Guerre en Libye : L’homme qui voulait prendre Tripoli

La capitale libyenne fait l’objet d’intenses combats depuis le 4 avril. Khalifa Haftar, le bras armé du cabinet parallèle de l’Est libyen s’est attaqué au gouvernement reconnu par la communauté internationale.

Affiches à la gloire de Khalifa Haftar à Benghazi, décembre 2018. (Photo : Maryline Dumas)

Plusieurs dizaines de morts, des centaines de blessés et des milliers de déplacés : c’est le dernier bilan de l’offensive de Khalifa Haftar sur Tripoli. Si sa victoire est loin d’être acquise, l’homme fort de l’Est libyen s’entête depuis 15 jours, s’opposant frontalement à la communauté internationale. C’est dans un message audio que Khalifa Haftar a ordonné, le 4 avril dernier, à son « Armée nationale libyenne » ( ANL), coalition réunissant des soldats de l’ancien régime et des brigades révolutionnaires, de marcher sur la capitale libyenne. « L’heure a sonné » a déclaré l’homme qui n’avait jamais caché son objectif. Mais il s’attendait probablement à plus de facilité.

Dès le 5 avril au matin, une partie de ses troupes étaient repoussées à un barrage à 27 kilomètres de Tripoli. « Khalifa Haftar a 25.000 hommes sous son commandement. Misrata (fief révolutionnaire, à 200 kilomètres à l’est de Tripoli, qui possède la plus grande force armée du côté du gouvernement, NDLR) en a 20.000 et recevra du soutien. Il suffit d’un rien pour que Khalifa Haftar se retrouve en situation de siège. Ses troupes ne sont pas chez elles et auront besoin de ravitaillement », estime Jalel Harchaoui, chercheur à l’institut Clingendael à La Haye. Selon lui, l’homme fort de l’Est libyen, qui a réussi une belle avancée dans le Sud en début d’année, espérait rassembler autour de sa personne.

Le héros de l’Est

Sur le papier, le scénario était facile : face à lui, le Gouvernement d’union nationale (GNA), soutenu par des milices divisées, n’a qu’une vague influence sur une zone limitée de l’Ouest libyen. En place depuis 2016, ce cabinet, reconnu par la communauté internationale a fortement déçu la population qui estime que sa situation ne s’est guère améliorée. De plus, les brigades qui soutiennent Faez Serraj, le premier ministre du GNA, sont divisées depuis des mois pour des questions de concurrence et d’influence sur leur territoire.

’Khalifa Haftar, qui fait office de bras armé du gouvernement parallèle de l’Est libyen, lui, a le soutien d’une partie de la population. Pour ses partisans, ce « De Gaulle Libyen » constitue l’unique rempart possible contre les « terroristes », terme fourre-tout englobant aussi bien Ansar al-Charia et Daech que les Frères musulmans qui gangrèneraient le pouvoir de Tripoli. Sa volonté de prendre la capitale libyenne, répétée à maintes reprises depuis des années, colle aussi bien à sa réthorique qu’à la demande de ses hommes, comme le woxx avait pu le constater en décembre à Benghazi (no 1512). Tous les soldats rencontrés n’attendaient qu’un ordre : celui de marcher sur Tripoli.

L’homme à abattre à l’Ouest

Dans la capitale de l’Est libyen, son portrait s’étale sur des affiches de 4×3 mètres, accompagné de phrases élogieuses : « Vous êtes la conscience de la patrie », « Tout le peuple libyen est avec vous / Nous vous avons donné autorité. ». Issam Faraj Al Barghati, un dentiste, confirme : « Depuis la révolution, le pays sombre. Nous manquons de médicaments, nous avons le terrorisme… Tous nos responsables politiques se sont contentés de paroles. Seule l’armée de Khalifa Haftar nous a soutenus. C’est le seul en qui nous avons confiance. »

La mission est cependant délicate : comme le montrent les combats actuels, l’ANL peine à prendre le dessus. La force doit faire face à des brigades pour lesquelles Khalifa Haftar est l’homme à abattre. Pour elles, il est au choix un « putschiste », un futur « Kadhafi » ou un « Sissi libyen ». Désunies depuis des mois, ces brigades de l’Ouest libyen se rassemblent peu à peu face à l’ennemi commun. Il y a encore quelques semaines, Khalifa Haftar avait conclu des alliances politiques avec certains groupes. À l’époque, un accord avec le premier ministre du GNA, Faez Serraj, pour créer un gouvernement commun était en bonne voie. « Mi-mars, Haftar pouvait tout avoir. Tout le monde s’allongeait par terre devant lui et se préparait à un gouvernement sous son influence. Mais il a voulu plus et a donné du temps à ses ennemis pour se rassembler », analyse Jalel Harchaoui qui note que les alliances politiques se sont effritées devant l’offensive militaire.

Sa situation apparaît également assez délicate au niveau international, mais Khalifa Haftar pourrait encore s’en sortir. Car si la communauté internationale enchaîne les communiqués appelant au calme depuis le 4 avril, ce remue-ménage cache mal la réalité : les puissances étrangères ont attendu trois jours avant de pointer du doigt l’assaillant de Tripoli. Jusqu’au 7 avril et au communiqué des Etats-Unis, les pays se contentaient d’appeler « toutes les parties » au calme.

Une communauté internationale hésitante

Khalifa Haftar peut surtout se reposer sur des alliés de poids comme le roi saoudien, Salman Ben Abdelaziz Al Saoud, qu’il a rencontré le 27 mars. « Cette visite a probablement décidé Khalifa Haftar à agir. Il n’aurait pas tenté sa chance à Tripoli sans assurance », estime un diplomate. Le maréchal a également profité jusqu’ici, du soutien des Émirats arabes unis, de l’Égypte, de la Russie et de la France. Les Émirats arabes unis sont accusés d’avoir fourni des armes à l’ANL malgré l’embargo imposé par l’ONU en 2011 et toujours en vigueur. L’Égypte a, quant à elle, conduit des frappes aériennes en Libye. Khalifa Haftar a d’ailleurs rencontré le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi dimanche 14 avril. La Russie a bloqué, au conseil de sécurité, vendredi 5 avril, une déclaration appelant Khalifa Haftar à cesser son assaut. L’Union européenne, elle, a attendu le 11 avril pour citer directement Khalifa Haftar par l’intermédiaire de Federica Mogherini, haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères. Un jour plus tôt, la France avait empêché la publication d’un communiqué demandant au maréchal Haftar de stopper son offensive.

D’abord considéré comme un paria, Khalifa Haftar a été classé, à partir de 2016 par les pays occidentaux – aux premiers rangs desquels la France –, comme un « acteur incontournable ». C’est à l’automne 2016 qu’a débuté le revirement. Khalifa Haftar vit alors son premier grand succès en Libye : la prise du « croissant pétrolier », au centre-nord du pays, qui représente 70 pour cent des réserves d’or noir libyen. Une victoire plus politique que militaire – elle a eu lieu sans véritable combat. L’événement lui vaudra l’insigne de maréchal – titre inédit en Libye – décerné par les autorités de l’Est libyen, et surtout une nouvelle envergure.

Khalifa Haftar devient alors « l’ homme fort de l’Est ». Une interprétation erronée selon Ghassan Salamé, envoyé spécial de l’ONU en Libye :« Il n’y a pas de maîtrise totale d’une personne quelque part. Comme le pays a explosé en mille morceaux, il y a des points de résistance à l’Est et à l’Ouest. » Cependant, les chancelleries comprennent que le Gouvernement d’union nationale imposé par l’ONU dans le cadre des accords de Skhirat (signés au Maroc en décembre 2015) ne parviendra pas à prendre le pouvoir sur l’ensemble du territoire libyen. Ceci notamment à cause de l’influence de Khalifa Haftar sur le parlement de Tobrouk (Est), reconnu par la communauté internationale, mais qui refuse de valider le GNA.

De paria à homme fort de l’Est

Il est donc nécessaire d’ouvrir le dialogue. Progressivement, l’idée d’intégrer le maréchal au processus politique et aux accords de Skhirat, dont il avait jusque là été exclu, fait son chemin. D’autant plus qu’au fil du temps, Khalifa Haftar se nourrit du désespoir que crée le GNA, inactif et dépendant des milices. Le discours manichéen et ultrasimpliste de pourfendeur du terrorisme tenu par le maréchal fonctionne dans les capitales occidentales. Ni son alliance avec les « madkhalis », ces salafistes dits quiétistes qui prêchent l’application de la charia, ni les images diffusées montrant des exécutions sommaires menées par l’un de ses commandants n’y changent quelque chose.

Point d’orgue de cette montée en puissance internationale de Khalifa Haftar, sa participation – la première en Europe – à la réunion de La Celle-Saint-Cloud (France) en juillet 2017. Certes son adversaire, Faez Serraj, est présent. Mais la photographie avec Emmanuel Macron est un Graal : désormais le maréchal fait pleinement partie du jeu.

L’homme revient pourtant de loin. Né en Cyrénaïque (Est libyen) en 1943, il appartient aux Ferjanis, puissante tribu de Syrte, en Tripolitaine (Ouest libyen). Ses racines sont un atout d’un point de vue libyen, avec un pied dans la région occidentale et un dans la région orientale. Il étudiera à l’académie militaire de Benghazi, puis en Égypte et en Russie.

Après avoir participé au coup d’État de Mouammar Kadhafi le 1er septembre 1969, Khalifa Haftar était devenu un de ses plus fidèles lieutenants. Devenu chef du corps expéditionnaire de l’armée libyenne, il va connaître ses premiers déboires au Tchad dans les années 1980. Les grosses pertes – la Libye aurait perdu un dixième de son armée et 2,6 milliards d’euros de matériel – lui donnent une mauvaise réputation auprès de la population libyenne. La bataille de l’aéroport de Ouadi-Doum sera le coup de grâce : il est fait prisonnier au printemps 1987. Une humiliation telle que Kadhafi désavoue ses propres troupes. Khalifa Haftar retourne alors sa veste. « Il était en belle tenue, avec de jolis souliers, se souvient Omar Al Ghadi, un Touareg libyen qui a combattu sous son commandement au Tchad. Les geôliers ont voulu lui prendre ses affaires, il a refusé avec dédain. Puis il a été reconnu comme une belle prise… »

Un passé chaotique

Le général tente alors de former une force qui pourrait renverser le Guide libyen. Son groupe de quelque 2.000 hommes profitera du soutien des États-Unis. Mais l’arrivée au pouvoir d’Idriss Déby change la donne. Khalifa Haftar s’exile en 1990 aux Etats-Unis. Il s’installe à Vienna, en Virginie, à quelques kilomètres à peine de Langley où la CIA a son siège. Un choix – et une probable double nationalité – que ses détracteurs utilisent pour salir sa réputation.

Forces de Khalifa Haftar à Benghazi, avril 2015. (Photo : Maryline Dumas)

C’est lors de la révolution de 2011 que Khalifa Haftar rentre en Libye. « Depuis son retour des États-Unis, Monsieur Haftar bouge. Il a d’abord essayé d’obtenir des positions au sein du gouvernement, puis tenté un coup d’Etat en février 2014 », rappelle Ghassan Salamé, l’envoyé spécial de l’ONU en Libye. Effectivement, le 14 février 2014, Khalifa Haftar fait une intervention télévisée demandant la suspension du Congrès général national, le parlement élu en 2012. Une annonce restée sans suite, si ce n’est dans les annales de l’humour libyen comme le «  le coup d’État de la Saint-Valentin du général à la retraite ».

Mais trois mois plus tard, sa figure prend une forme plus sérieuse. Le 18 mai 2014, il lance l’opération « Karama » (Dignité) à Benghazi, avec quelques centaines d’hommes majoritairement issus de l’ancienne armée de Mouammar Kadhafi. Objectif : « purger » la seconde ville du pays « des terroristes islamistes ». Depuis 2011, Benghazi vivait au rythme des assassinats ciblés d’activistes et des représentants de l’ordre. Le gouvernement central, encore uni, semblait avoir oublié le « berceau de la révolution ». L’annonce de Khalifa Haftar a donc été relativement bien perçue par les habitants de la ville qui se sentaient abandonnés. Et l’homme rassemble facilement tribus et brigades révolutionnaires de la région. Loin d’être une « blitzkrieg », l’opération prendra cependant plus de trois ans. Qu’en sera-t-il de Tripoli ?

Maryline Dumas suit l’actualité libyenne et nord-africaine pour le woxx et travaille actuellement à partir de Tunis.

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