Réfugié-e-s
 : « C’est souvent l’humain qui se perd »


Incontournable quand il s’agit d’organiser la médiation entre les réfugié-e-s et la population locale, Frédérique Buck est en train de monter son documentaire « Grand H » pour donner la parole aux acteurs sur le terrain.


Engagée déjà bien en amont de la prétendue « crise des réfugié-é-s » Frédérique Buck est à l’origine des initiatives « Open Home – Oppent Haus », « iamnotarefugee » et a réalisé le documentaire « Grand H ». (Photo : © Sven Becker)

woxx : Comment l’idée de réaliser « Grand H » vous est-elle venue ?


Frédérique Buck : C’est pour répondre à des questions d’ordre moral que je me suis posées dès mon travail sur la campagne de sensibilisation ‘iamnotarefugee.lu’ que j’ai commencé à développer le documentaire. La question de l’humanité par rapport au système mis en place autour de l’accueil des personnes déplacées et le processus d’obtention de la protection internationale est une question qui nous est posée quotidiennement ici au Luxembourg et en Europe, et d’ailleurs de manière croissante vu le durcissement des politiques migratoires. Certains parlent d’un conflit insoluble. En Europe, mais aussi au Luxembourg, les demandeurs et demandeuses d’asile sont dans une position très vulnérable liée à l’incertitude totale quant à l’obtention de leur statut et aux conditions de vie qui leur sont imposées. Les difficultés que rencontrent les demandeurs, demandeuses et bénéficiaires de protection internationale sont multiples et multisectorielles : la durée des procédures d’obtention du statut de réfugié-e qui minent l’individu, le refus de dépôt de cette demande (les personnes « dublinées »), le refus de cette protection avec les retours forcés (la distinction entre « vrais » réfugié-e-s et migrant-e-s dits « économiques, structurels »), les conditions de vie très difficiles des réfugié-e-s dans les foyers d’accueil à moyen terme, la recherche désespérée d’un logement, d’un emploi, sans oublier le mal du pays, l’isolement affectif et social.

Quel rapport avec votre film ?


Pour mon projet précédent, ‘iamnotarefugee.lu’, j’ai donné une voix à celles et ceux qui n’en avaient pas dans les médias : les réfugié-e-s. J‘ai ainsi développé un nouveau narratif pensé comme un contrepoids au narratif populiste toxique – ce qui correspond aussi à mon métier de consultante et conceptrice média. Quand on parle migration, on entend presque seulement les politiques – souvent celles et ceux qui ne savent pas de quoi ils parlent, ou qui ne veulent pas de migrants. Malheureusement, les politiques qui sont plus progressistes n’ont pas le courage de le dire haut et fort. Cela doit changer. En tout cas, celles et ceux qu‘on n’entend quasi jamais s‘exprimer dans les médias, ce sont les réfugié-e-s. ‘I‘m not a refugee’ entendait casser la catégorisation inhérente au terme de ‘réfugié-e’. J’ai durant 18 mois interviewé, écouté et donné la parole à vingt demandeurs, demandeuses et bénéficiaires de protection internationale. Parallèlement, j’ai cofondé différentes initiatives actives tant dans l’accueil que l’intégration de personnes déplacées, dont OH Open Home – Oppent Haus. Je pense bien connaître cet univers complexe souvent violent et déshumanisant fait de numéros de dossier, de procédures légales, administratives, de lois qui souvent heurtent et même brisent les individus concernés. ‘Grand H’ est là pour recueillir la parole de celles et ceux dont on entend encore moins parler : celles et ceux qui s’engagent. Que ce soit à un niveau professionnel ou privé. Des personnes totalement hors du commun que je connais bien pour la plupart, puisque nous travaillons beaucoup ensemble sur le terrain. Des personnes qui, il faut le dire, se consacrent entièrement et de manière totalement honnête à soutenir les nouveaux-elles arrivant-e-s.

« Ce sont les résidents qui apportent l’humanité ».

Comment avez-vous articulé cette prise de parole ?


J’ai mené des interviews avec une quinzaine de personnes, dont seulement une est un réfugié irakien en attente de son statut de réfugié. Le reste sont des citoyen-ne-s qui se sont engagé-e-s à travers la plateforme ‘OH Open Home’, une enseignante en classe d‘accueil pour jeunes exilé-e-s, un psychiatre, un avocat spécialisé dans le droit d‘asile, des représentantes d’ONG (Oppent Haus, Passerell asbl, Catch a Smile asbl et Sportunity asbl), une journaliste connaissant bien la question migratoire et un employeur qui a engagé des réfugié-e-s. Abdu Gnaba, un anthropologue, pose son regard externe sur leur engagement, mais aussi sur le conflit entre le système et l‘humanité, une question éminemment européenne. On pense toujours que les réfugié-e-s sont bien accueilli-e-s au Luxembourg, puisqu‘on qu’on ne les voit pas. Qu‘ils vont bien puisqu‘ils sont dans le pays le plus riche du monde. D‘ailleurs, la question migratoire, la thématique des réfugié-e-s ont quasi disparu des médias. Et c’est vrai qu’ils/elles ne sont pas obligé-e-s de dormir à la rue, comme en France ou en Belgique – ici la situation matérielle est bien meilleure, c‘est évident. Mais on ne peut pas réduire la question de l‘accueil à des considérations matérielles. Tout est difficile pour les demandeurs et demandeuses de protection internationale, par rapport à un système qui les dépasse dans bien des cas. Car si vous avez une masse hétéroclite de gens qui arrivent dans un système administratif, c’est souvent l’humain qui se perd, peu importe le système. Se retrouver dans un système où l’on ne sait pas si on va pouvoir rester pendant des années parfois, c’est un cauchemar et aussi une violence mentale insidieuse. Une violence qui se glisse petit à petit dans les consciences et qui peut varier selon le traumatisme vécu par ces personnes dans leurs pays d’origine respectifs ou lors de leur trajet migratoire. Ce que je constate depuis deux ans, c‘est que la société civile joue un rôle énorme. Ce sont les résident-e-s qui apportent l‘humanité et qui connectent les nouveaux et nouvelles arrivant-e-s à notre société en les soutenant souvent contre vents et marées pour le logement, le travail, les liens émotionnels et sociaux, les procédures administratives liées à l‘obtention du statut de réfugié-e ou les regroupements familiaux. Donner la parole à des citoyen-ne-s très engagé-e-s me semble un angle inédit et un éclairage intéressant.

« ‘Grand H’ ne dessine pas un tableau rose de 
la situation »

N’est-ce pas une compromission d’avoir aussi ajouté un entretien avec le ministre chargé de ce dossier ?


Non : non seulement chacun a son rôle, sa responsabilité dans la question migratoire, mais chaque rôle est différent. C‘est important de le comprendre. Je ne suis pas dans une logique d‘affrontement, ce serait trop facile, simpliste et de surcroît peu porteur. Je crois plus au dialogue franc, cartes sur table, afin d‘avancer. Nous sommes nombreux-ses à très bien travailler et de manière quotidienne avec Jean Asselborn, qui – dans le cadre légal qui est le sien – prend ses latitudes, de plus en plus d‘ailleurs et qui garde une oreille ouverte, notamment pour des cas très compliqués. Nous ne sommes pour autant pas toujours d‘accord, exprimons clairement ce désaccord ou notre incompréhension, ce qui mène à des échanges intéressants et fructueux. ‘Grand H’ n’est pas un film pour ou contre le ministre ou contre le système. Nous sommes dans un État de droit et nous avons besoin d’un système basé sur des critères. Le fait est qu‘il est dans bien des cas déshumanisant et qu‘il faut en parler, lancer les discussions, le réhumaniser au possible. ‘Grand H’ n‘est pas non plus un film d’un ‘Gutmensch’ sur d’autres ‘Gutmenschen’ – je ne me vois pas dans ce rôle du tout et je ne me vois pas entourée de pareilles personnes. Je me vois entourée de personnes qui s’engagent et qui prennent des responsabilités, souvent à leurs dépens d‘ailleurs en termes de temps et d‘émotions investis. Des gens qui assument leur responsabilité citoyenne. ‘Grand H’ ne dessine pas un tableau rose de la situation, mais essaie de refléter un bout de cette réalité complexe et de mettre en branle des réflexions sur cette réalité.

Un système qui permet aussi d’enfermer des enfants dans un centre de rétention tout de même…


Oui, c’est vrai. C’est possible dans de nombreux pays européens, malheureusement. Cette loi a été votée par la Chambre des députés. On a les politiques pour lesquels on vote, donc votons en conséquence et veillons au respect des droits de l‘homme. Les citoyens ont aussi leur responsabilité. Les politiques migratoires se durcissent partout en Europe. Si on n’est pas d‘accord, il faut réagir et le refuser haut et fort. Chacun peut s‘indigner et agir en conséquence en élevant la voix, en votant, en s‘engageant.

Sortie : juin 2018. 
https://www.facebook.com/GrandHdoc

« Grand H » avec Marianne Donven, OH Open Home, Li Schiltz, psychologue et bénévole auprès de Catch a Smile asbl, Salam Jabbar, demandeur de protection internationale, Claudie Reyland, citoyenne engagée, Dolfie Fischbach, citoyenne engagée, Cassie Adélaïde, juriste auprès de Passerell asbl (Pink Paper), Laurence Bervard, journaliste chez Reporter, Martine Neyen, citoyenne engagée, Abdu Gnaba, anthropologue, Paul Hentgen, psychiatre, Karolina Markiewicz, enseignante en classe d’accueil pour jeunes exilés, Dee Dee Ostrowska-Abdulhusein, Sportunity asbl, Michel Reckinger, entrepreneur, Franck Wies, avocat, et Jean Asselborn, ministre des Affaires étrangères, de l’Immigration et de l’Asile.

Table ronde OH – Open Home samedi 3 mars de 15h30 à 17h au Festival des migrations, Luxexpo : « La crise du logement vue par les personnes vulnérables : défis, freins, pistes ». Intervenant-e-s : Marianne Donven (OH), Gilles Hempel (AIS), Jean-Paul Jost (commune de Schuttrange) et Max Hahn (DP). Modération : Laurence Bervard – journaliste chez Reporter.


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