Écosocialisme : Comment (ne pas) être écolo

Au lendemain du Salon de la voiture, la grand-messe nationale de la consommation ostentatoire, la bonne nouvelle semble universellement admise : l’avenir appartient aux voitures « vertes ». Et l’avenir vert semble époustouflant en effet.

Photo : Patrick Roque

Pour ne citer qu’un exemple au hasard, la Porsche Cayenne E-Hybrid réussit dès aujourd’hui à propulser un mastodonte de deux tonnes et demie à une vitesse de 100 km/h en 5 secondes, grâce à ses 462 chevaux écologiques. Ce miracle de masse, de puissance et de technologie nous permettra d’activement protéger l’environnement à partir de 90.000 €, comme sa consommation annoncée de 3 litres aux 100 kilomètres correspond à peine à la moitié de celle de la 2 CV, avec laquelle les pollueurs de ma génération apprenaient à rouler. Et ce n’est que l’exemple le plus reluisant que nous recommande une politique écologique réaliste, dans l’attente de la grande révolution verte. En effet : pourquoi ne pas commencer par le réalisme des petits efforts qui comptent, quand on sait combien d’utopies se font toujours attendre ?

La question est loin d’être originale, même si elle reste curieusement actuelle depuis quelque 50 années. En 1973, André Gorz, journaliste, philosophe et père de l’écosocialisme français, publiait un petit texte au titre amusant de « L’idéologie sociale de la bagnole ». Gorz fut de ceux qui pensèrent, contrairement aux défenseurs de la croissance verte, que l’écologie n’est pas soluble dans le productivisme ni dans le capitalisme, même écoblanchis.

Au départ, rappelle Gorz, la voiture était un bien de luxe ; un bien étendant le privilège de classe à la vitesse du déplacement et à la spoliation de l’espace. Grâce à la voiture, accessible aux seuls nantis, il était possible d’arriver à destination plus vite. Les riches arrivaient avant le train, avant les vélos, avant les piétons. Mais pour assurer cette distinction, il fallait déposséder les autres usagers de la route, et les autres usagers de la ville et de la campagne de leur liberté de mouvement.

D’emblée, la voiture venait donc, pour son possesseur, avec la prérogative de dépasser, d’écarter les autres. L’idéologie de la bagnole tenait d’emblée dans l’affirmation de l’égoïsme de l’autoaffirmation : l’« égoïsme agressif et cruel du conducteur qui, à chaque minute, assassine symboliquement ‘les autres’, qu’il ne perçoit plus que comme des gênes matérielles et des obstacles à sa propre vitesse ». Même aujourd’hui, quand le luxe de la voiture s’est universellement démocratisé, l’idéologie de la voiture persiste. Les 462 chevaux écologiques d’aujourd’hui reconduisent le même schéma du « comportement universellement bourgeois » : l’assertion de la supériorité personnelle aux dépens des autres.

Afin de défendre ce pouvoir, l’État bourgeois doit d’abord veiller à ce que chaque automobiliste puisse circuler et stationner à son aise. À l’État revient donc la fonction de réorganiser l’espace en général, et les villes en particulier, à cette fin première. L’urbanisme public trouve son point d’Archimède dans l’usage de la voiture.

« L’État bourgeois doit d’abord veiller à ce que chaque automobiliste puisse circuler et stationner à son aise. »

Mais la bagnole a un autre intérêt, bien moins apparent ; elle porte en elle un second privilège, bien moins ostentatoire. Car contrairement aux publicités qui n’ont de cesse de nous le rappeler, la voiture ne représente pas que la liberté de mouvement. L’automobiliste n’est pas maître de son véhicule. De possesseur, il devient rapidement consommateur asservi à l’usage d’« une foule de services marchands et de produits industriels que seuls des tiers pourraient lui fournir ». Les vrais maîtres de la voiture se situent ailleurs : ce sont les cartels du pétrole, les grands groupes de producteurs, les fournisseurs de pièces, les assurances et, last but not least, « les impôts et les contraventions ».

Il apparaît alors que la voiture constitue l’utopie du capitalisme : « tous les hommes allaient dépendre pour leurs besoins quotidiens d’une marchandise dont une seule industrie détiendrait le monopole ». Et avec la voiture ou la double voiture pour tous les foyers, l’utopie s’est enfin réalisée : « Vous aussi, désormais, aurez le privilège de rouler, comme les seigneurs et bourgeois, plus vite que tout le monde. Dans la société de l’automobile, le privilège de l’élite est mis à votre portée. » Rien de tel que l’utopie petite-bourgeoise pour renforcer celle du consumérisme et du productivisme capitalistes.

© MTSRider18/Wikipedia

Mais voilà : quand tout le monde a droit au privilège, il n’y a plus de privilège. Concrètement, quand le rêve du capitalisme s’est réalisé, le vrai coût de l’utopie du luxe révèle sa nature paradoxale. Quand tous affirment leur privilège contre tous, plus personne ne roule. Ivan Illich, le philosophe et théologien austro-américain, avait calculé, il y a 46 ans, que l’Américain moyen de l’après-1968 passait chaque année 1.500 heures – 30 heures par semaine – dans sa voiture pour rouler quelque 10.000 kilomètres. Si bien qu’en moyenne générale, l’automobiliste requiert six minutes par kilomètre ; soit une vitesse aisément atteinte par un coureur amateur moyen, et facilement doublée par un cycliste. Et même si nos voitures sont devenues de vrais miracles de la technologie, nous n’avançons pas mieux que les automobilistes des années 1970.

Le paradoxe de l’automobiliste s’étend évidemment bien au-delà du problème de la congestion et de la destruction des villes, rendues inhabitables et insalubres à cause des bagnoles. Quand « la voiture tue la voiture », le capitalisme a également réussi à tuer les transports publics. La voiture est devenue nécessaire et incontournable pour qui veut plus, ou ne peut plus habiter près de son lieu de travail. Et de ce fait, elle ouvre la voie à une autre industrie : celle des prêts et de l’épargne. Selon la belle formule d’Illich, nous nous confrontons alors à une nouvelle forme d’aliénation : « Les gens travaillent une bonne partie de la journée pour payer les déplacements nécessaires pour se rendre au travail. »

La voiture, en accroissant les distances de mouvement, contribue également dans une très large mesure à la compartimentation de la vie quotidienne. L’endroit où nous travaillons est différent de l’endroit où nous faisons nos achats, de l’endroit où nous habitons, où nous nous reposons, où nous faisons du sport, où nous nous divertissons. L’espace de notre vie quotidienne est saucissonné au même titre que notre vie elle-même par la division du travail, par la division entre temps de travail et temps de liberté : « Il coupe l’individu en rondelles, il coupe son temps, sa vie en tranches bien séparées afin qu’en chacune vous soyez un consommateur passif livré sans défense aux marchands, afin que jamais, il ne vous vienne à l’idée que travail, culture, communication, plaisir, satisfaction des besoins et vie personnelle peuvent et doivent être une seule et même chose. »

« Nous n’avançons pas mieux que les automobilistes des années 1970. »

Voilà donc le vrai festival de la voiture : le maître des 400 chevaux est paralysé dans les embouteillages, a rendu inhabitable les villes, s’est asservi aux industries de l’automobile et des finances, passe le plus clair de son temps dans un véhicule qu’il paye d’un travail insatisfaisant et dont une bonne part sert à financer son moyen de locomotion, indispensable pour travailler, pour s’approvisionner, pour avoir accès à ce qui reste d’une vie personnelle.

Et les choses ne s’arrêtent pas là, bien sûr. Du fait du coût environnemental, l’automobiliste se fait aujourd’hui aussi accuser d’être le principal responsable du changement climatique par une politique écologiste populiste qui, à son tour, préconise… l’achat de voitures électriques. Si le monde se porte si mal, c’est à cause de l’automobiliste qui se fait toujours duper par le chant des sirènes de l’idéologie du privilège et de la dépense ostentatoire. Retour au transport public dans les 10 à 20 ans à venir, empiétant donc sur deux à quatre législatures avec des gouvernements changeants, et des réformes et réformes de réformes qui ne le sont pas moins. Et en même temps, nous sommes supposés lancer des investissements majeurs dans la production de nouvelles voitures écologiques, dont l’asphyxie due à la production, externalisée à des pays lointains, n’est pas perceptible devant nos bureaux de vote.

Il va sans dire que seul un avenir lointain nous montrera si ce choix aura permis de sauver le monde, grâce à un accroissement de production et grâce à un autre tour de manège sur le même carrousel de la croissance économique. Il faudrait croire qu’il n’y a rien de plus raisonnable et de plus progressiste, en matière d’écologie politique, que la répétition des échecs d’un demi-siècle, badigeonnés d’écovernis. Cette écologie nous apportera-t-elle enfin le beurre bio, l’argent du beurre et le sourire de la crémière ?

Peut-être. Mais en attendant, nous continuons déjà à développer « des technologies de contrôle qui soignent les effets de ces maux tout en en développant les causes » (Edgar Morin).

Thierry Simonelli travaille comme psychanalyste au Luxembourg. Il est docteur en philosophie, docteur en psychologie et a étudié les sciences sociales à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris. Il est auteur de plusieurs livres, dont une monographie critique sur Lacan, une analyse des premiers écrits de Freud et une présentation de la pensée de Günther Anders.


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