Fiscalité : Make Tax Great Again ?

Le plan Biden pour la fiscalité menace-t-il le modèle économique luxembourgeois, et qu’en est-il de la justice fiscale ? Des questions qui se posent après le retour des États-Unis à la table des négociations.

À la recherche de la justice fiscale pour l’Amérique : Joe Biden, 46e président des États-Unis. (Photo : Wikimedia_Skidmore)

Qui l’eût cru ? Un président démocrate qui présente un plan économique de gauche, pour la social-démocratie européenne habituée à se nourrir de couleuvres néolibérales, ça doit avoir fait un sacré choc. Surtout qu’il a déclaré la fin de la doctrine « trickle-down economics », qui n’aurait jamais fonctionné. Celle-ci, qui affirme en gros que plus on enrichit les plus riches, plus l’argent ruisselle du haut vers le bas, a été le fondement politique et idéologique des injustices qui gangrènent les sociétés occidentales depuis des décennies.

Pourtant, Biden, ce n’est pas Castro bis, et les États-Unis sont loin de se transformer en un pays socialiste, ni même social-démocrate. Pour comprendre les motivations du président et de son gouvernement, il faut aussi prendre en compte la situation interne de l’Amérique – qui est plus que tendue après quatre ans de chaos et de népotisme économique sous Trump. Si Biden a de justesse pu bannir le Donald de la Maison Blanche, c’est aussi grâce à l’aile gauche de son parti, qui a milité afin de motiver des centaines de milliers de votes en sa faveur. Vu que les nominations de son cabinet n’ont pas reflété cet engagement militant, Biden se doit au moins d’essayer de réaliser certaines des revendications de cette aile gauche – comme commencer à faire payer aux plus grandes corporations leur part d’impôts. En même temps, son administration doit aussi trouver de quoi financer le plan de relance économique post-Covid qu’elle vient d’annoncer.

Et il est vrai que les multinationales américaines ne sont pas très patriotiques quand il s’agit de fiscalité. Cette semaine encore, le « Guardian » a révélé qu’Amazon EU sàrl – sise au Luxembourg – avait fait un chiffre d’affaires de 44 milliards d’euros sans payer un centime d’impôt. Mieux encore, le résultat net étant négatif de 1,19 milliard, Amazon EU profite d’un crédit d’impôt de 56 millions d’euros. On peut y ajouter le scandale Luxleaks et les poursuites engagées par la Commission européenne, qui sont toujours d’actualité, vu que le Luxembourg refuse toujours de récupérer les 250 millions d’euros que la Commission veut qu’Amazon lui rembourse – ce qui reviendrait pour le grand-duché à accepter l’illégalité de son système de rulings fiscaux.

Quand l’Amérique reprend des revendications d’ONG

Si le grand-duché est toujours aussi réticent quand on veut toucher au passé, sa classe politique se montre tout de même étonnamment sensible en ce qui concerne le présent et l’avenir. En réaction à la publication du chiffre d’affaires d’Amazon, Meris Sehovic, le coprésident de Déi Gréng, s’est fendu de quelques tweets critiquant amplement l’injustice de la taxation de l’entreprise – ce qui serait conséquent, si les Verts étaient dans l’opposition. Pour redresser la barre, la coprésidente, Djuna Bernard, a assuré aux collègues de RTL que son parti s’engagerait pour une meilleure taxation des multinationales dans les négociations fiscales à venir – on verra ce qui en restera.

En tout cas, le « Made in America Tax Plan » a tout pour aider les politicien-ne-s vert-e-s à surmonter leur gêne et demander un traitement plus juste des multinationales à leurs partenaires de coalition. Deux de ses objectifs entrent en ligne surtout pour faire tanguer le grand-duché : « Réduire le transfert de bénéfices et éliminer les incitations aux investissements offshore » et « En finir avec la course fiscale vers le fond au niveau mondial ». Ces phrases tirées du document officiel pourraient aussi figurer dans un catalogue de revendications d’une ONG.

Alors, l’Amérique va-t-elle bouffer les paradis fiscaux tout crus ? Rien n’est moins sûr pour l’instant, d’autant plus que les détails ne sont pas encore connus. C’est en tout cas le point de vue de Muriel Bouchet, de la fondation Idea (proche de la Chambre de commerce) : « Il ne faut pas aller trop vite en besogne », estime-t-il, interrogé par le woxx. « Moi, ça me rappelle l’époque avant l’installation de l’échange automatique d’informations. Certains prédisaient une catastrophe pour le Luxembourg et la fin de son modèle économique. Mais le vrai impact a été loin d’un désastre, tout au contraire : le Luxembourg a continué sa croissance – malgré les discussions. »

En effet, la simple volonté et le retour à la table des négociations de l’OCDE sur ces questions des États-Unis, après une longue absence sous les administrations Obama et Trump, n’est qu’un premier pas. Il faudra dès lors que le dialogue soit mené avec beaucoup de diplomatie et de finesse. Pour Bouchet : « Le diable est dans les détails. Les 21 pour cent de taxes minimum par exemple : est-ce le taux nominal ou le taux d’affichage réel qui est visé ? Cela ferait une énorme différence pour les niches fiscales. »

Pourtant, il y a des risques pour le Luxembourg. Car même si le ministère des Finances a officiellement salué les plans de l’administration Biden et les a même introduits dans le storytelling du fameux « level playing field » qu’il a adopté post-Luxleaks, il n’en reste pas moins que ce même ministère liste les avances américaines sous la rubrique « risques et incertitudes » dans le « plan de stabilité et de croissance » présenté à la Chambre des député-e-s la semaine dernière.

Une contradiction en apparence seulement, selon le professeur de droit fiscal Werner Haslehner de l’Université du Luxembourg : « Ce n’est pas une surprise. Chaque changement apporte son lot de facteurs de risque. Il est normal de saluer une telle initiative, tout en restant sur ses gardes », commente-t-il. Pour Haslehner, le retour des USA à la table des négociations est une bonne chose. En ce qui concerne les risques pour le Luxembourg, et particulièrement la partie fiscale : « Je ne pense pas que le Luxembourg soit dépendant du dumping fiscal, mais il est vrai qu’il mise beaucoup sur l’impôt sur les sociétés – si le nombre de sociétés chute, cela pourrait être un problème. »

© flickr_skidmore

Risque d’une « usine à 
gaz fiscale »

Si Muriel Bouchet partage l’avis sur l’apparente contradiction dans l’attitude luxembourgeoise, il voit tout de même d’autres facteurs de risque : « Il faut éviter que cela ne devienne une énorme usine à gaz fiscale. Il faut, dans un certain sens, harmoniser l’harmonisation fiscale. Entre les projets européens de taxes consolidées et ceux des Américains qui concernent les bases fiscales, il y a de grandes différences. Il faut que les négociations soient menées de façon raisonnable en prenant en compte tous les facteurs. »

Car sinon, avec une fiscalité internationale trop compliquée, « ce seront les entreprises qui auront des problèmes. Et on verra des déclarations erronées, des firmes qui auront des problèmes à gérer leur planification fiscale », selon Bouchet.

En d’autres mots, le « Made in America Tax Plan » ne se mangera pas aussi chaud qu’il est cuisiné ; il se pourrait même qu’il soit totalement refroidi à la table des négociations. Car un aspect risque de tomber justement sous cette table : celui de la justice fiscale au niveau mondial. Pour l’instant, le plan de l’administration américaine prévoit surtout de rapatrier de l’argent, qui sinon aurait disparu dans les déplacements sans fin de bénéfices et prêts intragroupes destinés à réduire la base fiscale – comme Amazon le pratique. Mais la vraie question reste celle d’une communauté mondiale où la fiscalité soit répartie de façon juste et équitable, pour que chaque pays puisse profiter de ce qui est produit sur son territoire. La réponse n’est pas dans le plan de Joe Biden.


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