Philosophie 
: Raconter après Auschwitz

Dans son dernier livre, le philosophe luxo-américain Rodolphe Gasché se penche sur le mutisme de rescapés d’Auschwitz.

Vue aérienne des trois camps principaux d’Auschwitz, prise depuis un avion de reconnaissance de l’armée de l’air sud-africaine. (Bildquelle : wikimedia.org/ U.S. National Archives and Records Administration)

La faculté de transformer sa vie en récit intérieur, et ainsi de lui donner un sens et d’interagir avec ceux et celles qui nous entourent en le partageant, a longtemps été considérée comme une qualité « intrinsèque » de l’être humain, comme le rappelle Rodolphe Gasché dans son dernier livre. La philosophie même est en partie fondée sur cette évidence apparente. Sortir du récit est vu comme le geste inaugural de la philosophie qui s’est constituée à partir du rejet des mythes présocratiques, « la forme narrative dans laquelle la question de l’Être a trouvé sa première formulation » et au profit de questionnements. Simplement parce que raconter l’Être, selon les Anciens, c’est passer à côté de lui.

À partir du moment toutefois, où raconter relève de l’impossible, les choses se compliquent. Dans « Storytelling – The Destruction of the Inalienable in the Age of the Holocaust », Rodolphe Gasché se penche sur les personnes rescapées d’Auschwitz, parfois murées dans le silence, souvent prêtes à témoigner, toujours dans l’embarras de faire sens de cette expérience.

Walter Benjamin, l’un des théoriciens du récit vers lequel Rodolphe Gasché se tourne pour en explorer la nature même d’un point de vue philosophique, a écrit sur le mutisme de la génération de 1914-1918 au retour des champs de bataille. « Nicht reicher, ärmer an mittelbarer Erfahrung », les décrivait-il. « Eine Generation, die noch mit der Pferdebahn zur Schule gefahren war, stand unter freiem Himmel in einer Landschaft, in der nichts unverändert geblieben war als die Wolken, und in der Mitte, in einem Kraftfeld zerstörender Ströme und Explosionen, der winzige gebrechliche Menschenkörper. »

La spécificité d’Auschwitz, elle, réside dans son caractère « foncièrement insensé » – dans le fait que tout y était agencé de la façon la plus rationnelle pour mieux abolir la raison. « Le mutisme est causé par une détresse abyssale qui a son origine dans l’impossibilité de fournir une crypte à l’indicible », comme le formule Rodolphe Gasché. D’où le réflexe de reporter à plus loin, à tout jamais dans certains cas, le moment « où l’indicible saurait être rendu intellgible ». « Tout ce que le creux du mutisme demande est qu’on lui prête une parole pour que, s’affirmant, son mutisme puisse s’exprimer devant autrui et dans le même temps éviter toute violence », écrit encore Rodolphe Gasché.

Concevoir l’insensé

La vie dans les camps de la mort, encore une fois, avait cette spécificité que tout y était « orchestré afin d’empêcher toute prédicitibilité ». L’extermination des Juifs d’Europe, qui pour les nazis devait se poursuivre contre tout impératif économique ou militaire, relevait d’une « vollendete Sinnlosigkeit », comme l’écrit Hannah Arendt dans « Les Origines du totalitarisme ». Les camps n’avaient d’autre fin « qu’eux-mêmes ». En tant que lieux « où l’insensé est reproduit sur une base quotidienne ».

Impossible de trouver un sens à Auschwitz. Or, lier « insensé » et « Auschwitz » est une façon de le faire et de réduire l’expérience enfouie dans le mutisme des survivant-e-s. Dès lors, comment concevoir l’horreur insensée d’Auschwitz sans en effacer en même temps l’insensé ?

Auschwitz, écrit Rodolphe Gasché, a été dans un certain sens « une liquidation en vue de laquelle les victimes, en abolissant le sens qui leur est propre, ont procédé à leur auto-liquidation ». Auschwitz défie toute possibilité d’intelligibilité, retient le philosophe qui, en envisageant le problème sous cet angle, compte « échapper à la banqueroute de l’entendement et à la délégation de son intelligibilité à un pouvoir autrement plus élevé que celui de l’entendement humain ».

Si donc Auschwitz demeure incompréhensible pour ceux et celles qui y ont échappé, c’est que cet événement, aucune définition ne saurait le circonscrire. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’Auschwitz soit inintelligible. Bien qu’aucune définition ne saurait contenir cette expérience, on peut la rendre intelligible sans en réduire la portée.

Surtout que la volonté de comprendre persiste. Même si dans la littérature sur les camps, qu’il s’agisse de mémoires ou de témoignages, Hannah Arendt distingue une « tendance inhérente à prendre la fuite devant l’expérience ». En effet, « seule la peur anticipatoire » de ceux qui n’ont pas vécu ces atrocités « est en mesure de s’attarder sur ces horreurs » écrit-elle. Quant au survivant-e-s, c’est parce qu’il ne leur est pas toujours possible de « tenir intacte la distance requise pour se représenter l’objet » qu’ils sont réduit-e-s au mutisme, écrit Gasché. L’horreur de l’holocaust effraie « l’imagination, terrifiée devant la possibilité de rendre une nouvelle fois entièrement présent ce qui ne l’est plus ».

Raconter pour rester humain

(Foto : public domain)

Dès lors, est-il possible de transformer cette expérience en récit sans en enlever le caractère insensé ? Oui, répond Gasché, « tant qu’il est clair qu’aucun récit ne saurait en faire sens ». Seulement voilà, le problème, c’est qu’en addition « à l’horreur insensée qu’ils enduraient, [les survivants] ont traversé une expérience qui a rendu le processus de trouver un sens à ce qui est arrivé (…) insensé à son tour. » Parce que les mots, comme le formule la philosophe Ruth Klüger, citée par Gasché, « pourrissent rapidement dans notre bouche ».

Ce constat contraste avec l’expérience à l’intérieur des camps, où les récits faisaient partie de ce qui était toujours permis. Et où, par conséquent, « en racontant leurs histoires, les détenus cherchaient à résister à la suppression de leur humanité ». Sauf qu’évidemment, le désir frénétique de raconter dont témoigne Robert Antelme dans « L’espèce humaine », et qui s’emparait des détenus une fois en liberté, s’est trop souvent effrité, pour donner lieu au mutisme.

Pour Gasché, le mutisme des survivant-e-s n’est donc pas délibérément choisi pas plus qu’il ne saurait être transformé en son contraire, une fois « les circonstances adaptées et les bonnes questions réunies ». Et c’est à partir de ce constat que le philosophe luxo-américain entreprend de revisiter plusieurs théories de la narration. Afin, aussi de déterminer ce que signifierait le fait de ne plus être en mesure de transformer sa vie en récit. Sachant qu’un moi « n’est un moi qu’à condition de vivre dans des histoires ou d’avoir des histoires à raconter à autrui ».

À cette fin, Gasché distingue la capacité de transformer sa vie en récit d’un côté et le témoignage ou le fait de fournir de l’information de l’autre. « Storytelling – The Destruction of the Inalienable in the Age of Holocaust » réunit une série de conférences données par le philosophe sur les théories narratives de Wilhelm Schapp, Walter Benjamin et Hannah Arendt et contribue de cette façon à soulever les conséquences liées à la perte de la capacité (considérée comme inaliénable) de l’être humain à raconter, et ce à la fois du point de vue de l’humanité des victimes comme de celui de la philosophie.

Storytelling – The Destruction of the Inalienable in the Age of the Holocaust, Rodolphe Gasché, SUNY Series Literature…in theory, 160 p., 2018

Rodolphe Gasché est né à Luxembourg en 1938 et vit aux États-Unis comme professeur émérite de littérature comparée à l’Universitré d’État de New York (SUNY) à Buffalo. Il est le traducteur en allemand de Jacques Derrida, L’écriture et la différence. Parmi ses principaux ouvrages figurent Le Tain du miroir. Derrida et la philosophie de la réflexion, Inventions of Difference. On Jacques Derrida et Georges Bataille. Phenomenology and Phantasmatology.


Un entretien du woxx avec Rodophe Gasché est disponible ici.


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