Luanda Leaks : « Il y a beaucoup d’espoir dans le pays »

Estelle Maussion est journaliste, correspondante de Radio France internationale et de l’agence France-Presse – installée à Luanda depuis 2012. En 2019, elle a publié « La dos Santos Company – mainmise sur l’Angola » aux éditions Karthala.

Pour Estelle Maussion, l’Angola est un État particulier en Afrique : porte d’entrée de la Chine sur le continent africain, il se trouve aussi à un moment clé où les choses pourraient s’améliorer pour la population lésée. (© aucomptoirangolais.wordpress.com)

woxx : Est-ce que le changement de régime en Angola, après le départ de José Eduardo dos Santos, est réel – ou est-ce juste une continuité du régime MPLA ?


Estelle Maussion : Il y a quand même eu des changements. Pour les expliquer, il faut savoir que José Eduardo dos Santos a tout de même été au pouvoir pendant 38 ans, pour vous faire imaginer à quel point il semblait parti pour rester encore longtemps. En ce sens, le fait qu’il a pris la décision de ne pas se représenter aux élections de 2017 et que quelqu’un d’autre assure maintenant la présidence, c’est vraiment un tournant indéniable pour l’Angola. Cela dit, c’est un tournant particulier, puisque son successeur João Lourenço est issu du même parti que dos Santos, le MPLA (Mouvement pour la liberté de l’Angola). Il a clairement évolué dans ce parti, dont il a été le secrétaire général, et il a exercé la fonction de ministre de l’Intérieur de dos Santos. Donc un pur produit du système. Pourtant, Lourenço s’est toujours présenté comme le candidat de la rupture. Dès ses premiers meetings de campagne, il s’en est pris à la corruption. Il a continué de le faire lors de son accession au pouvoir et il continue toujours. Ses premiers mois de présidence ont vu des changements importants : il y a eu le limogeage d’Isabel dos Santos de la compagnie nationale pétrolière Sonangol et celui du fils de l’ancien président José Filomeno du fonds souverain angolais. Ça, c’est pour les ruptures les plus fortes – mais il y en a eu en cascade. En fait, il y a eu des dizaines et des dizaines de licenciements. Que ce soit au sein de l’armée, de toutes les entreprises nationales, des médias publics ou encore dans les administrations, il y a eu un grand ménage.

« Lourenço veut davantage se conformer aux standards internationaux. »

Cela veut-il dire qu’il y a une réelle volonté de procéder différemment ?


Oui, Lourenço veut davantage se conformer aux standards internationaux. C’est-à-dire faire des appels d’offres dans les règles, et même les refaire si nécessaire. S’y ajoutent des réformes, comme des privatisations qui sont censées rendre l’économie plus transparente et plus en accord avec les standards en vigueur. Tout ça représente quand même un changement, à mon avis. Il y a beaucoup d’espoir dans le pays, parce qu’il s’y passe vraiment quelque chose. Après, il faut voir si Lourenço va réussir son pari.

Est-ce que les partisan-e-s des dos Santos ont plié ou est-ce qu’ils et elles essaient de dénigrer le nouveau régime pour les faire revenir au pouvoir ? Des efforts de propagande via les réseaux sociaux, notamment WhatsApp, ont été relayés dans les médias. 


C’est évident qu’il y a des tensions entre les soutiens des dos Santos et ceux du nouveau président. L’épisode auquel vous faites référence s’est passé lors d’un discours de João Lourenço devant la jeunesse du MPLA. C’était une situation tout à fait classique, mais à la fin il a fait quelque chose que je n’avais vu en Angola ni chez lui ni chez dos Santos : il a apparemment improvisé et a eu des mots très violents. Il a dit que les appels à manifester distribués un peu partout dans le pays étaient orchestrés par l’étranger, par des gens qui étaient opposés à ses réformes. Sans les nommer, il visait directement les dos Santos. Je l’interprète comme le signal qu’il y a des tensions entre les deux camps, mais plus encore comme une fébrilité de João Lourenço. C’est-à-dire qu’il a besoin de soutiens populaires et de se trouver des alliés s’il veut mener à bien ses réformes.

Lequel des deux camps est selon vous apte à l’emporter ?


C’est difficile de dire qui va gagner. Lourenço a hérité du système dos Santos, donc d’un système qui lui confère tous les pouvoirs. Il a les moyens, s’il place ses gens de confiance aux bons endroits, de provoquer un vrai changement. Mais ce qui est difficile à mesurer, c’est la capacité de réaction, de manœuvre et de défense des personnes qui ont profité du système dos Santos et qui aujourd’hui sont mises en difficulté.

Est-ce que l’ancien régime dispose encore de tant de relais ?


Ce n’est pas évident. Officiellement, tout le monde embrasse la politique du nouveau président. Cela tient aussi à l’image de façade homogène du MPLA. Mais cela ne veut pas dire qu’à l’intérieur, il n’y ait pas des gens qui ne soient pas très gênés. Je ne sais rien de leur nombre ou de leur pouvoir, mais il est clair que quand on veut mettre fin à un système marqué par l’opacité, par un certain degré de corruption et par la confusion entre intérêts privés et nationaux, on va déranger les intérêts de gens qui sont encore puissants. Il va devoir composer avec chacun. Quant aux dos Santos, c’est compliqué, car beaucoup sont à l’étranger : José Eduardo, ses filles Tchizé et Isabel – José Filomeno est le seul resté au pays. Mais le fait qu’ils ne sont pas à Luanda ne veut pas dire qu’ils n’ont pas des appuis et des relais sur place pour protéger leurs intérêts.

« Entre le MPLA et le parti communiste chinois, il y a plus de ressemblances qu’on pourrait le croire à première vue. »

Pour revenir aux années dos Santos : un régime kleptocrate n’existe pas dans le vide – à quel degré la communauté internationale, et en particulier l’Occident, a-t-elle toléré ce régime ?


Je n’emploie pas dans mon livre le mot kleptocrate. C’est un régime né dans un contexte particulier de guerre civile, nourri d’un accès privilégié à des ressources naturelles accaparées par une élite. Ce système est fondé sur l’opacité, une dose de corruption et le mélange des intérêts publics et privés. Pour moi, ce sont les marqueurs très forts de ce régime. Mais ce système n’est pas spécifique à l’Angola : il est mondialisé et international. Dans le sens où les membres de la famille disposent de ramifications et de réseaux à l’étranger. Dès lors, la tolérance prend différentes formes : il y a des gens qui font des affaires avec le clan, en Europe ou en Chine par exemple. Mais il y a aussi le fait de fermer les yeux pour des raisons diplomatiques. Il y a une relation qui est très spéciale aussi, c’est celle avec le Portugal. Ce qui est très frappant, c’est de voir comment les élites des deux pays sont très interconnectées et que la crise économique au Portugal a permis de bonnes affaires aux riches Angolais-e-s dans ce pays – dont Isabel dos Santos. Car elle est aussi une actrice de poids dans l’économie portugaise. Il y a eu une connivence entre les deux pays – et maintenant le Portugal est exposé à une réalité complexe : d’un côté il faut garder des bonnes relations avec Lourenço, et de l’autre il faut protéger les intérêts privés de dos Santos.

Vous faites aussi un parallèle avec la Chine – dont le régime, communiste à la base, s’est ouvert brutalement au capitalisme. 


Ce qui est très intéressant, c’est que la Chine est un partenaire important pour l’Angola, et cela depuis la guerre civile. Mais le moment crucial, c’est au lendemain de la guerre en 2002, où l’Angola compte sur ses réserves pétrolières pour se reconstruire et que le prix du baril est haut : les besoins sont tels que tout de même le pays a besoin d’aide internationale. Au début, l’Angola se tourne vers le club de Paris et le monde occidental. Mais ça ne marche pas, parce que l’Occident veut imposer ses conditions, notamment sur la transparence des fonds publics. À ce moment, la Chine va entrer dans le jeu et prêter de l’argent sans poser de conditions et devenir un allié de poids pour le pays – au point où l’on parle de ‘modèle angolais’ quand on évoque des contrats ‘pétrole contre infrastructures’. Cela s’est développé en Angola, mais plein d’autres pays comme l’Éthiopie y ont eu recours. Mais l’Angola a été une des portes d’entrée de la Chine en Afrique. Et la reconstruction a été un succès : chaque province du pays a son aéroport, des kilomètres de routes, des stades. De l’autre côté, les conditions de prêt n’étaient pas publiées – donc chacun y trouvait son compte. Pour le volet idéologique, ce qui est très frappant, c’est que dans les deux cas il y a des partis-États, dans les deux cas communistes à la base, mais dans les faits les fonctionnaires du parti pratiquent le capitalisme ouvertement. À l’intérieur, on retrouve aussi la même culture du chef et le même besoin de se représenter comme un parti uni qui ne parle que d’une seule voix – alors qu’on sait qu’à l’intérieur, il y a d’énormes rapports de forces qu’on tente de minimiser. Donc, entre le MPLA et le parti communiste chinois, il y a plus de ressemblances qu’on pourrait le croire à première vue.


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