Fabrice Arfi et Karl Laske ont publié il y a deux mois le résultat de plusieurs années d’enquête. « Avec les compliments du Guide » tente de lever toutes les zones d’ombre de cette affaire politico-financière. Si en France il a fait beaucoup de bruit, le livre est passé inaperçu en Libye.
Attablés à un café de Tunis, Moustapha et Marouan, Libyens en vacances, parlent politique de façon animée mais avec le sourire. Marouan est pro-Kadhafi, Moustapha est un révolutionnaire. Pourtant, ils se rejoignent sur certains points : « Avec les compliments du Guide », de Fabrice Arfi et Karl Laske, ne les intéresse guère et Nicolas Sarkozy reste, pour eux, un des meilleurs présidents français.
L’ouvrage sorti en octobre est pourtant qualifié de « livre-choc » par la presse française. Les journalistes de Mediapart détaillent sur 400 pages un véritable polar politico-financier. Le dossier prend corps, au fur et à mesure, malgré l’absence de preuves concrètes. En réalité, c’est l’accumulation de faits – nourrie par des entretiens, des transcriptions d’écoutes ou des procès-verbaux d’auditions auxquels Fabrice Arfi et Karl Laske ont eu accès – qui fait quasiment disparaître les doutes. Et s’il en restait, Moustapha et Marouan, les deux Libyens qui portent aux nues Sarkozy, les balaieraient d’un coup. Quand le premier demande « Pourquoi n’aurait-il pas pris l’argent, Sarkozy ? Tout le monde en prenait à l’époque. La politique est un business comme un autre… », le second ajoute : « Tout cela n’est pas illégal en Libye. »
Oui, seulement ça l’est en France. C’est en mars 2011 – alors que l’insurrection libyenne a commencé un mois plus tôt et que la France menace d’intervenir – que l’affaire éclate au grand jour. Dans une interview télévisée, Mouammar Kadhafi balance : « J’ai aidé Sarkozy à prendre le pouvoir. Je lui ai donné de l’argent avant qu’il ne devienne président. Il est venu ici, il m’a rendu visite dans ma tente quand il était ministre de l’Intérieur et m’a demandé de l’aide. »
Il fait allusion à un voyage de Nicolas Sarkozy à Tripoli six ans auparavant. Fabrice Arfi et Karl Laske dévoilent le témoignage de l’ambassadeur de France en Libye de l’époque, Jean-Luc Sibiude, qui affirme qu’un entretien privé entre le Guide libyen et Nicolas Sarkozy a eu lieu après la rencontre officielle. « Si j’ai indiqué que l’entretien en privé a duré longtemps, c’est parce qu’à la fin de cet entretien, j’avais dit à madame l’interprète sur le ton de la plaisanterie : ‘Ils ont dû s’en dire des choses’, et elle avait simplement répondu qu’elle était tenue au secret professionnel. » Cette dernière s’y tiendra tellement qu’elle refusera de dévoiler la moindre information aux enquêteurs.
5 à 50 millions d’euros
Combien aurait touché Sarkozy ? Difficile à dire. Les chiffres varient entre 5 et 50 millions d’euros selon les sources. En 2012, Baghdadi Ali al-Mahmoudi, l’ancien premier ministre libyen, avait évoqué la somme de 50 millions d’euros. À l’époque, il était emprisonné en Tunisie et menacé d’extradition vers la Libye (ce qui a finalement eu lieu en juin 2012). Trois ans plus tard, au lendemain de sa condamnation à mort à Tripoli, le woxx avait rencontré le dignitaire déchu (woxx 1331). À la question « Sarkozy a-t-il pris de l’argent ? », le vieil homme avait répondu « oui » d’un souffle. Il hésitait pourtant entre envie de parler et prudence : « Ce n’est pas le bon moment pour en parler. J’envisage d’écrire un livre pour raconter tout cela si on m’en laisse le temps », avait-il dit avant de préciser : « Sachez que je connais très bien Claude Guéant (proche de Nicolas Sarkozy, ndlr) et Cécilia Sarkozy. »
Cette potentielle aide de l’État libyen au ministre de l’Intérieur de l’époque n’aurait pas eu lieu sans promesses du côté français. Dans la balance, un nouveau procès pour Abdallah Senoussi. Le beau-frère par alliance du dictateur et responsable de la sécurité intérieure a été condamné par contumace en France pour son rôle dans l’attentat du DC-10 d’UTA de 1989, où 170 passagers avaient été tués.
À cela viendront se greffer d’autres arrangements que détaillent les auteurs et journalistes de Mediapart. À commencer par des contrats, comme la construction de l’hôpital de Benghazi et la formation de son personnel sur fond de corruption, ou les moyens de surveiller l’internet pour traquer les opposants, proposés par la société française Amesys au régime. Les bonnes relations France-Libye permettront également d’aboutir à la libération d’infirmières bulgares et d’un médecin palestinien : arrêté en 1999 pour avoir prétendument inoculé le sida à des enfants, le personnel médical sera libéré en 2007 lors d’un voyage rocambolesque de Cécilia Sarkozy.
Tout ceci se joue avec la participation d’intermédiaires au profil trouble, comme l’homme d’affaires franco-libanais Ziad Takieddine. Celui-ci est arrêté en 2011 à l’aéroport du Bourget à son retour de Libye, avec une valise contenant 1,5 million d’euros. Thierry Gaubert, qui fut un collaborateur de Nicolas Sarkozy lorsqu’il était maire de Neuilly-sur-Seine, a également été inquiété. Les enquêteurs ont découvert lors des perquisitions à son domicile et dans son bureau la trace d’un compte aux Bahamas.
Des conséquences sanglantes
Les affaires auraient donc été fructueuses avec la Libye. Mais elles pourraient également avoir été sanglantes. Des témoins ont été retrouvés morts. C’est le cas de Mohamed Albichari, jeune Libyen qui affirme, en 2012, que des enregistrements de Kadhafi, sur lesquels ont entend une voix française, ont été retrouvés. Mais aussi de Choukri Ghanem, ex-premier ministre et ministre du Pétrole libyen, qui prenait beaucoup de notes. Son corps est retrouvé à Vienne dans le Danube. Il serait mort noyé suite à une crise cardiaque. Ou du Français Pierre Marziali, ex-militaire reconverti dans le renseignement privé, exécuté à Benghazi pendant la révolution. Quelques jours plus tôt, il avait averti Paris du risque islamiste chez les révolutionnaires libyens. Enfin, la mort de Mouammar Kadhafi lui-même, le 23 octobre 2011, n’a pas révélé tous ses mystères.
Beaucoup de questions qui ne provoquent même pas un haussement d’épaules chez Moustapha et Marouan. Le kadhafiste Marouan n’en veut même pas à Sarkozy d’avoir retourné sa veste face au Guide : « C’est le jeu de la politique. Il faut toujours miser sur le gagnant. »