Lanceurs d’alerte : Mauvais signal

Le jugement de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) sur le lanceur d’alerte Luxleaks Raphaël Halet est perçu comme un mauvais signal et pourrait impacter la transposition de la directive européenne.

Raphaël Halet en 2018, lors de la publication du jugement de la Cour de Cassation luxembourgeoise. (© woxx)

Le 11 janvier 2018, la Cour de cassation luxembourgeoise rend son jugement dans un des procès les plus retentissants de la décennie : le scandale Luxleaks. Ce faisant, elle sépare le sort des deux lanceurs d’alerte à l’origine de l’affaire. Tandis qu’Antoine Deltour est acquitté et reconnu comme lanceur d’alerte, la cour dénie cette qualité à Raphaël Halet et maintient son amende de 1.000 euros.

La justice luxembourgeoise n’a pas été la seule à jouer sur les différences entre les deux hommes : la défense d’Antoine Deltour a elle aussi essayé de semer le doute tant sur les intentions de Raphaël Halet que sur la qualité des documents qu’il avait procurés à Édouard Perrin. Le fait qu’il s’est résolu à contacter le journaliste après avoir visionné une première émission télévisée, produite par Perrin et basée sur les documents versés par Deltour, ainsi que le caractère bien moins confidentiel des papiers dérobés à son employeur PricewaterhouseCoopers (PWC) ne jouaient pas en sa faveur. Ne voulant pas baisser les bras, Halet poursuit sa marche en direction de Strasbourg pour confier son cas à la CEDH. En février 2019, la Cour européenne accepte d’étudier sa requête – et le 11 mai dernier, elle a rendu son arrêt.

Celui-ci porte essentiellement sur l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui statue sur la liberté d’expression ainsi que sur le statut de lanceur d’alerte, le caractère pondéré de la sanction et le juste équilibre des intérêts. Comme on le sait, la CEDH n’a pas donné satisfaction à Raphaël Halet. Mais le jugement n’est pas aussi clair qu’il a été présenté dans la plupart des médias. Deux des sept juges, dont le président Paul Lemmens, n’étaient décidément pas d’accord avec leurs collègues et ont publié une opinion séparée pour expliquer leur dissidence.

Deux critères non reconnus 
à Halet

Pour motiver leur décision, les autres juges – dont le Luxembourgeois Georges Ravarani – se sont surtout basés sur une jurisprudence de la CEDH appelée « Guja ». Cela alors que le cas « Guja c. Moldova » n’est que difficilement comparable aux Luxleaks : le lanceur d’alerte dans ce cas était un fonctionnaire dirigeant le service de presse du parquet moldave, et il avait fait fuiter deux documents démontrant une ingérence politique dans l’indépendance de la justice. Pourtant, de cette jurisprudence découlent six critères que la CEDH, comme déjà la Cour d’appel luxembourgeoise, a appliqués à l’affaire Halet.

Les quatre premiers critères ayant été reconnus tant par la Cour d’appel que la CEDH, c’est sur les cinquième et sixième que tout s’est joué. Le cinquième concerne « la mise en balance de l’intérêt du public d’obtenir l’information avec le dommage que la divulgation causait à l’employeur » et le sixième évoque « le caractère proportionné de la sanction ».

C’est aussi sur ces critères que les représentants du gouvernement luxembourgeois – en premier lieu l’actuel président du Conseil d’État Christophe Schiltz, remplacé ensuite par David Weis – se sont appuyés. Et leur argumentaire est pour le moins étonnant. Pour démontrer que les révélations apportées par Halet étaient de moindre valeur que celles de Deltour, ils doutent de leur pertinence, celles-ci ne servant qu’à « illustrer un reportage décrivant le fait – qui n’était ni nouveau, ni original – que, pour limiter leur charge fiscale, les groupes d’entreprises multinationales profitaient de l’absence d’harmonisation internationale des législations fiscales ». Et d’enfoncer le clou en mettant en avant que « l’utilisation de ces structures avait été approuvée au préalable par l’administration ». Pourtant, le jugement du Tribunal européen sur l’affaire Engie, aussi tombé la semaine dernière, indique que cette même administration n’a pas apporté les soins nécessaires dans ce dossier – d’ailleurs révélé aussi par les lanceurs d’alerte Luxleaks. Certes, pour Amazon, l’appréciation de la justice européenne est contraire – mais les deux dossiers diffèrent aussi par leur nature, Engie ayant construit une véritable pyramide emboîtée pour « optimiser » ses impôts.

La CEDH a repris les arguments du gouvernement comme ceux de la Cour d’appel luxembourgeoise, en qualifiant les informations apportées par Raphaël Halet de non essentielles, pas nouvelles et pas inconnues lors de leur divulgation. Sur la proportionnalité de la sanction, Strasbourg se rallie aussi à l’appréciation que l’amende de 1.000 euros était raisonnable. Pourtant, l’opinion séparée des juges Paul Lemmens et Darian Pavli émet un autre son de cloche. Pour eux, les informations Halet n’étaient pas de moindre valeur, et ils citent à cet effet le journaliste Édouard Perrin, qui a assuré à plusieurs reprises de leur pertinence. Ils citent aussi la directive européenne qui « ne subordonne pas la protection des lanceurs d’alerte à des facteurs liés à un préjudice causé à l’employeur ». Finalement, ils observent : « À notre humble avis, cela entrave la protection effective des lanceurs d’alerte dans le secteur privé. »

Ils sont rejoints dans cet avis par le premier lanceur d’alerte Luxleaks, Antoine Deltour. Contacté par le woxx, celui-ci déclare : « La CEDH a repris les efforts de la Cour d’appel pour ménager la chèvre et le chou. Elle a justifié ces critères et la marge d’appréciation dont disposent les États dans l’équilibre entre les intérêts publics et privés – ce ne sera pas nécessairement toujours le cas. » Et d’ajouter : « Quand même, c’est un très mauvais signal, cela accroît l’insécurité des lanceurs d’alerte. »

© the noun project _ lorie schaull

Plus d’insécurité pour les lanceurs d’alerte

Beaucoup dépendra donc de la transposition de la directive de protection des lanceurs d’alerte – que les États membres devront avoir accomplie en décembre de cette année –, aussi censée contrebalancer celle protégeant le secret des affaires, très critiquée par la société civile. Pourtant, les enjeux ne sont pas les mêmes partout. En France, par exemple, où le processus a déjà commencé, la société civile est invitée à se prononcer. Ainsi, l’ONG « La Maison des lanceurs d’alerte », qui s’était aussi portée tierce intervenante devant la CEDH dans l’affaire Halet, a été entendue par le ministère de la Justice avec un de ses membres, Antoine Deltour : « Je me suis exprimé en ma personne et avec mon expérience. Pour nous, l’important, c’est d’en arriver à une transposition la plus large possible, pour qu’elle n’entrave pas la protection des lanceurs d’alerte préexistante en France, qui est plutôt bien faite. »

Qu’elle ne le soit pas forcément au grand-duché, Deltour en sait quelque chose. Mais les annonces des ministres de la Justice Braz et Tanson quant à la transposition de la directive laissent du moins espérer. Ainsi, il n’y aurait pas d’obligation de révéler les faits contestés en interne pour les lanceurs d’alerte, et les informations révélées ne devraient pas uniquement relever du droit européen, mais pourraient aussi concerner le droit national.

À notre question de savoir si la ministre de la Justice comptait rester sur cette ligne, le service presse nous a répondu que oui, et que dès le dépôt du projet de loi – initialement prévu pour le début de cette année, mais transféré vers la fin juin à cause d’un retard dû à la pandémie – « les ONG et autres acteurs auront l’occasion de faire leurs observations. Il y a aussi eu des consultations en amont des négociations à Bruxelles et parallèles à l’élaboration du texte ».

Quant à l’impact potentiel de l’arrêt de la CEDH dans l’affaire Halet sur la transposition de la directive, la ministre ne veut pas commenter l’appréciation des juges strasbourgeois. Par contre, elle cite l’opinion séparée qui dit qu’une telle condition – celle de la qualité de l’information en balance avec le préjudice subi par l’employeur – n’est pas prévue par la directive. Elle rejoint les juges dissidents aussi sur le fait que « la CEDH a retenu des critères qui pourraient rendre plus difficiles de profiter de la protection en tant que lanceur d’alerte, si ces critères étaient repris dans d’autres jugements. Cette évolution est tout de même difficile à prévoir. Et cet arrêt peut aussi être contesté en appel ».

En d’autres mots, les prochains mois seront décisifs pour mettre sur les rails une vraie protection des lanceurs d’alerte – dans le meilleur des cas dépassant le consensus minimal voulu par Bruxelles.


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