Où va la gauche ? : Mettre la question démocratique au centre

Les élections passées ont vu la gauche radicale stagner à un niveau relativement bas. Il est temps de se poser les bonnes questions – et de passer à l’offensive.

Pas de quoi se démarquer des autres… la campagne de Déi Lénk pour les élections parlementaires de 2018. (Photo : Wikipédia)

À la question de savoir à quels facteurs est due la « division pathologique de la gauche », Íñigo Errejón répond : « À la difficulté quasiment génétique de concilier les principes avec le pragmatisme afin de les appliquer. Si t’as seulement le pragmatisme, tu peux devenir cynique, mais si t’as uniquement des convictions morales, tu peux vite devenir fanatique. Il faut se rendre compte que la réalité ne sera jamais aussi belle que les convictions que tu portes, mais toujours un peu plus contradictoire, à mi-chemin. La gauche a traditionnellement pensé que la vérité était acquise, et que celui qui s’écartait de cette vérité – ne serait-ce que d’un millimètre – était un vendu. Comme si ce qui définissait le mieux le fait d’être de gauche était le fait que ton voisin ne l’est pas. »

Dans l’interview avec « El País » du 5 août, Errejón, ancien secrétaire politique et ancien député de la formation politique espagnole Podemos, revient sur la situation politique compliquée du pays et sur sa rupture avec Podemos. Après avoir fait partie du cercle dirigeant du parti depuis sa fondation, il avait, en janvier de cette année, annoncé publiquement sa démission en tant que parlementaire. La raison ? De profondes divergences d’ordre stratégique, surtout.

Lui-même adepte d’une stratégie ouvertement populiste, il a été tenu en échec par Pablo Iglesias, secrétaire général du parti, défenseur d’une ligne plus proche de la gauche traditionnelle et rival interne d’Errejón depuis longtemps.

Depuis les élections législatives d’avril 2019, la question d’une participation au gouvernement et des conditions d’une telle participation divise la gauche radicale. Les élections ont vu gagner le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol), mené par Pedro Sánchez, sans toutefois – chose rare dans l’histoire espagnole récente – qu’il atteigne une majorité absolue.

« Il faut se rendre compte que la réalité ne sera jamais aussi belle que les convictions que tu portes. »

Afin de pouvoir gouverner, les socialistes espagnols ont donc besoin du soutien, ou du moins de l’abstention lors de l’investiture, de Podemos et de plusieurs petits partis catalans et basques. Après l’échec des négociations entre le PSOE et Podemos, un premier vote d’investiture n’a pas permis à Sánchez de devenir président du gouvernement.

Les négociations continuent, mais s’annoncent d’ores et déjà très difficiles. Or, de nouvelles élections risqueraient de renforcer la droite, et avant tout la nouvelle formation d’extrême droite Vox.

Au Luxembourg, la question d’une participation de la gauche radicale à un quelconque gouvernement ne se pose pas – même si certains, à droite, ont tenté de brandir le spectre d’un « Gambia Plus », d’une coalition DP-LSAP-Déi Gréng avec le soutien de Déi Lénk, en vue des dernières élections. Non seulement la coalition sortante a réussi à sauver les meubles, notamment grâce au bon résultat des Verts, mais le résultat plutôt décevant de la formation de gauche radicale n’en aurait pas non plus fait un partenaire de négociations intéressant, le Parti pirate l’ayant devancée.

Le piètre résultat de Déi Lénk aux élections parlementaires était dans la continuité de celui des élections communales – et s’est répété aux élections européennes. Ce qui était déjà prévisible au moment des communales s’est confirmé au fil des élections : Déi Lénk, jusque-là en légère mais constante progression, stagne à un niveau relativement bas. Comme son pendant allemand, le parti n’arrive pas à tirer profit du déclin apparent de la social-démocratie et à s’imposer comme alternative réelle à gauche.

Sans surprise, les mauvais résultats entraînent une remise en question de la ligne politique des dernières années et relancent le débat sur les choix stratégiques, chose qui ne peut que se révéler salutaire à long terme.

Dans le cadre d’une analyse des résultats des élections européennes, le militant et syndicaliste Alain Sertic pointe du doigt une certaine social-démocratisation de la gauche dite radicale : les positions trop conciliantes de celle-ci par rapport à l’Union européenne ainsi que l’absence de refus catégorique face à une hypothétique participation à un gouvernement de coalition affaiblirait le parti à la longue, tout comme l’absence d’une stratégie claire et cohérente.

« Les mauvais résultats relancent le débat sur les choix stratégiques – chose qui ne peut que se révéler salutaire à long terme. »

Dans une interview conçue comme réponse à la contribution de Sertic, le député Marc Baum soutient au contraire qu’en termes de radicalité, les programmes respectifs pour les européennes et les législatives allaient plus loin que d’autres dans le passé. Il reproche leur peur du succès à « certains activistes » pour qui « on ne peut qu’être honnête tant qu’on ne fait pas plus qu’un ou deux pour cent et qu’on est donc radical et du bon côté ».

Et Baum d’affirmer que oui, Déi Lénk serait prêt à gouverner s’il le fallait, même si non, la gauche radicale n’a pas toujours su tirer profit de ses participations à des gouvernements à travers le monde.

Par ailleurs, l’université d’été de Déi Lénk qui s’est tenue fin juillet était, en partie, consacrée à la question des choix stratégiques. En automne, un séminaire est censé concrétiser ces débats d’ordre théorique. Après trois élections qui se sont succédé dans un court laps de temps, l’heure du questionnement est donc venue.

La base de tout raisonnement stratégique est l’analyse de la situation actuelle dans laquelle se trouve le parti, mais aussi de l’environnement dans lequel il opère. Il y a tout d’abord le cadre très spécifique du Luxembourg, paradis fiscal en plein cœur de l’Europe. Une place financière qui, du moins dans l’imaginaire collectif, garantit un certain niveau de vie. Une population autochtone appartenant généralement aux classes moyennes et moyennes supérieures et profitant de ce niveau de vie. Un salariat en majorité non luxembourgeois, dont une part considérable réside en dehors des frontières du pays. Le contexte est connu, nul besoin de rentrer dans les détails.

Photo : Déi Lénk

Il y a, ensuite, la situation politique au lendemain des trois élections : communales, parlementaires et européennes. Tandis que le déclin du CSV s’est poursuivi, le DP a su maintenir sa position forte. Si l’ADR n’a pas su enclencher une dynamique à droite comme dans d’autres pays européens, il y a eu l’émergence d’un Parti pirate qui flirte ouvertement avec le populisme, en rejetant le clivage gauche-droite et en siphonnant des voix autant à gauche qu’à droite.

Plus à gauche, le déclin lent mais constant du LSAP se poursuit, et ce malgré une campagne pour les élections parlementaires très marquée à gauche. Les Verts, occupant une place de plus en plus centrale sur l’échiquier politique, ont su profiter de la « vague verte » et sont en nette progression.

La tactique de Déi Lénk, qui, surtout en vue des élections européennes, a essayé de se positionner en tant qu’alternative de gauche à Déi Gréng, n’a pas porté ses fruits. Le parti stagne à un niveau relativement bas. Son ancien concurrent, le KPL, semble voué à disparaître lentement mais sûrement si rien ne change.

« Le véritable enjeu doit être celui de récupérer les institutions démocratiques afin d’en finir avec les contraintes imposées par les intérêts de la place. »

Plusieurs enseignements sont à tirer de cette photo du paysage politique à la gauche du centre : premièrement, entre un LSAP qui, face à la menace, vire à gauche, et qui en plus possède l’atout d’éventuellement pouvoir réaliser ses promesses dans un futur gouvernement, et des Verts qui avec pragmatisme et portés par une dynamique européenne, sinon mondiale, occupent la quasi-entièreté du champ de l’écologie politique, Déi Lénk n’a pas su se faire de place.

Ensuite, la percée des Pirates montre qu’il y a, au Luxembourg aussi, un potentiel populiste et que la carte du « dépassement des vieux clivages » peut fonctionner. Avec sa campagne « proche du peuple » – beaucoup d’ouvriers et d’ouvrières auraient voté Pirate – et son programme « à la carte », le parti, qui se différencie beaucoup de son pendant allemand, a su capter une partie de l’électorat potentiel de Déi Lénk.

Comment sortir de l’impasse de la stagnation dans laquelle se trouve Déi Lénk actuellement ? On a beau marteler qu’il s’agit tout de même des meilleurs résultats que le parti ait jamais engrangés, cela ne suffira pas à changer la donne. Une fois la dynamique de la progression constante brisée, difficile de l’enclencher à nouveau sans changement de cap.

Qu’est-ce qui différencie Déi Lénk de tous les autres partis représentés au parlement ? Ni le progressisme politique, ni l’écologie, ni son côté social. Ce qui le différencie des autres, c’est son opposition fondamentale à la place financière. Sur ce point, Déi Lénk a non seulement toujours été plus ou moins cohérent, mais il a su aussi acquérir au fil des années de solides compétences sur le sujet. Et, contrairement à d’autres, le parti n’est pas gangrené par ses accointances avec la place.

Pour se démarquer des autres, quoi de mieux que de mettre la question de la place financière au centre du débat ? Tous les sujets brûlants au Luxembourg sont liés à cette question, de la crise du logement aux embouteillages. Et surtout, la question de la souveraineté démocratique, plutôt traitée sous l’angle du déficit démocratique par Déi Lénk jusque-là, est étroitement liée à celle de la place financière, toutes les institutions du pays, du parlement au Conseil d’État, étant infiltrées et subverties par les intérêts de la finance.

Mieux, la question démocratique est une question qui, pensée jusqu’au bout et surtout au Luxembourg, revêt un caractère révolutionnaire, puisqu’elle remet en cause toutes les certitudes sur lesquelles est basé non seulement le « modèle luxembourgeois » – qui a troqué la souveraineté contre un certain niveau de vie –, mais tout le mode de production capitaliste.

Remettre la question démocratique au centre permet non seulement de dépasser l’éternel dilemme causé par le niveau de vie prétendument garanti par la place financière, mais aussi le clivage laissé par le référendum de 2015. Le véritable enjeu doit être celui de récupérer les institutions démocratiques afin d’en finir avec les contraintes imposées par les intérêts de la place et d’ouvrir un débat réel au sein de la société. Qui de mieux que Déi Lénk, en tant que seul parti qui ne s’est jamais compromis avec ces intérêts, afin d’ouvrir le débat et de remettre la question de la souveraineté démocratique au centre du jeu politique ?


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