Editpress : Dans la gueule du loup

L’empire plus qu’ébréché d’Editpress suscite les appétits, mais il est encore temps de freiner le rouleau compresseur idéologique qui risque d’en aplanir les vestiges.

Se couper des gens : relief sur la façade 
du Tageblatt à 
Esch-sur-Alzette. (Photo : Wikimédia)

D’après les résultats de l’étude TNS/Ilres sur l’audience des médias, publiée cette semaine, la marque L’Essentiel continue de fortement progresser, notamment son site internet et sa fréquence radio. Une nouvelle qui sans doute conforte un peu plus encore la position du groupe suisse Tamedia au sein d’Edita, société éditrice du gratuit, détenue à 50 % par le groupe Editpress, criblé de dettes. Et qui du même coup augmente encore d’un cran la pression sur l’OGBL, principal actionnaire de l’éditeur eschois.

Car l’objectif des Suisses désormais serait de s’implanter plus fortement au Luxembourg, en créant par exemple un gratuit allemand, sauf qu’ils restent pour l’instant liés par une clause de non-concurrence avec Editpress. Ce qui explique sans doute le fait qu’ils aient voulu acquérir 10 % de plus dans Edita pour augmenter leurs droits de vote et faire sauter la clause en question. Tamedia chercherait à s’étendre hors de Suisse, sachant que L’Essentiel, seul titre profitable d’Editpress, est aussi une forme de garantie face aux banques que les dettes à hauteur de 18 millions d’euros du groupe Editpress sont susceptibles d’être résorbées.

Pour l’OGBL, la situation devient chaque jour plus inextricable. Contactée par le woxx, la secrétaire générale, Nora Back, s’est refusée à tout commentaire. Entre-temps, les effets secondaires de ces mouvements tectoniques se feraient déjà sentir. En août dernier, Fabien Grasser, parmi les journalistes les plus réputés, a été remplacé à la tête de la rédaction en chef du journal Le Quotidien. Il en a appris la nouvelle durant son congé et par la bouche de ses collègues journalistes.

« Démolir » Editpress et l’OGBL

L’homme appelé à le remplacer, Chris Mathieu, a été le rédacteur en chef « pas très apprécié » aux dires de certains, de L’Essentiel Online jusqu’en janvier 2018, avant de rejoindre le CSV comme expert en communication. Au Quotidien, il était attendu par un autre proche d’Emmanuel Fleig, directeur général de L’Essentiel : Alfredo Tavares, directeur des ressources humaines d’Editpress et directeur par intérim du journal Le Quotidien depuis juin 2018.

Fleig avait été présenté comme l’homme de confiance face aux actionnaires et un successeur potentiel par Alvin Sold, l’ancien directeur général d’Editpress. Or si ceux-ci n’auront pas voulu de ce scénario, en nommant Jean-Lou Siweck à sa place, c’est certainement aussi parce qu’en tant qu’ancien directeur financier d’Editpress, Emmanuel Fleig a sa part de responsabilité dans l’accumulation des dettes et que l’OGBL n’avait plus forcément confiance en lui.

Remercié en avril 2018, après la présentation du premier bilan consolidé au sein du conseil d’administration, Alvin Sold aurait d’ailleurs très mal pris sa mise à l’écart, jurant de « démolir » Editpress et l’OGBL, avant de réapparaître quelques mois plus tard dans le conseil d’Edita à L’Essentiel, cette fois-ci avec la carte suisse.

Pour rappel, quand Alvin Sold devient directeur du Tageblatt en 1977, il se met à construire à partir de l’Imprimerie coopérative le groupe de presse qui deviendra Editpress. Avec John Castegnaro, il forme le duo aux commandes de l’empire désormais plus qu’ébréché, rue du Canal. Pendant que l’un, mythique et charismatique syndicaliste, occupe la fonction de président du conseil d’administration d’Editpress, Alvin Sold est directeur général. Jusqu’au moment où « Casteg » tombe malade et décide de se retirer, puis décède. Jean-Claude Reding, qui est alors nommé à sa succession, restera dans cette continuité de la confiance tout au long des années suivantes.

Sauf, évidemment, qu’aujourd’hui où Editpress croule sous les dettes, cette confiance accordée à l’époque soulève bien des questions. Et notamment celle de savoir comment le conseil d’administration a pu avaliser d’année en année des bilans manifestement alarmants. Face au Land, Jean-Claude Reding « n’a pas souhaité faire de commentaire », pas plus que les autres dinosaures du syndicat, « toujours membres du CA » et par ailleurs « légalement (…) pleinement et personnellement responsables ».

On a d’ailleurs constaté comme un silence coupable du côté de l’OGBL lors de la fermeture brutale de l’hebdomadaire Le Jeudi en juin dernier. Quant au remplacement de Fabien Grasser, notamment connu pour avoir écrit sur les affaires Luxleaks et les Panama Papers, des voix se seraient entre-temps élevées à l’OGBL pour dire qu’après tout, il l’aurait « bien cherché » (LuxPrivat). Or si l’OGBL se fait discret, c’est que le syndicat connaîtrait lui aussi des fins de mois difficiles…

Comme vient le rappeler une étude du Liser, publiée la semaine passée et consacrée à la situation de la négociation collective au Luxembourg, le taux de syndicalisation a diminué « de 42 % en 2002 à 34 % en 2014 ». Les syndicats n’ayant pas réussi à « suivre l’augmentation rapide de l’emploi global généré par la forte croissance de l’économie luxembourgeoise ».

Photo : woxx/fb

« Information neutre » 
ou diffusion des idées

Si le nombre d’affilié-e-s a augmenté en chiffres absolus entre 2002 et 2014, il y aurait une part grandissante de secteurs de l’économie dans lesquels les syndicats ne rentrent pas. Comme le montre l’étude du Liser, « le taux de couverture diminue avec le niveau d’éducation des travailleurs ». D’un autre côté, il y a des entreprises comme les banques chinoises ou Amazon (2.300 salarié-e-s) qui ne comptent aucun-e délégué-e. La venue annoncée de Google au Luxembourg et d’autres entreprises américaines, qui probablement vont suivre, laisse présager une profonde mutation de l’économie dont le rouleau compresseur idéologique qui actuellement menace une partie du paysage médiatique n’est que le signe avant-coureur.

En même temps qu’à l’horizon se dessine une économie dans laquelle les syndicats ne rentrent plus, ce qui ne fera qu’accélérer le processus de perte de représentativité sur le plan national et abaisser leur influence, Editpress risque d’être étranglée par les dettes, au cas où L’Essentiel venait à ne plus appartenir au groupe. Les banques ne voyant alors plus aucun obstacle à laisser le déficit aux actionnaires…

Est-ce pour autant un argument pour les actionnaires de tout larguer, comme le craignent certains ? Pour l’instant, à L’Essentiel, il y a du cash qui tombe, nous répète-t-on. Pas tant que cela, non plus : 1,21 million d’euros en bénéfices, c’est à dire environ 500.000 euros pour chacun des deux actionnaires – un chiffre à apprécier au vu des 526.607 euros de pertes qu’affiche désormais la Revue. La vente d’une maison de maître, route d’Esch à Luxembourg, qui jusque-là avait abrité l’agence Comed a bien rapporté 2,8 millions d’euros, et c’est elle qui à partir de 2018 a permis de commencer à faire baisser le déficit. Mais selon le rapport de gestion, le CA « examinera » également « l’opportunité » de délocaliser le siège d’Editpress de la rue du Canal vers la zone industrielle, où se situe déjà l’imprimerie.

Dans une interview accordée au magazine Forum en 2013, Chris Mathieu a décrit la ligne éditoriale de L’Essentiel comme privilégiant « l’information factuelle sans partis pris ». En résulterait un « mix entre actualité chaude et actualité divertissante » qui en ferait « le compagnon de prédilection des jeunes actifs qui se déplacent pour rejoindre leur lieu de travail en matinée et qui cherchent une information rapide, précise et neutre ».

La neutralité revient souvent dans les discours chez Editpress, parfois associée à la formule « journalisme de qualité ». Or force est de constater que sous couvert d’assainissement des finances, on est en train de se couper des gens au profit d’une offre taillée sur mesure, au profit de ce qui marche. En même temps qu’à l’OGBL, par exemple, on a recruté au fil des années bon nombre de journalistes et de communicants qui veillent désormais à la diffusion de ses messages. Seulement, un service de communication n’a ni la portée ni la crédibilité, ni la vocation de diffuser des idées plus larges que ce qui est purement syndical.

Quid de l’avenir ? Va-t-on céder au discours néolibéral du « tout est sans alternative », ou alors l’OGBL, le Landesverband et Tamedia vont-ils garder certains titres ou même réfléchir à de nouvelles plateformes ? On se pose la question.


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