L’attentat contre le président rwandais, le 6 avril 1994, a été le signal du déclenchement du génocide des Tutsi·es. Dans les heures qui ont suivi, le colonel Bagosora s’est imposé en homme fort du pays, permettant la mise en œuvre du plan d’extermination. Suite de notre série consacrée au procès du cerveau du génocide devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda, auquel nous avions assisté en 2005.

Le colonel Bagosora face au juge Eric Møse, président de la première chambre du TPIR à Arusha, en octobre 2005. (Dessin : Isabelle Cridlig)
Un coup d’État ? « Non, il s’agissait d’un comité de crise pour gérer les affaires sécuritaires. » Le 6 avril 1994 au soir, le colonel Théoneste Bagosora réunissait des hauts gradés à l’état-major des Forces armées rwandaises (FAR), à Kigali, la capitale du Rwanda. Il était 22 h 30. Deux heures plus tôt, le Falcon 50 transportant le président rwandais Juvénal Habyarimana avait été abattu par deux missiles, alors qu’il était en approche de l’aéroport de Kigali. Cet attentat fut le signal déclencheur du génocide des Tutsi·es, dont Bagosora est considéré comme le cerveau (woxx 1782 et 1783).
Quand onze ans plus tard, à l’automne 2005, il est interrogé devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) sur le rôle qu’il a joué dans les heures qui avaient suivi la mort du président, il cherche encore à minimiser sa responsabilité. Bagosora rappelle qu’il n’était qu’un subalterne, directeur de cabinet du ministère de la Défense. Mais, assurément, cela ne s’accorde pas avec les faits. Car c’est bien lui qui était à l’initiative en convoquant ce « comité de crise », dont il revendiquera un communiqué publié le lendemain.
C’est encore lui qui s’imposait en interlocuteur privilégié du général Roméo Dallaire, commandant de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar), et de Jacques-Roger Booh-Booh, l’envoyé spécial de l’ONU, qu’il rencontrait dans sa résidence dans la nuit du 6 au 7 avril. Pour les deux représentants des Nations unies, l’intérim du pouvoir revenait logiquement à la première ministre Agathe Uwilingiyimana, cheffe de file des Hutu·es modéré·es. Bagosora s’y était opposé avec vigueur. « Elle n’était pas l’homme de la situation », se plaît-il à répéter une demi-douzaine de fois à son avocat, le français Raphaël Constant, qui l’interroge le 7 novembre 2005. Pourquoi cela ? « J’ai l’intime conviction qu’elle était la commanditaire ou la complice de l’attentat et elle était l’alliée du FPR, qui était notre ennemi », balaye l’ancien officier artilleur.
Deux décisions furent prises au cours de la rencontre nocturne entre le colonel, le chef des Casques bleus et le diplomate de l’ONU. D’une part, Bagosora devait réunir, le lendemain, la direction du parti présidentiel, le MNRD, afin que soit désigné un successeur à Juvénal Habyarimana. D’autre part, la première ministre devrait tenir un discours à la radio nationale, afin d’appeler au calme et à l’unité du pays. La réunion avec le MNRD aura bien lieu sous la supervision du colonel. Elle aboutira à la formation du « gouvernement intérimaire » qui, pendant 100 jours, organisera et supervisera le génocide des Tutsi·es. Mais Bagosora n’en fera pas partie, se chargeant, dans l’ombre, du volet militaire des tueries.
La RTLM diffuse un message énigmatique
Quant à la première ministre, elle ne parviendra jamais à rejoindre les locaux de la radio nationale. Dès 8 heures du matin, le 7 avril, sa maison était cernée par des soldats de la garde présidentielle. Ils désarmèrent et arrêtèrent les dix Casques bleus belges chargés de sa sécurité. Agathe Uwilingiyimana et son mari furent assassinés dans leur jardin dans les minutes qui suivirent. Ce dont Bagosora ne s’émeut pas devant le TPIR, affirmant que, les jours précédents, la capitale bruissait de rumeurs selon lesquelles elle allait perpétrer un coup d’État. De l’art de prêter à son adversaire ce que l’on prépare soi-même.
Le 3 avril 1994, c’était pourtant un tout autre message qui était diffusé sur les ondes de la Radio-télévision libre des Mille Collines (RTLM), le média des extrémistes : « Le 4 et le 5, il va se passer un petit quelque chose à Kigali, en ces journées de Pâques. Cette chose va continuer les jours suivants », prophétisait un animateur sur un ton enjoué. Cette annonce énigmatique intervenait alors que le président Habyarimana devait participer à un sommet à Dar es Salam, en Tanzanie, pour consacrer la mise en place d’institutions de transition, alors que le Rwanda était en proie à une guerre civile. Celle-ci avait été déclenchée trois ans et demi plus tôt par le Front patriotique rwandais (FPR), une organisation politico-militaire composée d’exilé·es rwandais·es, principalement des Tutsi·es, qui avaient fui les massacres qui les visaient déjà depuis les années 1960.
La rencontre de Dar es Salam avait finalement eu lieu le 6 avril 1994, et le chef de l’État rwandais acceptait le partage du pouvoir avec le FPR. Celui-ci avait été négocié en 1993 dans le cadre des accords d’Arusha, autre ville tanzanienne, choisie plus tard comme siège du TPIR. Le colonel avait participé aux négociations, mais il en avait claqué la porte fin 1992 en promettant de « préparer l’Apocalypse » alors que son gouvernement lâchait du lest face à l’opposition et au FPR.
Pour les extrémistes hutu·es, cette nouvelle concession faite à Dar es Salam était une félonie. Pour conserver son pouvoir, le président Habyramina avait pourtant largement exacerbé les thèses racistes qui alimentèrent le brasier du génocide. La responsabilité des extrémistes dans sa mort est dès lors posée, et de nombreuses pistes y mènent, même si, 30 ans après, le mystère demeure entier sur les auteurs de l’attentat.
La thèse du « génocide spontané »
Pour le colonel Bagosora, qui nie la réalité du génocide, cela ne fait aucun doute : « Le FPR a commis l’attentat à l’origine des massacres excessifs » qui ont eu lieu au Rwanda. Dans cette vision des faits, le génocide des Tutsi·es résulte d’une vengeance spontanée des Hutu·es après l’assassinat du président. Il s’agit d’une thèse centrale dans l’arsenal des négationnistes, selon lesquels la population avait échappé à tout contrôle des autorités. Bagosora la rabâche tout au long de son procès. L’implication des militaires et des autorités civiles, comme les bourgmestres et préfets, est pourtant largement documentée. Ils avaient encouragé, organisé et ordonné les tueries aux quatre coins du pays.
La journée du 7 avril 1994 montre le rôle de premier rang occupé par Bagosora après la mort du président. Le tribunal international dissèque, presque minute par minute, le parcours du colonel ce jour-là. Après s’être accordé avec les hauts gradés des FAR pendant la nuit, il dirigeait, le matin, une nouvelle réunion avec des officiers, cette fois à l’École supérieure militaire (ESM). Le général Roméo Dallaire les y avait rejoint, tentant d’empêcher le coup d’État qui se déroulait sous ses yeux. Les discussions avaient été interrompues à deux reprises. La première fois par des coups de feu qui retentissaient alentour. La seconde fois lorsqu’un officier était brièvement venu chuchoter à l’oreille du colonel. Les deux étaient liés. Les dix paras-commandos belges qui assuraient la sécurité de la première ministre venaient d’être exécutés dans un camp militaire contigu à l’ESM, le « camp Kigali ». Bagosora savait depuis plusieurs heures qu’ils y étaient détenus, mais il prétend ne pas avoir pu les sauver, car leurs bourreaux étaient devenus incontrôlables et menaçaient, selon lui, sa propre vie.

Le président Juvénal Habyarimana en visite aux États-Unis, en 1980. ( Photo : Templeton/Wiki Commons)
Le tribunal se montre moyennement convaincu. Les juges qui composent la chambre, le Norvégien Eric Møse, le Fidjien Jam Reddi et le Russe Sergei Egorov, arrachent le colonel à ses délires complotistes contre le FPR. Et à ses fumeux exposés historico-politiques dans lesquels « le Tutsi » est en permanence dépeint en ennemi ancestral des Hutu·es « qu’il veut dominer ». Pour leur part, les magistrats veulent savoir quelle distance précise sépare le lieu de la réunion qu’il présidait de la caserne où avaient été tués les Casques bleus. Ils veulent savoir pourquoi il n’était pas intervenu immédiatement et de qui il était accompagné une fois qu’il s’y était rendu. Était-il habillé en civil ou revêtu de son uniforme d’officier ? Ces questions bien terre-à-terre ramènent Bagosora à son véritable statut devant le TPIR : celui d’un criminel. Il répond avec l’habituelle intonation mièvre qu’il emploie quand il s’adresse à ses juges, mais il encaisse le coup et est un peu perdu sur le moment. Comme chaque fois, il se ressaisit rapidement.
La mort des Casques bleus avait joué un rôle déterminant dans la suite des événements. Elle entraîna le retrait du contingent belge, de loin le mieux doté pour s’opposer aux massacres. Et le 21 avril 1994, l’ONU réduisait les effectifs de la Minuar de 2.500 à 250 personnes, alors que le Rwanda siègeait depuis le 1er janvier comme membre non permanent au Conseil de sécurité. Les tueurs avaient le champ libre.
Bagosora part aux Seychelles
À Kigali et sur les grands axes routiers, les miliciens Interahamwe établissaient des barrages et assassinaient les Tutsi·es à coups de machette et de gourdin, en les identifiant grâce à la mention ethnique « Tutsi » ou « Hutu » figurant sur leur carte d’identité. Cette mention avait été introduite au début des années 1930 par le colonisateur belge. L’antenne de la RTLM diffusait des listes de noms de personnes à tuer. Dans les villes et les villages perchés dans les collines, les massacres s’organisaient comme des journées de travail communautaire : les Hutu·es traquaient et assassinaient leurs voisins Tutsi·es à heures fixes, fanatisé·es par des décennies de propagande raciale, qui culmina au début des années 1990. Ils pillaient également leurs biens. En trois mois, 800.000 personnes au moins étaient assassinées, faisant du génocide des Tutsi·es le génocide le plus rapide de l’histoire et celui comportant le plus grand nombre de morts par jour. Le seul crime des victimes était d’être nées Tutsies.

(Photo : Fanny Schertzer / Wiki Commons)
L’agenda de Bagosora pendant les trois mois où se commet le génocide est vague. Devant la juridiction internationale, les témoins l’accablent. D’avril à juillet 1994, il avait été vu en divers endroits du pays. Il se rendait sur des barrages et dans des villages. Il ordonnait meurtres et viols. Il menaçait de mort les Hutu·es trop timoré·es à ses yeux. Autant de témoignages que l’ancien officier récuse devant le TPIR : « Je n’ai jamais donné l’ordre de tuer quelqu’un pendant cette période », s’emporte-t-il face au procureur canadien Drew White, quand celui-ci l’interroge. Il avance que cela lui était impossible, car il était hors du Rwanda. L’affirmation n’est pas dénuée de fondement, mais elle est exagérée, car elle ne porte que sur de courtes absences.
Tantôt muni de son vrai passeport, tantôt d’un faux établi au nom d’un officier zaïrois, Bagosora s’était rendu à Goma, ville zaïroise frontalière du Rwanda, en Afrique du Sud et aux Seychelles. Il était en quête d’armes, alors que l’ONU avait décrété un embargo sur les livraisons au Rwanda. Le colonel raconte : « J’étais aux Seychelles du 4 au 19 juin pour chercher des armes et des munitions grâce à un contrat avec l’Afrique du Sud. À ce moment-là, j’ai été dépisté par la CIA et notre courtier m’a dit qu’il fallait que je parte avec les deux avions, sinon j’allais être arrêté. » Les armes achetées par Bagosora seront bien livrées. Une autre fois, à Goma, il organisait une livraison sous couvert d’achat de médicaments.
Quand Bagosora s’était rendu aux Seychelles à la mi-juin 1994, les FAR encaissaient de lourdes pertes et le FPR s’approchait de Kigali. À quoi avaient dès lors servi ces armes ? À tuer des Tutsi·es, accuse le procureur : « Vous avez perdu la guerre, car l’armée était occupée à mener le génocide. » « Ce sont les Tutsis qui vous l’ont dit ? », réplique le colonel avec morgue. Le procureur insiste : « Vous avez menacé le FPR de tuer les Tutsis s’il continuait la guerre. Vous avez mis vos menaces à exécution. C’est la raison pour laquelle vous dites que le FPR était responsable, car il n’a pas pris en compte ces menaces. » Cette analyse est confortée par les déclarations faites en juin 1994 par le représentant du Rwanda au Conseil de sécurité de l’ONU. Alors que les FAR étaient en déroute, il demandait aux Nations unies de décréter un cessez-le-feu en offrant comme contrepartie l’arrêt des massacres des Tutsi·es. Un aveu que la « communauté internationale » avait reçu sans broncher !
Le survivant de Nyamata
À une trentaine de kilomètres au sud de Kigali, dans un paysage de plaines et de marais, l’église de Nyamata est devenue l’un des hauts lieux mémoriels du génocide des Tutsi·ies. Le 15 avril 1994, 5.000 personnes, qui s’y étaient réfugiées, sont tuées. Les murs et le toit d’origine de l’ancien édifice religieux sont recouverts d’impacts de balles et de grenades. Dans ce massacre, l’un des premiers d’ampleur, ce sont d’abord les militaires qui étaient à la manœuvre. Une fois la porte d’entrée forcée, ils avaient poussé la population à achever les survivant·es à coups de machette. Le sol est toujours jonché de vêtements tachés de sang séché et bruni. Des milliers de crânes et d’ossements sont entassés au sous-sol. Le guide qui nous fait découvrir les lieux en 2009 parle des rares survivant·es de la tuerie. Il évoque particulièrement l’histoire d’un petit garçon de 9 ans, resté caché deux jours sous les cadavres de ses parents pour échapper à la mort. Au cours de la deuxième nuit, il avait réussi à se faufiler et à s’échapper. Calmement, le guide ajoute : « Ce petit garçon, c’était moi. »
Au dernier jour de son interrogatoire devant le TPIR, Bagosora est confronté à la photo d’une rue de Kigali jonchée de cadavres. Il prétend ne pas reconnaître de quoi il s’agit. « C’est peut-être de l’abstrait », répond-il cyniquement au procureur, au cours d’un échange tendu que nous relaterons dans le dernier volet de nos articles consacrés au procès du cerveau du génocide.
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