Que ce soit dans la commission spéciale « taxe » ou à la conférence sur le financement du développement d’Addis-Abeba, la justice fiscale reste une cause mise à mal par les connivences entre le monde politique et les multinationales.
Pas moins de 119 recommandations. C’est ce qu’on trouve dans le projet de rapport de la commission spéciale « taxe » créée après le scandale des Luxleaks. Ce document, coécrit par l’eurodéputée socialiste Elisabeth Ferreira et son collègue libéral Michael Theurer, rassemble les conclusions de cette commission qui, même sans détenir les pouvoirs d’une vraie commission d’enquête, a largement fouillé dans les tréfonds des trucages fiscaux mis en place en Europe, les effets pervers d’une concurrence fiscale qui pousse les pays à un nivellement par le bas – le fameux « race to the bottom » – et les moyens très limités de la Commission européenne et du Parlement européen d’y opposer des limites strictes.
Ainsi, elle note que les systèmes fiscaux des États membres restent pour la plupart basés sur des prémisses du 19e voire du début du 20e siècle, donc non adaptées à la mondialisation galopante et la digitalisation des marchés. Selon la commission spéciale, c’est le premier trou dans lequel les multinationales font disparaître les milliards d’euros en impôts dus. Le deuxième étant le nivellement par le bas instauré par la concurrence fiscale – toujours voulue expressis verbis par la Commission européenne tout comme la plupart des États membres. Ainsi, les impôts sur les sociétés dans l’Union européenne ont chuté d’une moyenne de 35 pour cent à 23 pour cent entre 1995 et 2014. Et puis, la commission spéciale déplore les inégalités et différences entre les systèmes fiscaux européens, qui créent encore plus d’occasions d’évasion et d’optimisation fiscale des multinationales. Si on garde en tête qu’entre-temps 60 pour cent du commerce international se fait intragroupe, donc à l’intérieur d’une même multinationale entre les différentes branches et les banques et instituts de crédit internes, on voit que le système actuel incite carrément ces firmes à chercher des niches et des trous dans les systèmes pour payer le moins d’impôts possible.
Les mesures unilatérales font empirer la situation
Une liste – non exhaustive – des mécanismes en place en ce moment qui permettent et incitent à la fraude ou l’optimisation fiscale – la différence entre les deux étant, d’un point de vue moral, minime – est aussi jointe au rapport. Elle ne résulte que des consultations entreprises par la commission spéciale dans cinq États membres de l’Union et la Suisse. Ainsi, les définitions divergentes entre ce qui est une résidence fiscale dans un pays ou dans un autre facilitent ce phénomène. Tout comme les intérêts notionnels, les « patent boxes », les régimes préférentiels et bien sûr les tax rulings. S’y ajoutent, notamment pour la Suisse, des différences de taxation entre les différents cantons, qui peuvent aussi attirer certaines multinationales à installer leur base fiscale dans les Alpes.
Chose intéressante : selon la commission spéciale, même les efforts entrepris par certains États membres pour contrer l’évasion fiscale dans leur pays seraient contre-productifs. Ce faisant, le système fiscal européen, déjà d’une complexité inouïe, serait davantage fragmenté. Dans le contexte de la mondialisation, ces efforts, même s’ils sont louables en principe, contribuent justement à un effet contraire à leur intention. Car chaque complexification du système fiscal d’un seul pays apporte plus d’opportunités aux multinationales pour faire jouer la concurrence fiscale. S’ensuit un fort plaidoyer de la commission spéciale pour une harmonisation fiscale au niveau européen, une chose d’ailleurs non exclue et même prévue par certains contrats, voire traités passés entre les États de l’Union européenne.
Quatre multinationales sur 18 ont témoigné
Pourtant, les pouvoirs de la commission spéciale sont limités. Par conséquent, la liste des personnes interrogées, qui peuvent aussi décliner l’invitation, ce qui aurait été impossible dans le cas d’une véritable commission d’enquête, reste tributaire de la bonne volonté de celles-ci. L’absent le plus en vue étant le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. Si une entrevue avec lui avait bien été prévue pour le 13 juillet, Juncker s’est rétracté en invoquant les négociations sur la crise de la dette grecque. Intéressant de noter cependant que ces négociations ne l’impliquaient qu’à la marge (woxx 1329) et que son rôle dans les négociations futures pourrait devenir encore plus insignifiant, selon la volonté du tout-puissant Wolfgang Schäuble – comme certains médias allemands l’évoquaient jeudi matin. Mais Juncker n’était pas le seul absent dans l’hémicycle strasbourgeois. Ce sont avant tout les multinationales qui refusent de témoigner devant les parlementaires européens : des 18 invitées, seulement quatre n’ont pas décliné. Et parmi les absents on trouve des firmes de taille comme Walmart (dont le monde vient de découvrir qu’il utilisait le Luxembourg comme base fiscale alors qu’aucun magasin de la chaîne n’existe au grand-duché), Facebook, la Walt Disney Company, la Coca-Cola Company, Ikea, Philip Morris et bien sûr Amazon.
Pourtant, croire que le problème de la justice fiscale peut être résolu par une harmonisation fiscale européenne est un leurre. Les rapports entre pays en développement et justice fiscale sont, comme on le sait (woxx 1322), plus étroits que certaines multinationales n’aimeraient admettre. Et la commission spéciale semble aussi en être consciente, du moins en marge. Car, si elle salue l’initiative BEPS (Base Erosion Profit Shifting) de l’OCDE – qui devrait davantage lier les impôts payés dans un pays à l’implantation réelle d’une multinationale dans ce pays -, elle sait que ce cadre est bien trop étroit. En excluant les pays émergents d’une démarche internationale pour obtenir plus de justice fiscale, on ne résout pas le problème, on ne fait que le déplacer.
C’est pourquoi beaucoup d’espoirs étaient mis dans la conférence internationale sur le financement du développement qui vient de se tenir à Addis-Abeba. Surtout parce que la justice fiscale figurait explicitement sur l’agenda. Mais le résultat est décevant. Dans sa déclaration finale sur la conférence, Tove Maria Ryding, la représentante de l’ONG Eurodad, critique : « Les pays en développement ont été dépassés. La conséquence d’Addis-Abeba est que plus de 100 pays en développement resteront exclus de toute prise de décision sur des standards fiscaux internationaux. Ce n’est pas uniquement une triste journée pour ces pays, qui devront accepter que les prises de décisions se feront dans des cercles fermés où ils savent qu’ils ne sont pas les bienvenus. C’est une journée tragique pour nous tous, car un système fiscal global qui exclut la moitié des pays du monde ne sera jamais efficace ».
Elle rejoint en cela la déclaration commune des centaines d’ONG représentées à la conférence en Éthiopie, qui regrettent qu’aucune avancée vers une justice fiscale globale n’aurait été considérée par les pays participants et que l’agenda résultant de la conférence reste bien trop vague, sans contraintes ni engagements concrets.
Tant que les déséquilibres de pouvoir entre multinationales et pays – émergents ou non – resteront ce qu’ils sont, tant que la politique jouera la carte de la division et de la concurrence dans le domaine de la justice fiscale, ces choses-là ne sont pas près de changer.