La France paralysée : L’hiver de toutes les colères

Le mouvement des gilets jaunes gagne en ampleur. Les annonces du gouvernement visant à désamorcer le conflit interviennent trop tard.

Pour revendiquer, ils mouillent la chemise… et le gilet. Des gilets jaunes repoussés par les canons à eau des forces de l’ordre, samedi 1er décembre près de l’Arc de Triomphe à Paris. (Photo : EPA-EFE/Yoan Valat)

Impossible, ces jours-ci, de se déplacer en France sans tomber tôt ou tard sur un rond-point arborant un feu de palettes, des pancartes, un abri de fortune. Au milieu, souvent sous une pluie battante, quelques irréductibles, l’obligatoire gilet jaune sur les épaules. Contrairement aux premiers jours, ils ne bloquent plus les voitures. Ils sont là, se réchauffent autour du feu de palettes, saluent les automobilistes qui klaxonnent au passage.

Quand, mardi matin, le premier ministre Édouard Philippe a annoncé un moratoire sur la taxe sur les carburants, plus personne ne croyait que ce premier geste d’ouverture allait pouvoir calmer les ardeurs des gilets jaunes. Il y a quelques semaines, un tel moratoire aurait probablement suffi à couper court à un mouvement qui n’en était qu’à ses débuts. Mais le point de non-retour a déjà été atteint.

Depuis ce samedi 1er décembre fatidique, une chose est claire : il ne suffira pas d’un moratoire sur une taxe carbone pour désamorcer la plus grande crise politique depuis les émeutes de banlieue de 2005. D’ailleurs, la taxe carbone, cette fameuse « goutte qui a fait déborder le vase », n’est plus du tout au centre des débats. Et, contrairement à l’image qu’aimeraient véhiculer certain-e-s représentant-e-s de la droite française, la question des taxes – le « racket fiscal » – a été reléguée au second plan.

Le point de non-retour a déjà été atteint.

Les revendications portées par les gilets jaunes se sont transformées. Dorénavant, c’est tout le modèle sociétal qui est remis en question. Répartition des richesses, niveau des salaires et des retraites, représentativité démocratique, des questions fondamentales sont soulevées. Sur les réseaux sociaux – d’où tout est parti – circule un catalogue de revendications qui pourrait, en partie, sortir du programme d’une organisation de gauche radicale.

Désormais, le mouvement échappe aux gilets jaunes de la première heure, à ceux et celles qui ont lancé les premiers appels à se mobiliser contre la hausse des taxes sur le carburant. Tandis qu’eux et elles appellent au dialogue après trois semaines de mobilisation, des appels à un « acte 4 » samedi 8 décembre se multiplient. Certain-e-s vont jusqu’à appeler à prendre l’Élysée. Pas certain qu’Emmanuel Macron avait pensé en arriver là quand il avait déclaré, en réponse à l’« affaire Benalla » : « Qu’ils viennent me chercher. »

Samedi 1er décembre, c’est une colère inouïe, enfouie depuis des années et des décennies, qui s’est frayé un chemin. À tel point que 5.000 policiers et policières, pourtant habitué-e-s aux émeutes, ont été totalement dépassé-e-s pendant quelques heures. L’Arc de Triomphe saccagé, des boutiques de luxe pillées, des banques attaquées et même des bâtiments incendiés : « Paris n’avait pas vu ça depuis mai 1968 », déclarait la maire de Paris, Anne Hidalgo, le lendemain.

Et les violences ne sont pas restées cantonnées à Paris. Dans plusieurs grandes villes, dont Marseille, Toulouse, Montpellier, mais aussi dans des villes petites ou moyennes comme Dijon, Charleville-Mézières ou Saint-Avold, des heurts importants ont éclaté. Au Puy-en-Velay, la préfecture a été incendiée. À Narbonne, un péage et la station de gendarmerie avoisinante ont été ravagés par les flammes.

Samedi 1er décembre, c’est une colère inouïe, enfouie depuis des années et des décennies, qui s’est frayé un chemin.

Et l’exécutif de pointer du doigt des « groupes de casseurs bien organisés ». S’il est vrai que des groupes anarchistes ou de gauche radicale d’un côté et des groupes d’extrême droite de l’autre, habitués à des manifestations violentes, ont fait partie des émeutiers-ères, tout porte à croire que les deux ne représentaient qu’une minorité. Ainsi, les personnes interpellées sont en grande majorité sans antécédents judiciaires et non connues pour des faits politiques.

« Protéiforme » – voilà un qualificatif qui revient de plus en plus souvent dans la bouche des « experts » de tout poil pour qualifier le mouvement actuel. Il y a là ces Français-es des zones rurales totalement abandonnées et désertées par des services publics de moins en moins existants, pour qui chaque hausse du prix des carburants signifie des fins de mois encore plus difficiles. Il y a, surtout parmi cette population, certainement une partie non négligeable d’électeurs du Rassemblement national (RN, ex-Front national).

Sans surprise, l’extrême droite – et la droite, en partie – essaye de récupérer le mouvement. Ainsi, des politicien-ne-s de la formation de Marine Le Pen, mais aussi Nicolas Dupont-Aignant du parti Debout la France, allié au RN, multiplient les apparitions télévisées. Sans, pour le moment, pouvoir s’imposer en tant que porte-parole du mouvement.

Photo : Thomas Bresson / Wikipédia

Mais il y a, dans les villes, aussi une partie grandissante de traditionnels électeurs et électrices de gauche qui semblent participer au mouvement. Des groupes proches de « Nuit debout » ont lancé des appels à l’intégrer. La France insoumise, et en particulier le député François Ruffin, soutient les gilets jaunes depuis le début. La mouvance anarchiste est quant à elle partie intégrante du mouvement.

Les banlieues aussi se sont invitées dans le débat. Ainsi, le comité Justice pour Adama, collectif contre les violences policières portant le nom d’un jeune homme tué par des policiers, avait lancé un appel à se joindre à la manifestation parisienne du 1er décembre.

Il y a, dans les soutiens au mouvement, une dimension de classe qui devient de plus en plus visible. Dans la revue « Contretemps », le sociologue Benoît Coquard, qui a interrogé 80 personnes impliquées dans le mouvement, explique que neuf sur dix appartiennent aux classes populaires.

Étonnamment, les violences du 1er décembre n’ont pas significativement fait diminuer le soutien au mouvement.

Différents sondages partagent ce constat. Beaucoup plus d’ouvriers-ères et d’employé-e-s que de cadres soutiennent le mouvement. Et les personnes issues des territoires ruraux sont en majorité.

Dans un sondage Elabe, 20 pour cent des interrogé-e-s affirment être eux-mêmes des gilets jaunes, tandis que 54 pour cent affirment soutenir les gilets jaunes. 35 pour cent disent déjà avoir mis un gilet jaune derrière le pare-brise de leur voiture en signe de ralliement au mouvement. Étonnamment, les violences du 1er décembre n’ont pas significativement fait diminuer le soutien au mouvement. Une étude de Harris Interactive du 2 décembre montre un soutien de 72 pour cent de la population.

Les annonces du gouvernement, qui dit vouloir « lâcher du lest », réussiront-elles à faire baisser ces chiffres ? Cela est peu probable, tellement le ras-le-bol semble généralisé. Déjà, un mouvement lycéen fait irruption : plus de 300 lycées seraient bloqués dans toute la France, tendance à la hausse. Là aussi, des heurts ont éclaté un peu partout. Pour la semaine prochaine, les agriculteurs appellent à manifester et à bloquer les routes contre le « matraquage fiscal » dont ils seraient les victimes.

Et les syndicats dans tout ça ? Quelque peu dépassées par un mouvement qui leur échappe, les centrales syndicales peinent à se positionner. Elles avaient aussi appelé à une manifestation le 1er décembre. Par endroits, des gilets jaunes ont rejoint les gilets rouges, comme cela a été le cas à Metz. Mais, comme l’a remarqué Olivier Besancenot du Nouveau Parti anticapitaliste sur France 2, pour obtenir de réelles avancées sociales, il faudrait plusieurs « millions de personnes dans les rues, il faudrait une grève générale ». Les syndicats joueront-ils le jeu ?

De cela dépendront probablement la suite et l’issue du mouvement. La fameuse « convergence des luttes » si souvent citée mais jamais atteinte, commence tout doucement à voir le jour. Ce que les syndicats et le mouvement de gauche n’ont pas réussi à faire pendant des décennies, Emmanuel Macron l’aura obtenu, à travers son arrogance et son mépris de classe, en à peine un an et demi.


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