Justice fiscale
 : Charades


Le passage de la commission d’enquête Pana au Luxembourg a mobilisé le parlement comme le gouvernement pour faire passer ce mauvais moment au plus vite – pourtant, leur fébrilité a aussi trahi les failles du business à la luxembourgeoise.

Le gouvernement juste avant de montrer patte blanche à la commission Pana. (Photo : SIP/Jean-Christophe Verhaeren)

Quand le scandale des Panama Papers a explosé, le Luxembourg s’est d’abord cru à l’abri de trop d’attention. Pourtant, la pratique de firmes « boîtes à lettres » montées à partir du Luxembourg dans la république d’Amérique centrale était très courante et, après analyse des documents publiés par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), beaucoup de noms connus chez nous sont sortis au grand jour. Que ce soient des banques et leurs filiales – comme Expertisa de la BIL – ou des avocats d’affaires proches du pouvoir politique, comme Guy Arendt ou encore Alain Steichen, tout ce beau monde était invité par la commission d’enquête Pana du Parlement européen, qui n’était pas uniquement chargée de se concentrer sur les affaires panaméennes, mais aussi de faire le « follow-up » de la commission spéciale « taxe » établie après les Luxleaks.

Le fait que la majorité des députés avaient tendance à prendre un peu à la légère cette commission d’enquête est connu. Mais il semble bien que l’impression laissée par le Luxembourg auprès des députés européens ne soit pas sans ambiguïtés. Ainsi, lors de la conférence de presse donnée vendredi dernier au bâtiment Schumann par trois représentants de la commission Pana, Werner Langen (de l’EVP), à la tête de la délégation, a décrit les représentants luxembourgeois comme des « ex-alcooliques », qui viennent juste de laisser derrière eux leur addiction : tournés vers l’avenir et ne voulant surtout rien savoir des erreurs du passé, tout en restant le plus loin possible de la substance addictive.

Le grand-duché : 
un ex-alcoolique ?

Les visiteurs ont surtout mis en avant les progrès entamés entre-temps. Ce que concède aussi Sven Giegold, eurodéputé vert et ancien membre de la commission spéciale « taxe » : « Oui, des choses ont changé au Luxembourg. L’adaptation rapide du principe du partage des informations en matière de rescrits fiscaux au niveau européen et le nombre de rulings qui semble en baisse sont indiscutablement des éléments positifs. » Par contre, là où le bât blesse, c’est quand sont évoqués les efforts pour tirer au clair les erreurs du passé. Et c’est surtout le rôle de la Commission de surveillance du secteur financier (qui a d’ailleurs été réticente à participer aux entretiens de la commission d’enquête, mais qui s’y serait résolue – selon nos informations – sous la pression du ministère des Finances) que le député pointe du doigt : « La CSSF n’a enquêté que sur 73 des 403 intermédiaires listés dans les Panama Papers pour le Luxembourg. Et encore, elle n’a pris que des banques, et seulement les plus grandes. Nous jugeons cet effort insuffisant et pensons que la commission de surveillance luxembourgeoise devrait aussi se pencher sur les 330 autres entités », argumente-t-il. Pour donner un petit coup de pouce aux autorités luxembourgeoises, Giegold a même publié sur son site un hit-parade des intermédiaires, classés selon le nombre de firmes ouvertes au Panama.

Joint par le woxx, Giegold a insisté sur ce point : « Il faudrait que tous ces intermédiaires soient analysés selon les règles de la substance économique réelle que prévoit la loi luxembourgeoise. Et bien sûr selon les principes d’antiblanchiment et de ‘due diligence’ », ajoute-t-il.

La diversion n’a pas fonctionnée à tous les coups.

La commission d’enquête n’a pas vraiment été convaincue non plus par le représentant des avocats du barreau, le bâtonnier François Prum – qui, il est vrai, est connu pour ses interprétations un peu maximalistes du secret professionnel des avocats d’affaires. C’est surtout un chiffre qui a frappé les eurodéputés : sur les quelque 2.400 avocats au barreau, seulement 25 signalements ont été effectués. Giegold observe : « Le barreau ne met pas en musique les règles antiblanchiment. Mais ce n’est pas nouveau et pas spécifique au Luxembourg. Nous rencontrons les mêmes réticences en Allemagne ou en France par exemple. » Une autre critique formulée est le manque de moyens de la justice, et du parquet avant tout, pour jouer leurs rôles prévus par la loi.

Il semble donc que l’effort de diversion de la part du gouvernement, du parlement et des autres instances et personnalités invitées par la commission d’enquête n’ait pas fonctionné totalement. Selon nos informations, un certain agacement de la part des eurodéputés se serait fait sentir pendant les réunions à l’agenda très serré lorsque certains responsables, comme Eugène Berger, à la tête de la commission parlementaire des Finances, auraient essayé de gagner du temps ou lors des digressions historiques très longues de certains membres du gouvernement.

Mais ce qui a agacé le plus, ce sont les personnes qui ont décliné l’invitation – voire celles qui prétendent n’avoir pas reçu l’invitation de la commission d’enquête, comme le secrétaire d’État à la Culture et ancien avocat d’affaires Guy Arendt. Les avocats d’affaires Albert Wildgen et Alain Steichen ne se sont pas non plus manifestés.

Et c’est surtout ce dernier qui intéresse la commission d’enquête, vu qu’il est clair – au moins depuis la session de la commission des Finances de ce mercredi convoquée en urgence par le CSV – que c’est bien lui l’avocat auquel le ministère des Finances aurait conseillé de ne pas accepter l’invitation des parlementaires européens. Son nom apparaît dans les Panama Papers à trois reprises.

Est-ce la raison pour laquelle un fonctionnaire du ministère des Finances aurait déconseillé dans un mail à Steichen d’accepter l’invitation de la commission d’enquête ? En tout cas, les explications données par Pierre Gramegna à la commission parlementaire des Finances ce mercredi – il s’agirait d’une « préférence » exprimée par le fonctionnaire, d’une « assistance technique » à l’avocat d’affaires et non pas d’une instruction et, de toute façon, l’avocat était demandeur de ce conseil – ne semble pas satisfaire Sven Giegold. « Cela reste du jamais-vu pour moi, qu’un fonctionnaire ou un ministre déconseille à un invité de collaborer avec nous. Nous allons réinviter tous les absents à une nouvelle session au Parlement européen et nous espérons que le Luxembourg va aider à ce que lumière soit faite dans toute cette affaire. Et ce n’est pas seulement M. Steichen qu’on va inviter, mais tous ceux qui ont décliné notre invitation ; et avant tout Marius Kohl de l’Administration des contributions directes – qui a toujours fui les investigations et même la justice luxembourgeoise dans le cadre des procès Luxleaks. »

(Photo : SIP/Jean-Christophe Verhaegen)

L’affaire du mail n’est donc pas close, comme l’a soutenu aussi le député Déi Lénk David Wagner à la fin de la commission parlementaire des Finances : « Il reste à savoir comment ce mail a pu être émis et surtout qui l’a fait parvenir aux médias. J’espère qu’une enquête sera menée au ministère des Finances pour en savoir plus », renchérit-il. « Il en va tout de même de la crédibilité des efforts du gouvernement à mettre en place plus de transparence. »

Comme quoi, le tweet d’Eugène Berger sur l’affaire du mail à Steichen – « Le dossier est clos », écrivait-il un peu trop triomphalement – pourrait bien s’avérer un vœu pieux.

***Remarque: Dans une première version de cet article, nous avons fait une confusion entre Alain Steichen et Alain Kinsch, qui lui est conseiller d’Etat et proche du DP. Nous nous en excusons auprès de nos lecteurs et des personnes concernées.****


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