vivre dans une abondance de films, de musique, de livres et d’articles de qualité.
La dématérialisation et l’expérience de réseaux qui multiplient les échanges créatifs nous rappellent aussi que l’œuvre est quelque chose d’éphémère, qui passe entre les mains de la créatrice ou du créateur, mais qu’il serait bien présomptueux de vouloir s’approprier. L’acte de créer puise dans le patrimoine commun de l’humanité d’idées et de savoirs, et est suivi par une publication qui remet l’œuvre entre les mains de cette même humanité et la rajoute à ce même patrimoine. À moins que des entraves empêchent l’accès à ce patrimoine – ce qui équivaut à des potentialités de plaisir, d’utilité et d’échanges créatifs gâchées.
Une telle approche philosophique ne vise pas à rabaisser la valeur du travail créatif. Mais ce travail mérite peut-être mieux que sa dépendance aux acteurs économiques et au loto des modes et des marchés. Pour que les créateur-trice-s puissent travailler, il leur faut évidemment une rémunération. Affirmer que le modèle basé sur la propriété intellectuelle est dépassé implique donc qu’on cherche à développer de nouveaux modèles de rémunération. Ce à quoi s’emploient d’ailleurs des initiatives comme la Quadrature.
Cette quête d’un internet moins commercial conduit certain-e-s à être bien moins affligé-e-s par le vote du Parlement européen que la plupart des internautes critiques. Ainsi, sur le site de la Quadrature, on trouve un article qui explique que « la directive copyright n’est pas une défaite pour l’internet libre et ouvert ». Calimaq, membre de l’association, s’interroge : « Peut-on encore dire que ce qui se passe sur Facebook ou YouTube relève de l’exercice de la liberté d’expression, alors que ces acteurs soumettent leurs utilisateurs à l’emprise d’une gouvernance algorithmique de plus en plus insupportable ? » Il s’étonne que les adeptes d’un internet libre et ouvert puissent « s’émouvoir de ce que les plateformes centralisées et lucratives perdent le bénéfice de la quasi-immunité [de devoir licencier leurs contenus] dont elles bénéficiaient jusqu’à présent ».
Fausse liberté et vraie censure
Dans la mesure où les plateformes à but non lucratif ne seront pas soumises aux nouvelles règles strictes sur le droit d’auteur-e, raisonne Calimaq, elles pourront devenir le refuge des internautes et créateur-trice-s qui rejettent les filtres, la pub et les contenus présélectionnés. Il espère que ceux et celles qui se battent pour un internet meilleur abandonnent enfin « le mythe selon lequel ‘l’internet libre et ouvert’ serait compatible avec les principes mêmes du capitalisme ».
Qu’on sympathise avec le rêve d’un internet non commercial de Calimaq ou qu’on s’accroche à celui d’une juste rémunération grâce au droit d’auteur-e, il y a des arguments pour ne pas rejeter en bloc la directive. Mais sur un point, toute personne attachée à la liberté sur l’internet devrait être d’accord : le rejet des fameux filtres qui, loin de ne bloquer que les contenus définis comme illicites, empêcheront toutes sortes de contenus d’arriver sur les grandes plateformes. Peut-on parler de censure ? Sans évoquer les erreurs d’appréciation qui ont défrayé la chronique, il est évident que les algorithmes employés ont du mal à distinguer une citation légitime d’une citation abusive. Quant à identifier un éventuel usage parodique – et donc autorisé – de contenus, l’intelligence artificielle n’a aucune chance d’y arriver, alors que les humain-e-s ont du mal à se mettre d’accord en la matière.
Lâcher des algorithmes opaques sur des contenus ouvre également la porte à tous les abus. Les plateformes pourront utiliser le prétexte du droit d’auteur-e pour bloquer des contenus indésirables – de leur propre initiative ou à celle d’acteurs politiques puissants. Certes, ces grandes plateformes présentent déjà beaucoup de défauts, comme le rappelle Calimaq. Mais c’est à travers elles que des informations et des opinions subversives ont pu circuler et déclencher des processus politiques. Avec un Google et un Facebook verrouillés, dans les années à venir, il sera de moins en moins probable qu’on assiste encore à des printemps arabes ou autres.