Garer Quartier : « Donner la parole à ces individus diabolisés »

La gare centrale de Luxembourg-Ville est leur quartier : à partir de février, la journaliste Paca Rimbau et le photographe Gilles Kayser présenteront leur regard sur ce lieu controversé dans le woxx. Dans l’interview, les deux en révèlent plus sur leurs intentions et leurs rencontres.

Un des personnages du quartier gare à Luxembourg-Ville, photographié par Gilles Kayser. (Photo : Gilles Kayser)

woxx: Ces derniers mois, la polémique sur la sécurité dans le « Garer Quartier » à Luxembourg-Ville, mais aussi dans la capitale en général, s’est intensifié. Paca et Gilles, quel est votre point de vue sur les débats en cours ?

Paca Rimbau : Toutes les gares du monde sont des points de rencontre, de circulation : il y a des voyageurs et des voyageuses, des trafiquant-e-s de toutes sortes. Depuis toujours les quartiers de la gare sont aussi un lieu de rencontre pour les immigré-e-s qui cherchent le contact avec d’autres, mais aussi pour des personnes dans des situations de détresse. Il n’y a jamais eu assez de structures pour accueillir ces gens qui se retrouvent dans la rue. Il ne faut pas oublier que le quartier de la gare est un quartier fondateur pour l’économie de la ville de Luxembourg, c’est aussi un quartier multi – et interculturel, convivial, dynamique – pour faire court, c’est un lieu de vie. Aujourd’hui, il est souvent décrit comme un enfer. Pour moi, c’est un affront pour toutes les personnes qui ont bâti le quartier gare et qui continuent à le faire. Il y a certainement parmi eux et elles des personnes qui trafiquent par nécessité ou qui souhaitent le faire, quelle qu’en soit la raison. Gilles et moi, on veut donc donner la parole à ces individus diabolisés et stigmatisés. Selon nous, il faut que les personnes qui sont l’objet du jugement de la population et de la politique s’expriment. Souvent elles ne sont pas les acteurs de leur propre histoire, surtout dans les médias.

Gilles Kayser : Nous parlons trop rarement des problèmes structurels qui sont à la base de la situation de ces personnes, ou de leur santé mentale. Les concerné-es n’ont pas les moyens de guérir. C’est ce qui me dérange dans les débats sur le quartier de la gare ou sur la mendicité : la plus grande partie de la population ne sait pas ce que signifie la pauvreté. Au contraire, elle réclame plus de présence policière. Pour moi ces débats sont une guerre ouverte contre la population la plus vulnérable du Luxembourg.

Paca, vous avez déjà parlé à plusieurs reprises avec des habitant-e-s du quartier de la gare pour le woxx (« Que reste-t-il de nos amours ? », 1999-2000, 2019-2020 et 2022). En quoi ce nouveau projet est-il différent?

Paca Rimbau : A l’époque déjà, certaines personnes s’inquiétaient pour le quartier et elles évoquaient aussi la gentrification. Une partie d’entre elles a quitté la gare pour différentes raisons, d’autres l’ont rejointe. Ce dernier groupe n’a souvent aucun lien avec le quartier et n’accepte pas qu’il y ait aussi des coins moins pittoresques. J’ai trouvé intéressant de parler avec ceux et celles qui ont vécu cette évolution de près. Au cours des discussions, enrichies par les photographies de Paulo Lobo, il est presque toujours ressorti que la situation dans le quartier s’est détériorée, que la pauvreté augmente et que les magasins traditionnels doivent céder la place à des commerces temporaires. Même si les personnes que j’ai interviewées pour les séries précédentes étaient solidaires des habitant-e-s et portaient un regard critique sur la stigmatisation de leur quartier, elles ne faisaient pas partie des gens qui sont au centre des débats critiques. C’est donc grâce à Gilles, qui a initié ce projet, que je porte maintenant mon regard sur ces personnes-là.

Comment abordez-vous le sujet cette fois ?

Paca Rimbau : Nous ne voulons dans aucun cas exposer les gens comme dans un cirque ou un zoo. On se laisse plutôt guider par les témoignages et les images que les personnes veulent nous livrer.

Gilles Kayser : On essaie d’abord d’établir des connexions humaines, afin que les gens se sentent en sécurité et à l’aise pour raconter leurs histoires.

« Celui qui juge la consommation de drogues doit aussi réfléchir à ce que ces personnes ont enduré. »

Pourquoi l’interview avec Jorge, le propriétaire du Café du Globe, marque-t-elle le début de votre série d’entretiens ?

Paca Rimbau : C’est un bon point de départ : certains cafés, comme le Globe jouent un rôle important dans le quartier. Ce sont des lieux de rencontres, parfois aussi de conflits. Même si les propriétaires des cafés n’appartiennent pas à la communauté que la majorité de la population essaie d’éviter, il s’agit de témoins importants du quartier. Les propriétaires sont souvent la « famille » vers laquelle se tournent les personnes en détresse, qui nʼont pas de refuge.

Gilles Kayser : Je considère Jorge comme un historien qui a été témoin de nombreuses histoires du quartier.

Qu’espérez-vous apprendre de ce travail ?

Paca Rimbau : Les personnes dont on parle se trouvent dans la position du perdant et, comme on dit : « Ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. » Je vois les choses différemment : nous contribuons toutes et tous à la création de l’histoire et de la mémoire collective. Je veux donc explorer les fossés entre le riche et le pauvre, le laid et le beau, la peur et la réalité. Le discours général et politique sur le quartier gare nous empêche d’aller les uns vers les autres, de nous comprendre. Quels sont les besoins des personnes marginalisées ? Quelles sont leurs craintes et leurs espoirs ?

Gilles, quelles sont vos impressions en tant que photographe qui d’une part illustre les interviews de Paca et qui d’autre part réalise ce mois-ci les dernières de couvertures du woxx sur le sujet ?

Gilles Kayser : Comme Paca et moi sommes actuellement à l’étranger, je ne l’ai accompagné que pour une seule interview, celle avec Jorge. Dans ce cadre, je me considère comme un observateur. En ce qui concerne les dernières de couvertures, j’habite rue Adolphe Fischer et je me promène donc tous les jours dans le quartier, généralement avec mon appareil photo. Les contacts avec les personnes marginalisées du quartier de la gare sont intenses. Quand tu leur parles, tu te rends vite compte que la plupart a bon cœur et essaie juste de survivre. Si tu t’intéresses sincèrement à leur histoire et à leur personne, des liens se créent et les personnes sont prêtes à se faire photographier. Je pense entre autres à Benoît, un homme que je rencontre souvent. Il m’a dit une fois : « Photographie-moi, raconte mon histoire ! »

Lʼidée dʼaller à leur rencontre, est-elle généralement partagée par la population ?

Gilles Kayser : J’ai plutôt le sentiment que la gentrification éloigne la classe ouvrière et les salarié-es à bas revenus du seul quartier qui leur reste à Luxembourg-Ville. Les consommateurs de drogues sont montrés du doigt, chassés, exhibés sur les médias sociaux. Tout cela se passe sans que l’on parle de leurs traumatismes. Celui qui juge la consommation de drogues doit aussi réfléchir à ce que ces personnes ont enduré. Il faut clairement plus de bienveillance.

Paca Rimbau : Ces personnes subissent une punition supplémentaire – ici je reviens sur le débat sur la mendicité. Personne n’est obligé de donner de l’argent. La société et la politique continuent à punir les groupes de personnes les plus vulnérables au lieu de promouvoir, par exemple, une culture de non-violence et de cohabitation, de compréhension mutuelle. Il faut davantage de possibilités de se rencontrer, de se reconnaître. Pour finir, je lance encore une fois un appel : il est urgent d’améliorer les possibilités d’accueil pour les personnes en détresse.


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