Esch 2022 : Claude Frisoni et Raymond Reuter pas vraiment satisfaits

En ces temps où le confinement nous condamne à un présent éternellement instable, il peut être rafraîchissant d’apprendre que certaines choses ne changent pas – même si ce n’est que le manque de professionnalisme de l’équipe de la capitale européenne de la culture 2022.

Que le refus d’un projet ne rende pas content est parfaitement compréhensible. Et que l’ire soit proportionnellement plus grande par rapport au temps et à l’énergie investis l’est d’autant plus. Pourtant, avec tout ce qui passe autour d’Esch 2022, la métropole du fer devra penser bientôt à trouver un endroit pour un cimetière des projets mort-nés. Nous en avions déjà rendu compte dans notre édition papier de fin février.

En ce sens, Claude Frisoni et Raymond Reuter peuvent se consoler d’être en excellente compagnie. Car leur projet « Fusions » a aussi échoué à retenir les grâces du comité de lecture d’Esch 2022. La formulation du rejet est sibylline à souhait. Vu que la coordination générale refuse de trancher en disant oui ou non, elle a inventé quatre catégories dans une novlangue qui ferait saliver tout-e start-uppeur-euse macroniste néophyte. Si la catégorie 1 signifie un accord de principe (mais sans engagement financier), les propositions qui tombent sous 2 sont « prometteuses mais mises en attente », les 3 sont « des propositions non retenues », tandis que les projets de catégorie 4 sont dégradés en « projets ponctuels/ceux auxquels il manque un porteur de projet en mesure de les mener à bien/de les concrétiser ».

Pour Nancy Braun, « Fusions » tombe sous la catégorie des non retenus. Avec comme argument que le projet « ne répond pas à la majorité des critères »  d’Esch 2022 – réponse évasive à souhait, tant ces critères sont vagues et subjectifs – et que cette dernière « ne peut soutenir un projet qui s’approprie le concept et le travail d’un artiste mondialement connu : JR ».

Les deux porteurs de projet s’étaient en effet inspirés d’une démarche proche de celle de l’activiste-artiste urbain huppé – d’aucun-e-s se rappelleront de lui comme le partenaire à l’écran de l’inoubliable Agnès Varda dans « Visages, villages ». Ils expliquent longuement dans leur lettre – assez hilarante d’ailleurs, nous la publions en entier plus bas – la différence entre s’« approprier » et s’inspirer d’un procédé, en l’occurrence celui d’imprimer des visages d’habitant-e-s des villes du Sud, des deux côtés de la frontière, sur des bâches géantes. Un travail qui aurait commencé par une exploration du terrain, des prises de vues de Raymond Reuter (qui a été pendant plus de 20 ans grand reporter à l’agence Sygma de Paris et auteur de maintes publications), pour déboucher sur des expositions des bâches, la publication d’un livre et d’autres formats. Et de rappeler que JR aussi s’est inspiré d’autres formats précédents pour réaliser ses œuvres.

Frisoni et Reuter se disent « calomniés par cet argument fantaisiste » et continuent en s’adressant à Nancy Braun : « Avec un minimum d’efforts et de professionnalisme, vous eussiez pu trouver mille raisons de refuser ce projet. » Finalement, ils lui intiment d’aller trouver de l’aide chez une des sociétés d’audit des Big Four, « censée vous accompagner dans votre difficile mission. »

Bref, si même un ancien coordinateur général d’une capitale européenne de la culture ne parvient pas à remplir les conditions pour accéder à la manne d’Esch 2022, on se demande finalement ce qui va être retenu : des cours de poterie pour managers fintech stressés ? une kermesse géante avec Grillwurscht aux logos assortis ? On verra…

En attendant,  voilà la missive reçue par la coordination générale:

Raymond Reuter et Claude Frisoni

 

Stadtbredimus, le 24 mars 2020

 

A Nancy Braun

Directeur général d’Esch, Capitale européenne de la Culture 2022

 

Madame le Directeur Général,

 

Nous nous référons à votre courrier du 16 mars, par lequel vous avez l’obligeance de nous annoncer, de façon fort sibylline et peu argumentée, que notre projet est refusé, courrier auquel nous hésitons à répondre.

En effet, s’agit-il d’un courrier définitif ou bien, d’une regrettable erreur, comme lorsque vous nous avez écrit par mail que notre projet ne pouvait être étudié car il était « toujours en édition », erreur que vous avez fini par reconnaître, après maints appels téléphoniques. Erreur dont vous nous avez précisé, en guise de consolation, qu’elle avait aussi concerné de nombreux autres dossiers soumis à votre sagacité.

Dans l’incertitude, et selon le principe qui veut que « quand on s’attend au pire, on est rarement déçu », nous allons considérer ce refus comme irrévocable.

Il est bien normal que des projets soient recalés, c’est même souvent le cas de la majorité d’entre eux. Et nul ne pourrait vous blâmer de faire un choix et donc, forcément des déçus, voire des mécontents.

Cependant, vous voudrez bien nous pardonner de réagir aux motifs avancés pour justifier votre refus.

  • Première raison invoquée : notre projet « ne répond pas à la majorité des critères de la Capitale Européenne de la Culture Esch 2022 ».

Mais encore ? Auxquels répond-il ? Auxquels (majoritaires selon vous), ne répond-il pas ? Le moins qu’on puisse attendre d’une évaluation, c‘est qu’elle évalue. Autrement dit qu’elle détaille, au moins sommairement les points positifs et les points négatifs, qu’elle souligne les forces et relève les faiblesses, qu’elle compare, soupèse, critique… bref, qu’elle évalue.

Vous nous permettrez donc d’évaluer très négativement votre absence de réelle évaluation.

  • Deuxième raison : « La Capitale Européenne ne peut soutenir un projet qui s’approprie le concept et le travail d’un artiste mondialement connu : JR ».

Et là, c’est beaucoup plus grave. Si votre travail harassant vous en laisse le temps, consultez un dictionnaire pour saisir le sens du verbe que vous avez employé : s’approprier. Il signifie ni plus ni moins, d’après le Larousse : « Faire sa propriété de quelque chose, souvent indûment ; en particulier, s’attribuer la paternité d’une œuvre, d’une idée ».

Pour parler clair, voler. Car s’agissant d’une œuvre ou d’une idée, l’appropriation, le plagiat, la copie… sont des vols. C’est une accusation gravissime. Et quand une accusation est fausse, on l’appelle calomnie ou diffamation.

Nous nous sentons effectivement calomniés par cet argument fantaisiste. Avec un minimum d’efforts et de professionnalisme, vous eussiez pu trouver mille raisons de refuser ce projet. On en trouve toujours.

Vous auriez pu pinailler sur le calendrier, ergoter sur le budget, chicaner sur les frais de route, pérorer sur le choix des partenaires, chipoter sur les détails techniques, ratiociner sur les procédés de fabrication, les coûts, les délais…

Vous auriez pu contester le talent du photographe ou discuter la qualité des textes de l’auteur. Vous auriez pu trouver de l’aide pour donner un minimum de vraisemblance et de tenue à vos arguments. Pourquoi pas auprès de cette société issue des Big Four, censée vous accompagner dans votre difficile mission ? Elle doit avoir toute compétence pour apprécier le niveau artistique d’un projet culturel.

Mais accuser les porteurs d’un projet, qui vous ont rencontré, qui ont documenté, approfondi, détaillé, décrit leur démarche, leur concept, sa pertinence et son originalité, d’être des voleurs, c’est parfaitement indigne, inadmissible et peu glorieux pour votre équipe.

Car enfin, nous avons dès les premières lignes de notre projet, fait référence à JR. Nous-mêmes. Pas pour expliquer que nous allions lui dérober un concept, mais simplement pour décrire « un procédé ». Vous confondez délibérément un support, à savoir l’agrandissement géant de photographies apposées sur des murs, avec un concept.

JR n’a jamais « déposé » l’idée d’afficher dans les rues des clichés géants, et pour cause, d’autres l’avaient fait avant lui ( premiers billboards aux USA en 1867 ! De 1950 à 1990, Kodak a exposé 565 photographies artistiques géantes dans la gare de Grand Central à New York, sous le titre Colorama…).

C’est un peu comme si vous refusiez un projet théâtral en affirmant que Molière avait déjà utilisé la technique qui consiste à interpréter un texte sur une scène. Lequel Molière aurait piqué l’idée à Aristophane. C’est une triste plaisanterie. Faut-il y voir une désolante hypocrisie ou plus sûrement l’incapacité à trouver de bonnes raisons de refuser un projet dont le principal défaut est de déranger l’entre-soi confortable d’une entreprise mal née, mal élevée et, comme disent les navigateurs, mal barrée.

Nous pourrions perdre du temps à vous expliquer les différences fondamentales entre le concept de JR, qui photographie dans un quartier, ses habitants, avant de coller les agrandissements sur des façades dudit quartier et le nôtre, qui s’employait à impliquer plusieurs quartiers de plusieurs villes de plusieurs pays, afin de mettre en vedette ce qui différencie et ce qui réunit, ce qui distingue et ce qui rassemble. De part et d’autre de la frontière, (la Communauté de Communes du Pays-Haut et de la Vallée de l’Alzette, côté français avait marqué un réel intérêt pour une telle démarche).

Et en apposant, face aux portraits des acteurs sociaux, économiques, culturels actuels, des photos d’archives (publiques ou privées), des gens des temps passés, ceux d’une ère industrielle aujourd’hui révolue.

Non pas en collant les clichés géants mais en les fixant sur des cadres spéciaux afin de pouvoir les démonter et les reposer ailleurs ou au même endroit, à une autre occasion.

En permettant ainsi à d’autres habitants de devenir familiers de ceux qui, bien que voisins, demeurent trop souvent des étrangers. En faisant aussi voyager une expo itinérante des photographies en format « normal », accompagnée d’un livre décrivant la vie de cette région, autrefois, aujourd’hui tout en se projetant dans l’avenir.

Le projet s’appelait Fusions, pas par hasard.

Mais tout cela était développé dans le dossier et semblait pertinent à tous ceux, ils sont nombreux, à qui le projet a été présenté.

Aucun de ceux-là n’ayant eu la présence d’esprit de découvrir qu’en effet, comme JR, le photographe allait utiliser un appareil photographique.

Ce qui s’apparente sans doute à une appropriation inacceptable !

Quant à la précision « artiste mondialement connu », elle interroge. Est-ce la notoriété de JR qui rend inacceptable « l’appropriation » ? Donc, de même qu’on ne prête qu’aux riches, on peut voler aux pauvres ? Aux inconnus ? Aux débutants ? A ceux dont l’absence de reconnaissance permettrait la spoliation ? Curieuse conception des droits culturels…

En fait, il nous faudrait sans doute vous remercier de ce refus. Car nos réputations auraient pu pâtir d’une telle collaboration…

Sans compter le risque d’être associés à une appropriation dont vous vous rendez coupables. Celle du titre de Capitale Européenne de la Culture.

Nous vous souhaitons malgré tout bonne chance. Vous en aurez besoin car, à l’évidence, vous ne pourrez pas compter sur grand-chose d’autre.

Veuillez agréer, Madame le Directeur Général, l’expression de notre dubitative considération.

 

 

 

Raymond Reuter                                                                            Claude Frisoni

 


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