Droits humains : « La finance exclue de facto du devoir de vigilance »

Le projet de directive sur le devoir de vigilance a franchi une nouvelle étape le 1er décembre avec l’adoption de la position du Conseil européen. Au Luxembourg, un intense lobbying s’est déployé pour mettre les fonds d’investissement à l’abri de ce texte qui rendra les entreprises responsables des violations des droits humains et environnementaux liées à leurs activités.

La proposition du Conseil européen exclut la finance du devoir de vigilance dont le but est de mettre les entreprises face à leurs responsabilités sur les droits humains et environnementaux. (Photo : Wance Paleri/Unsplash)

Ce jeudi 1er décembre, les représentant-es des États membres de l’UE se sont montré-es plus préoccupé-es par la « compétitivité des entreprises européennes » que par les droits humains et environnementaux. Pourtant ce sont bien les seconds qui devaient figurer au centre de leurs discussions à Bruxelles. À l’issue d’un ultime tour de table, les 27 ont adopté ce jour-là la position du Conseil européen sur la future directive pour un devoir de vigilance des entreprises. Cette législation obligera les entreprises à analyser les risques de leurs activités pour les droits humains et l’environnement, d’y remédier lorsque des violations sont commises et d’indemniser les victimes. Seront concernées les entreprises employant au moins 500 salarié-es et réalisant au moins 150 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel. Une multinationale dont le siège est situé à Luxembourg devra par exemple s’assurer que ses fournisseurs situés en Asie n’emploient pas d’enfants et pourra être poursuivie par les victimes si tel est le cas et qu’elle n’y met pas fin.

Le texte proposé par le Conseil européen servira de base de négociations avec la Commission européenne et le Parlement européen dans l’élaboration définitive de cette directive, dont l’entrée en vigueur n’interviendra pas avant deux ou trois ans au moins. Il est le fruit d’un compromis sur lequel les lobbys patronaux ont tenté de peser de tout leur poids, particulièrement ceux de la finance. L’argument est peu ou prou toujours le même : il ne faut pas surcharger les entreprises européennes de nouvelles obligations afin qu’elles restent compétitives face à leurs concurrents dans le reste du monde.

« Ceux qui opposent compétitivité et droits humains sont dans une pensée archaïque », balaye d’emblée Dominique Potier. Le travail mené depuis dix ans par ce député socialiste français de Meurthe-et-Moselle est devenu une référence pour les ONG et élus qui, en Europe, militent en faveur de cette directive. Dominique Potier était en 2017 le rapporteur de la loi nationale française sur le devoir de vigilance des entreprises, dont l’adoption constituait alors une première mondiale. Depuis, l’Allemagne a suivi et les Pays-Bas devraient en faire de même.

« Une accélération de l’Histoire »

Dominique Potier émet des réserves sur la proposition du Conseil européen. Mais à ce stade, il préfère voir le verre à moitié plein : « Si on veut être honnête, il faut dire qu’un tel calendrier était inespéré cinq ans seulement après l’adoption de la loi française. Il s’agit d’une accélération de l’Histoire dans laquelle l’Union européenne est capable de faire naître de nouvelles règles économiques, c’est une révolution culturelle. » Pour autant, « je comprends que les ONG soient déçues », ajoute le député, qui se revendique d’une ligne sociale-démocrate et a refusé de rejoindre l’alliance de gauche Nupes à l’issue de sa réélection, en mai dernier.

Pour les ONG, la position du Conseil ressemble en effet à un verre à moitié vide. Les jours précédant le vote des 27, elles ont abondamment alerté sur un dévoiement de l’esprit de la directive à venir en mettant en cause deux modifications majeures attribuées à la France. La première porte sur un changement de définition, le Conseil ayant substitué le terme « chaîne d’activités » à celui de « chaîne de valeur » tel qu’employé jusqu’à présent. Le changement est loin d’être rhétorique, car il restreint la responsabilité des entreprises essentiellement à l’amont (« upstream » dans le jargon européen), négligeant en partie l’aval (« downstream »). Autrement dit, une société sera tenue responsable des agissements de ses fournisseurs et sous-traitants mais sera en grande partie à l’abri des poursuites quant à l’usage néfaste qui peut être fait de ses produits. Cas emblématique bien connu, celui de NSO, une société domiciliée au Luxembourg, dont les logiciels espions ont permis de traquer des militant-es et des journalistes dans nombre de pays avec des conséquences parfois fatales, comme ce fut le cas pour le Saoudien Jamal Kashoggi. Avec le texte du Conseil, NSO pourrait très bien se laver les mains de l’usage fait de ses produits. Le même principe s’applique à l’industrie de l’armement pour laquelle la France a de toute façon obtenu une exemption.

La finance est l’autre pierre d’achoppement pour les ONG, qui lient également ce problème à la redéfinition de la « chaîne de valeur ». Le sujet est évidemment hautement sensible pour le Luxembourg. « Dans la proposition du Conseil, les exemptions sont tellement nombreuses que le secteur financier est de facto exclu de la directive », affirme Antoniya Argirova pour l’ONG ASTM, l’une des 16 organisations qui constituent le collectif luxembourgeois « Initiative pour un devoir de vigilance ». Concrètement, les acteurs financiers n’auraient pas à répondre de l’utilisation de leurs prêts et investissements dans une entreprise qui enfreint les droits humains.

Le Luxembourg manœuvre habilement

La France a été particulièrement pointée du doigt pour cette volonté d’exclure la finance. Mais Paris oppose un vigoureux démenti à cette information qu’elle qualifie de « mensongère ». C’est aussi ce qu’affirme Dominique Potier en dénonçant de son côté les initiatives de Berlin pour affaiblir la future directive.

Quoi qu’il en soit, le Luxembourg a réussi à se faufiler habilement entre les querelles de ses grands voisins en défendant une position résolument progressiste tout en préservant ce qu’il estime essentiel pour son économie : les fonds d’investissement. « Nous regrettons que le niveau d’ambition de la proposition initiale de la directive n’ait pas pu être maintenu », a ainsi déploré, le 1er décembre, Fabien Raum, représentant permanent adjoint du Luxembourg auprès de l’UE. En même temps, a-t-il précisé, « nous ne partageons pas du tout la lecture selon laquelle la proposition sur la table exclurait le secteur financier du champ d’application ».

Dans la proposition de 129 pages présentée par le Conseil, le diable se niche évidemment dans des détails. Outre les exemptions, chaque État pourra décider s’il veut responsabiliser ou non le secteur financier sur ses activités en aval, c’est-à-dire sur ses prêts et investissements.

Un intense lobbying se déploie depuis plusieurs années au Luxembourg pour mettre la finance à l’abri du futur texte. Il est peu dire que les organisations patronales et de promotion de la place financière bataillent ardemment contre l’idée même d’une loi sur le devoir de vigilance, qu’ils perçoivent, là encore, comme une menace pour la compétitivité.

Les lobbys à l’œuvre

Dans une note non publique transmise au printemps dernier à la Commission européenne, l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement (Alfi) rappelle que les fonds ne sont pas des entités juridiques propres mais des produits financiers qui n’ont dès lors pas leur place dans le champ d’application.

Le 1er décembre, ICI Global, qui représente les plus grands fonds d’investissement mondiaux, comme BlackRock ou Morgan Stanley, a dit sa satisfaction quant au texte adopté par le Conseil. La future directive figurait au menu d’une rencontre qui a eu lieu le 14 juillet dernier entre des représentants de ce lobby et un haut fonctionnaire du ministère des Finances, selon le « registre des entrevues » du gouvernement.

Autre argument avancé par les professionnels de la place : le règlement européen SFDR obligeant le secteur à fournir des informations en matière de développement durable. « Cela n’a rien à voir avec le devoir de vigilance, il s’agit d’une simple obligation de transparence qui ne prévoit aucune réparation pour de potentielles victimes de violations des droits humains », conteste Antoniya Argirova. « La finance est doublement protégée par cette proposition, grâce aux exemptions d’une part, mais aussi en raison du périmètre qui ne s’applique qu’aux entreprises de plus de 500 salariés, un nombre qu’aucun gestionnaire de fonds n’atteint au Luxembourg », précise la responsable plaidoyer d’ASTM.

Le collectif European Coalition for Corporate Justice, qui fédère 480 ONG européennes autour du devoir de vigilance, accuse le Conseil d’avoir « créé de nouvelles brèches permettant à de nombreuses entreprises puissantes d’échapper à leur responsabilité juridique en cas d’actes répréhensibles manifestes ».

Les ONG s’accordent sur la nécessité de rester mobilisées pour obtenir un texte protégeant au mieux droits humains et environnementaux. Un point sur lequel les rejoint Dominique Potier, assurant que, pour lui aussi, « le combat continue ».


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