Politique fiscale : Passif-agressif

Le Luxembourg, désormais élève modèle ou toujours acteur malfaisant qui sait mieux se cacher ? Une question difficile à trancher – mais dont la complexité peut s’illustrer par deux traitements de directives européennes.

Pas contents que leurs voix n’ont pas été entendues par le ministère des Finances : François Prum et Valérie Dupong pendant leur conférence de presse. (Photo : woxx)

« On touche à notre ADN. » En invitant la presse le 28 novembre dernier, ce qui est assez rare, le bâtonnier sortant François Prum et la vice-bâtonnière Valérie Dupong n’ont pas mâché leurs mots. Ils n’en reviennent pas que le gouvernement veuille transposer la directive DAC 6 – sur « l’échange automatique et obligatoire d’informations dans le domaine fiscal en rapport avec les dispositifs transfrontières devant faire l’objet d’une déclaration » – de façon trop exhaustive à leurs yeux. En effet, le projet de loi 7465, qui transpose la directive, imposera aux intermédiaires d’affaires et donc aussi aux avocat-e-s fiscalistes « d’informer les autorités fiscales de l’existence de structures transfrontalières de planification fiscale potentiellement agressives » – lesquelles autorités pourront par la suite procéder à des contrôles fiscaux ou changer la législation pour ne plus permettre de tels montages.

Et il est vrai que la transposition de la DAC 6 a semé un peu la panique dans la place financière. Trois des quatre Big Four, PWC, KPMG et Deloitte, ont mis à disposition des textes explicatifs sur la nouvelle loi à leur clientèle, suivis en cela par certaines grandes études luxembourgeoises, comme le cabinet Wildgen.

Pour le barreau, il ne s’agit pas d’information des autorités fiscales, mais de dénonciation. « Ce texte vise à dénaturer le métier de confident en délateur », s’exclame Prum, qui insiste sur le fait que son organisation n’a pas demandé une « Extrawurscht », mais seulement un alignement sur les transpositions faites en France ou en Autriche, où les avocat-e-s seraient exempté-e-s de cette obligation de dénoncer anonymement les client-e-s qui voudraient installer une telle structure au Luxembourg. Pour Prum, il suffirait de laisser aux avocat-e-s la possibilité de responsabiliser leur clientèle au lieu de les obliger à les dénoncer, même de façon anonyme, au fisc. Ce qui selon lui est impossible : « Le Luxembourg a essayé d’être plus catholique que le pape », s’insurge-t-il, en impliquant que la transposition serait motivée par des raisons liées à l’image du grand-duché, qui veut sortir du cliché de bad boy européen.

Pour Valérie Dupong, le problème est aussi essentiel : « On veut nous faire dénoncer des faits qui sont légaux. Or demander à un avocat de dénoncer quelque chose de légal est dangereux. » Et de rappeler que les structures doivent de toute façon être dénoncées par les autres intermédiaires, comme les cabinets d’audit. Un autre point critiqué est le manque de clarté quant à la définition d’une telle structure. Ce qui pour un-e avocat-e serait une structure légale et non agressive pourrait être dénoncé par un-e autre.

Informateurs ou délateurs, 
il faut choisir

Le barreau se trouve aussi conforté par l’avis de la Chambre de commerce sur le projet de loi, qui reprend partiellement son interprétation – contrairement à celui de la Chambre des salarié-e-s, qui évidemment le salue et encourage le gouvernement à aller plus loin encore. Et rappelle que « les avocats ne sont pas toujours des intermédiaires innocents en matière d’évasion fiscale, voire de fraude fiscale et de blanchiment d’argent. Il suffit de penser à la fameuse étude Mossack Fonseca, révélée par les Panama Papers ».

Finalement, deux points semblent le plus ennuyer le barreau : le fait que les besoins de l’administration fiscale soient placés plus haut que le secret professionnel et celui que son lobbying auprès du ministère des Finances n’a pas porté ses fruits jusqu’ici. Remarquons juste que la crainte du barreau que le projet passe devant la Chambre des député-e-s encore cette année semble infondée, vu que celui-ci n’est nullement inscrit au rôle des affaires. Seulement le projet de loi 7466, afférent à la transposition de la directive y figure jusqu’à présent.

Évidemment, le ministère des Finances ne partage pas l’avis du barreau. Interrogé par le woxx, Max Dörner, le responsable des relations avec la presse du ministère, relativise : « Le projet de loi prend en compte la situation spécifique des avocats. Ils ne sont nullement obligés de donner des informations nominatives. » Un autre son de cloche que celui du barreau, qui avait laissé l’interprétation de l’anonymat assez large : on aurait pu comprendre que c’est l’avocat anonyme qui serait obligé de dénoncer son ou sa client-e aux autorités fiscales. En réalité, les avocat-e-s doivent juste signaler au fisc s’ils estiment qu’une structure potentiellement agressive est en train d’être montée, sans donner de noms, juste des informations générales sur la structure en question.

Pour Dörner, le ministère des Finances a choisi le chemin du juste milieu entre les obligations émanant de la DAC 6 et le métier des avocat-e-s : « Le secret professionnel est pris en compte. De plus, nous nous sommes orientés dans le texte par rapport à la transposition allemande et nous protégeons plus la profession que la transposition belge, par exemple. Le secret professionnel est protégé aussi efficacement que possible. »

Donc, dans cette affaire, le ministère prend effectivement le risque de ne pas satisfaire les avocat-e-s, et surtout les fiscalistes entre eux et elles. Ce qui est louable, que ce soit pour des raisons d’image ou non : dénoncer des structures d’optimisation, voire de fraude fiscale est toujours un pas de plus vers la justice fiscale.

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Un juste milieu qui n’est pas 
du goût du barreau

Pourtant, il y a aussi des pas en arrière. En tout cas si l’on en croit le magazine « Politico ». Dans un article intitulé « Luxembourg Leads Charge against EU Tax Transparency », paru par coïncidence aussi le 28 novembre, jour de la conférence de presse du barreau, le journaliste expert en finances européennes et basé à Bruxelles Bjarke Smith-Meyer n’y va pas de main morte. Selon lui, le Luxembourg et son ministre des Finances, Pierre Gramegna, seraient responsables du blocage d’une directive instituant le « country-by-country reporting (CBCR) ». Revendication de longue date des ONG engagées pour la justice fiscale et d’un bon nombre d’économistes, le CBCR permettrait en effet d’harmoniser la fiscalité européenne en ne permettant plus aux entreprises de continuer à utiliser des niches et à mettre en concurrence les États membres pour diminuer leur assiette fiscale presque à zéro. Il est clair que le Luxembourg, entre autres, aurait beaucoup à perdre si un CBCR strict était établi – puisqu’un tel principe est contraire partiellement à son business model.

L’article accuse Gramegna de s’être rendu exprès à Bruxelles pour « torpiller » les efforts des autres États, avec l’argument que cette question devrait être débattue au sein du Conseil des ministres des Finances, l’Ecofin, et non au sein du Compet (le conseil des ministres de l’Industrie, ndlr). Une façon de temporiser avant l’arrivée du CBCR, voire de noyer le poisson en rendant les discussions aussi difficiles que possible ?

Pour le ministère des Finances et son service de relations avec la presse, rien n’est moins sûr : « Il convient de rappeler que le Luxembourg n’était pas le seul pays à s’opposer à ce que le Compet s’arroge la compétence de discuter d’une directive CBCR », explique Max Dörner. En effet, Chypre, la République tchèque, l’Estonie, la Hongrie, l’Irlande, la Lettonie, Malte, la Slovénie et la Suède se sont jointes dans une déclaration commune pour affirmer que l’Ecofin était le seul endroit où une telle directive pouvait être débattue. Ces pays invoquent des principes procéduraux découlant des traités européens pour cimenter leur opposition.

Une argumentation reprise par le représentant du ministère des Finances : « Le dossier est sur la table depuis un certain temps, sans que les États membres se soient exprimés d’une seule voix. L’Allemagne par exemple, si elle ne s’est pas jointe à l’opposition, s’est abstenue de voter. Pour le Luxembourg, la base légale n’est pas donnée pour discuter du CBCR dans ce cadre. Et il suit en cette matière la position du service juridique du Conseil européen, parce qu’il s’agit d’un dossier fiscal. »

Gramegna a-t-il torpillé le 
« country-by-country reporting » ?

Le deuxième argument utilisé par le ministère des Finances luxembourgeois est une vieille connaissance : le mantra du « level playing field ». Le grand-duché aurait aussi des réticences à instaurer le CBCR au niveau européen, car il faudrait « considérer les développements internationaux. Les États-Unis par exemple sont contre au niveau de l’OCDE. En ce sens, une démarche unilatérale de l’Union européenne serait mauvaise pour la compétitivité ».

Si le ministère admet qu’au niveau européen il y a deux écoles de pensée, ceux qui croient qu’un CBCR serait bénéfique à la compétitivité et ceux qui croient que ce serait la fin de leur modèle, la position du Luxembourg est la seconde pour des raisons évidentes. Pourtant, selon Dörner, le pays n’a pas claqué la porte ni d’ailleurs mené la charge contre la transparence fiscale : « Le ministre Gramegna s’est engagé pour que le sujet revienne sur la table à l’Ecofin. Reste à savoir si une telle démarche est possible avec la présidence croate qui va débuter bientôt. Mais l’ouverture est là », conclut-il.

Bref, on voit que le Luxembourg a abandonné son entêtement total contre tout changement au niveau des règles de transparence fiscale au niveau de l’Union européenne. Ces changements ne sont pas dus à sa bonne volonté, mais résultent de la pression exercée par la presse d’investigation, les campagnes des ONG et le changement d’opinion qui en est la conséquence. Mais on a vu aussi que cette marche vers plus de transparence et de fair-play fiscal est encore longue et que dans certains dossiers, le grand-duché hésite toujours à sauter le pas. Est-ce une tactique pour sauver les meubles tout en préservant les apparences ? En tout cas, c’est un numéro d’équilibriste permanent, et certains moments de vérité pour le pays arriveront sans doute dans un avenir proche. Par exemple quand la nouvelle Commission européenne discutera de la fin ou non de l’unanimité dans la prise de décisions fiscales au niveau de l’Union européenne. Jusqu’ici, le Luxembourg s’y est opposé farouchement.


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